Faut-il vraiment lire Joubert ? Il semble que ce soit le destin de Joubert de n’être lu que par quelques élus. Cet auteur n’est qu’un fantôme de l’histoire littéraire, un esprit égaré dans le monde des lettres qui apparaît subrepticement sous des plumes diverses. Personne ne le connaît vraiment et tous semblent l’avoir déjà feuilleté. Il fait partie de ces auteurs dont on a toujours vaguement entendu parler sans prendre la peine d’y aller voir. Pourtant, plusieurs auteurs lui accordent estime et considération. Au Québec, Pierre Vadeboncœur m’a assuré que les Carnets de Joubert ont été son livre de chevet pendant plusieurs années. Jacques Brault a placé une citation de Joubert en exergue de son dernier recueil, L’artisan. Mais au-delà de ces scintillements de présence littéraire, qui est Joubert ?
Il est à la fois très facile et très difficile de répondre à cette question, car de la vie de Joubert, nous ne savons que très peu de choses : qu’il est né en 1754 ; qu’il a connu Diderot sous l’Ancien Régime ; qu’il a vraisemblablement assisté au procès de Louis XVI ; qu’il a été l’amant de la femme de Restif de la Bretonne, mais qu’il s’est aussitôt rangé, se mariant en 1793 ; et qu’il est ensuite entré dans ce que Chateaubriand appelait « la partie fixe de sa vie », période durant laquelle il rédigea presque quotidiennement de petites notes qui deviendront plus tard ses Carnets, qui parlent de tout et de rien, de la politique, de l’époque, des auteurs de son temps et du temps qui passe. Et cela, jusqu’à sa mort (survenue en 1824), qu’il voit venir avec une grande lucidité et dont il note la lente progression en lui dans des descriptions presque cliniques. Mais tout ceci sans qu’aucun achèvement semble possible, car Joubert n’aura jamais écrit de livre, et n’aura terminé aucun de ses projets littéraires. Tout au plus, le XIXe siècle ne connaîtra de lui que les quelques pages publiées par Chateaubriand (avec les soins de Duchesne), qui feront de lui, selon l’image qu’en construit Sainte-Beuve, un moraliste classique, c’est-à-dire un esprit du grand siècle exilé sous Napoléon.
Joubert traverse donc le XIXe siècle comme une sorte de fantôme littéraire qui passe au travers des murs étanches des courants littéraires, apparaissant ici et là sous la plume de Barbey d’Aurevilly, de Baudelaire. Et encore, au XXe siècle, chez Proust, dans À la Recherche du temps perdu : le snob Legrandin brandit les quelques feuillets de Joubert comme le don le plus précieux fait à la littérature française. Ce n’est qu’en 1938, avec l’édition Beaunier, publiée chez Gallimard, que le monde littéraire découvre, tout étonné, un nouveau Joubert, qui n’est presque plus un moraliste et qui est déjà si peu diariste. Sous la plume de George Poulet, Joubert devient « un merveilleux poète de la lumière » et, sous celle de Maurice Blanchot, il se transforme en un écrivain tout ce qu’il y a de plus moderne, aux prises avec l’impossibilité de l’achèvement de la forme et du néant de la chose littéraire — Mallarmé avant Mallarmé donc, et même au-delà. Néanmoins, malgré ces prestigieux articles, l’ombre s’amasse toujours sur le portrait déjà empoussiéré de Joubert, et seules quelques thèses ont à ce jour rendu justice à cet écrivain sans écrits qui rédigeait beaucoup moins qu’il ne méditait par écrit, dessinant et gribouillant ici et là dans des carnets qu’il se faisait personnellement relier avant d’y écrire. De là la presque impossibilité de savoir à quel genre appartient Joubert, et de là, surtout, la difficulté de l’éditer. Les Carnets sont d’ailleurs frappés par un certain flottement éditorial et n’ont vraisemblablement pas fini de migrer : au départ édités comme un simple recueil d’aphorismes, d’apophtegmes ou de je ne sais quoi, les Carnets se sont transformés, au gré des éditions, en un journal intime, puis en carnets d’écrivain. Dans un futur que j’imagine très proche sera publiée l’une des premières éditions dans laquelle sera restitué le mouvement de sa pensée, souvent plus dessiné qu’écrit, mimant la spontanéité de l’idée, mais demeurant néanmoins toujours en suspens, attendant, dirait-on, d’être complété par les générations successives de lecteurs. Par ce dispositif de la page plus pleine de blanc que d’écriture, Joubert a pu, comme le dit Georges Perros, passer les douanes de l’histoire littéraire sans presque montrer ses papiers et ainsi, en se camouflant dans la couleur littéraire du moment, il a pu constituer l’un des plus fameux cas de caméléonisme littéraire post-mortem. Joubert est tout sauf un arriviste, mais son œuvre a la fâcheuse tendance à se mouler aux changements de l’histoire comme si elle était celle d’un très grand stratège littéraire.
D’où la question qui doit fatalement surgir : pourquoi Joubert ? Cette question a pour moi une grande profondeur, au sens spatial du terme, car elle s’enfonce dans des arcanes tout stratifiés, jusqu’au cœur béant de l’interrogation, comme si l’on s’enfonçait dans un puits. De façon superficielle, le livre que j’ai publié sur Joubert s’inscrit très humblement dans la poursuite de la pensée de Maurice Blanchot. À l’époque où je rédigeais ma maîtrise à Lyon, j’ai cru un certain temps, comme quantité de lecteurs de Mallarmé, qu’il n’y avait rien de possible après Mallarmé, que l’autoréférentialité à laquelle le poète avait amené la littérature était sans réplique. Mais par la suite, j’ai découvert Maurice Blanchot et sa façon toute particulière de creuser une même question jusqu’à ce qu’elle disparaisse, jusqu’à ce que, comme il le dit si bien, le ressassement de la vérité devienne la vérité du ressassement. Pendant mes premières années de doctorat, méditant ces fortes paroles, je les ai encore une fois, dans ma grande naïveté, cru indépassables — décidément, c’est une manie. Mais après plusieurs années de lecture de ce grand critique, il m’est bientôt apparu qu’au-delà de Blanchot, il y a les auteurs dont parle Blanchot. Celui-ci a en effet consacré deux articles à Joubert, recueillis dans Le livre à venir. Je crois Blanchot au sens littéral quand il affirme que Joubert est l’un des écrivains du premier XIXe siècle « qui nous est proche, plus proche que les grands noms littéraires dont il fut le contemporain », que ce soit Madame de Staël, Benjamin Constant, Chateaubriand ou encore Fontanes, poète très célèbre de l’époque, devenu grand maître de l’université impériale créée par Napoléon. Ces auteurs, dont les deux derniers ont été de très proches amis de Joubert, parlent à l’histoire, mais l’histoire ne leur rend hommage, bien souvent, que sur le mode d’une mémoire universitaire soucieuse de préserver de l’oubli un certain passé. Or, ce n’est pas le cas de Joubert, qui a été enseveli sous tant d’oubli de son vivant qu’il ne saurait s’agir d’en préserver une quelconque mémoire. Joubert ne parle pas pour la gloire littéraire, ni pour l’histoire ou la mémoire, mais au contraire, il s’adresse à l’oubli lui-même, cherchant à n’écrire, comme il le dit à plusieurs reprises, que « dans le grand livre de la mémoire de Dieu ». « Le ver à soi file ses coques, je file les miennes, et on ne les dévidera pas », notait Joubert dans ses Carnets, comme si le filage ici entrepris ne devait jamais être sorti de l’ombre afin d’être intégré à une quelconque tapisserie céleste. Joubert n’écrit pas non plus pour lui, que ce soit pour se peindre à la façon de Montaigne, ou encore pour favoriser une introspection à la façon d’Amiel. Aucun autoportrait n’entre en jeu dans l’écriture des Carnets, qui cherche plutôt à s’effacer et à amoindrir la présence de l’auteur autant qu’il ne l’est possible afin de se faire transparente. L’opacité de la page doit céder au regard et donner sur le monde, sous peine d’une grande faute morale. Rappelons que Joubert a été désabusé des livres par l’orgie de publications qu’ont occasionnée les Lumières et ses projets encyclopédiques. Un livre, en somme, n’est bon selon lui que pour être oublié.
Les Carnets ne forment en ce sens une œuvre qu’en regard d’un amoindrissement extrême de l’œuvre. On comprendra que, sous cet angle, il n’y a pas urgence d’écrire, ni de publier ou d’entrer dans le concert des voix littéraires de l’époque. De là la suspension joubertienne de la phrase qui n’est pas mise en forme pour toucher quelque chose d’indicible ou encore pour dresser le monument d’une œuvre qui ferait ombrage au monde. C’est dire qu’il n’y a pas de « projet d’écriture » des Carnets. Joubert se questionne d’ailleurs sur le sens de son art et finit par abandonner la question. Si, comme le disaient les existentialistes, c’est par la mise en projet que l’on s’inscrit dans l’histoire, Joubert, écrivain sans projet d’écriture, ne s’inscrit en conséquence dans l’histoire qu’en ne s’y inscrivant pas, et cela signifie, comme sa fortune littéraire le montre, qu’il n’est d’aucune époque, qu’il est de toutes les époques. Joubert n’écrit qu’intransitivement, il n’écrit pas ceci ou cela, mais il écrit, point à la ligne, en laissant à l’histoire le soin de faire varier les objets de son écriture. Joubert est en ce sens notre contemporain par l’aspect intempestif de sa pensée, bien que d’autres en avaient déjà fait leur contemporain après sa mort : c’est le cas du romantisme et du symbolisme (Baudelaire l’estimait), notamment. Ce serait donc la marginalité de Joubert qui l’amènerait jusqu’à nous, à notre époque où toutes les marges sont investies par une recherche sans cesse croissante, jusqu’à saturation bientôt complète. Peut-être redécouvrira-t-on avec Joubert l’identité du centre et de la périphérie, ou encore, l’égale nécessité de l’ombre et de la lumière et, plus encore, leur mutuelle contamination.
Mais si j’approfondis encore ma question (pourquoi Joubert ?), je découvre que, plus encore que pour suivre les méandres de Blanchot, c’est sans doute pour entrer en dialogue avec la pensée de celui qui m’a mis les livres de Blanchot entre les mains que je me suis mis à lire Joubert. Je revois encore cet après-midi très gris dans le bureau d’Yvon Rivard. Dans ce bureau, la lumière artificielle n’entrait pas et, malgré la grisaille, l’espace était tout jaune grâce au reflet de la neige s’étant déposée sur les arbres. Bien calé dans sa chaise et tourné vers la lumière de sa fenêtre, Yvon Rivard, donc, se leva subitement de sa chaise, interrompant la discussion, puis se mis à fouiller dans sa bibliothèque dont lui seul connaissait l’ordre. En déplaçant quelques massifs de livres poussiéreux, il retira de l’arrière-fond deux gros volumes assez jaunis, publiés dans la collection blanche de Gallimard, se rassit et me lut quelques passages pris au hasard : « Ça serait pas mal, une thèse sur lui, non ? » Il importe peu que, dans les jours suivants, en parlant de cette scène à quelques amis, je découvre que Rivard avait monté la même mise en scène pour plusieurs d’entre eux (« enseigner, c’est répéter » dit Joubert, et c’est même, dit-il, « apprendre deux fois ») : pour l’essentiel, j’étais convaincu, Joubert était un méconnu auquel il fallait rendre justice, un véritable écrivain sans écrits s’étant coltiné toute sa vie avec la possibilité de ne pas écrire. Mais plus je méditais sur les cours de Rivard, et plus je lisais ses essais et ses romans, plus je découvrais qu’au fond, ce battement entre écrire et ne pas écrire était le propre de la pensée romanesque, ou du moins, d’une pensée qui se voit projetée du monde de l’essence vers celui de l’existence par la découverte du temps. Écrire, ce serait enclore l’essence dans ce que Paul Valéry appelait une parenthèse dans le monde, c’est-à-dire cette parenthèse ouverte et refermée sur elle-même qu’on appelle un livre. Mais ne pas écrire, ce serait au contraire laisser se contaminer le monde de la vie et celui du livre, laissant le livre ouvert à toutes les expériences de ce que Jacques Rancière a nommé le Livre de Vie, qui constitue une tentative de dépassement du langage par lui-même et vers le monde. Cela, donc, formerait le cœur battant de la pensée romanesque : en n’écrivant pas, Joubert aurait été un authentique romancier. Seulement, Joubert n’a pas écrit de romans, ou si peu qu’il est presque dérisoire de le mentionner. Joubert ne serait donc romancier que sans l’être, au sens où sa pensée aurait été si rabattue, du retour qu’il effectue sans cesse dans le monde des essences, clos sur lui-même, vers le monde de l’existence, monde tellement ouvert, fragmenté, dispersé et sans fondements, que Joubert aurait été incapable de réunir tout cela en un seul véritable livre.
Il y aurait donc deux versants dans la pensée de Joubert. D’abord, celle qui glisse comme d’elle-même vers ce que j’appelle l’essence et que je comprends comme l’objet d’un désir d’une fixité immuable. Chez Joubert, l’essence se retrouve principalement dans l’attachement à l’Antiquité, à la Monarchie et à la religion, qu’il désirait sans transformation aucune et parfaitement identiques à elles-mêmes à travers les âges. Sur ce versant, la pensée de Joubert se replie dans un retour absolu, dans une rotondité du même niant les différences de l’histoire. Mais il y a aussi l’autre versant de la pensée de Joubert, moins évident, mais tout de même présent, qui le pousse à dévaler la pente du retour de la pensée sur elle-même pour découvrir au détour que le point du retour s’est perdu en chemin. C’est ici que Joubert se confronte directement à la pensée romanesque, au désir d’écrire un livre qui rejoindrait parfaitement le monde par-delà le langage. C’est aussi sur ce versant qu’il découvre l’impossibilité de s’ajointer au roman et qu’il traverse l’ère romanesque du monde de la prose dont a parlé Hegel en se retranchant de toutes formes de continuité narrative pour se mettre à écrire, bien malgré lui, en fragments. Il accomplit ce faisant le programme même du roman sans pour autant en emprunter le chemin. Au-delà du relativisme de la polyphonie romanesque, qui empêche la conscience d’adhérer à quelque vérité que ce soit et de suspendre son jugement, Joubert se découvre épris de ce qu’il appelle « une pure énergie de consentement » à laquelle l’amène l’état de fatigue qu’il éprouve de plus en plus en vieillissant, en se sachant chaque jour plus mortel et plus prêt à recevoir la grande pauvreté de la mort qu’a célébrée Rilke.
Toutefois, en posant cette antinomie entre le retour et le détour, je découvre qu’elle recouvre une question historique : celle de l’avènement de la modernité, à laquelle Joubert a assisté. Il a porté témoignage de toute la violence révolutionnaire nécessaire au rapatriement du déterminisme sur terre au cœur du projet des Lumières, projet auquel il s’est opposé avec une violence qui n’a eu pour toute expression que son mutisme prophétique. Joubert est en ce sens un témoin essentiel de la chute d’un monde articulé par une tradition dans laquelle on vit comme on respire et qui passe inaperçue parce qu’elle va de soi. La ruine de cet édifice antique pousse le sujet moderne à s’individualiser (selon un mot que l’on invente à cette époque) et à vivre son rapport au temps dans la dispersion la plus complète. C’est à travers le dallage fracturé de cette grande route que seraient nées les petites pousses sauvages et impossibles à répertorier dans aucun traité des herbes vivaces du roman. Et c’est en suivant ces routes qui se perdent que Joubert se serait enfoncé dans un détour multiplié jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de retour possible, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il ne soit plus question d’écrire quelque livre que ce soit, essai ou roman. Les Carnets chercheraient donc à se mouler au noyau dur de la pensée romanesque, sans pour autant verser dans le roman. Et la fatigue de Joubert serait autant une fatigue de l’écriture du roman qu’une fatigue proprement romanesque, c’est-à-dire un état d’épuisement par lequel notre mortalité nous apparaît soudain sans masque et par lequel toute forme d’essence se voit projetée dans l’existence la plus déliée qui soit. De là une grande attention portée par Joubert à la vieillesse, cette deuxième enfance, ou encore à ce qu’il advient d’un être lorsque cesse en lui le désir.
Mais je me dois d’approfondir jusqu’au bout cette question lancinante (pourquoi Joubert ?), qui me ramène beaucoup plus loin en arrière, à l’époque de mon enfance. Rassurez-vous, je ne ferai pas ma psychanalyse, mais vous parlerai plus simplement de ce moment auquel me porte la méditation de Joubert : j’ai peut-être une dizaine d’années, la lumière est réfractée sur les vagues du lac où mon père m’apprend à conduire un voilier. Il n’y a que de faibles brises et la voile du foc ondule sans se gonfler vraiment et je m’ennuie à mourir parce que je voudrais que le voilier s’envole avec des bourrasques que j’imagine déjà entendre au loin. Mais comme les coups de vent n’arrivent pas, je m’agite sur place, comme pour faire avancer le bateau en lui donnant des élans de tout mon corps, et je souffle même dans la voile, sans me douter que cela ne me fera pas avancer d’un moindre centimètre. Dérangé, mon père intervient pour me calmer et m’apprend que tout ce que je fais là est inutile et que de toute façon, je n’ai pas à souhaiter une grande bourrasque, car, dit-il, « c’est par petit vent qu’on reconnaît les bons navigateurs ». Il a prononcé cette phrase avec une distinction anormale des syllabes, tellement que j’en suis resté saisi, comme lorsque l’on sait, tout enfant, que nous assistons à une leçon de choses du genre « sermon sur la Montagne » sans trop savoir ce que cela peut bien signifier. J’aurais voulu répondre « ben non, papa, c’est pas vrai, c’est quand un capitaine brave les ouragans et réussit à ramener le bateau au port en pleine tempête qu’on voit s’il est un bon navigateur », mais je n’ai rien répondu. Je crois comprendre que je lui donne aujourd’hui raison, car en lisant Joubert, il me semble avoir découvert que c’est lorsque l’inspiration semble à peine souffler qu’elle atteint son paroxysme.
ÉTIENNE BEAULIEU
NOTES
Étienne Beaulieu est professeur à l'Université du Manitoba. Il est l’auteur d’un essai, Sang et lumière. La communauté du sacré dans le cinéma québécois, paru aux éditions L'instant même (2008) et d’une thèse, La fatigue romanesque de Joseph Joubert (1754-1824), publiée aux Presses de l’Université Laval (2007). Il a en outre cofondé les cahiers littéraires ContreJour.
Extraits de Joseph Joubert
Carnets et Correspondance
Je me suis, comme un autre, longtemps et aussi péniblement, aussi douloureusement et aussi inutilement que qui que ce soit, occupé du monde politique ; mais j’ai découvert à la fin que pour conserver un peu de bon sens, un peu de justice habituelle, un peu de bonté d’âme et de droiture de jugement, il fallait en détourner entièrement son attention et le laisser aller comme il plaira à Dieu et à ses lieutenants sur la terre. Je ne lis donc plus aucun journal1.
Platon. Il y a dans cet homme une lumière qui est toujours prête à se montrer et qui ne se montre jamais. On la voit dans ses veines comme dans celles d’un caillou. Il faudroit frotter ses pensées et les heurter pour l’en faire jaillir. Il amoncèle des nuées qui recèlent un feu céleste. Ce feu céleste attend le choc2.
L’espace est le chemin des âmes séparées des corps. Elles passent par lui pour arriver à l’infini. Cette route est toujours suivie, à chaque heure, à chaque minute, à chaque instant. Et à chaque millionième partie de chaque instant, quelque âme se détache de quelque corps et va se rendre à sa nouvelle destination3.
Et si nous n’étions pour les dieux qu’un spectacle, encore notre confiance en eux, nos vœux, nos prières, notre espérance seroient-elles propres à leur plaire. Ils nous aimeroient pour ces pieuses illusions ; et si ces illusions devoient d’ailleurs être trompées, elles n’en seroient pas moins le charme le plus propre à rendre heureuse notre vie4.
Je voudrois que les pensées se succédassent dans un livre comme les astres dans le ciel, avec ordre, avec harmonie, mais à l’aise et sans intervalles, sans se toucher, sans se confondre ; et non pas pourtant sans se suivre, sans s’accrocher, sans s’assortir. Oui, je voudrois qu’elles roulassent sans s’accrocher et se tenir, en sorte que chacune d’elles pût subsister indépendante5.
Ce qui est si achevé, si exact par l’expression et, en un mot, si parfait a une espèce de forme tellement déterminée et solide que l’imagination du lecteur, qui n’a rien à y faire et à y influer, ne s’y ouvre point comme la mémoire pour se l’approprier et le retenir. On laisse ce mémoire devant soi, pour l’admirer, mais hors de soi. On en est frappé et non pénétré. Il n’y a rien là de fluide ou de moëlleux, à moins que la pensée n’ait par elle-même une telle æthéréité qu’elle en dématérialise la parole6.
Je me définis, en secret et hautement, mais en conscience « une intelligence mal servie par ses organes ». Je me console et m’absous de ma nullité en reconnaissant que, pour se punir sans doute de n’avoir pas fait un assez digne usage de toute la bonté qu’il avait mise en moi, ou par quelque autre disposition de son adorable Providence, il a plu au Ciel de me remplir « de puissances et d’impossibilités » et d’opposer sans cesse une impossibilité à chacune de mes puissances7.
La vieillesse établit entre nos sens et toutes nos perceptions… de la distance, un intervalle et une séparation où tout passe, se calme, se ralentit, se tranquilise et dépose son propre excès. Elle ourdit pour nous une trame, à cette époque de la vie. Elle nous file une clôture. Elle isole notre existence, en fait une sphère à part. Elle en ouate les remparts, elle en accroît la solitude, le mystère et la sûreté, et nous rend inaccessibles à toute atteinte immédiate par etc.8
La vieillesse sert à nous mesurer la pensée, etc. Elle arrête à notre surface les inutiles… Elle en amoindrit la puissance ; elle en rend doux et modéré le mouvement indispensable qui met en jeu la volonté. Elle épure toutes les causes de nos déterminations. Passions, sentimens ; plaisir, bonheur. Et y transmet le sentiment d’une félicité paisible, comme l’air transmet la lumière, comme l’œil transmet la clarté. […] Elle entretient dans notre esprit une pureté continuë, cette qualité sans laquelle rien ne prend ses accroissemens ou n’acquiert sa perfection. […] Et y transmet le mouvement en gardant l’immobilité9.
Songe des constellations qui se retiroient du ciel et se couchoient l’une après l’autre au lever du soleil. Beauté du temps. Magnificience de ce spectacle. Parmi les constellations, les unes se couchoient au midi et les autres au nord10.
Joseph Joubert, Carnets, Paris, Gallimard, 1994; Correspondance générale (1774-1824), tomes I, II et III, Paris, William Blake & co., 1996.
1 Correspondance, III, p. 42.
2 Carnets, II, p. 352.
3 Ibid., I, p. 181.
4 Ibid., II, p. 422.
5 Ibid., I, p. 375.
6 Ibid., I, p. 291.
7 Correspondance, III, p. 52.
8 Carnets, I, p. 500.
9 Ibid., I, pp. 502-503.
10 Ibid., II, p. 163.