À mon avis, le débat qui oppose nation au sens ethnique et nation au sens civique n’apporte pas une contribution significative aux discussions qui animent les souverainistes. Il s’agit de deux concepts différents : l’un fait appel à l’histoire et à la sociologie, l’autre au droit et à la science politique. Prétendre que les tenants du premier regardent vers le passé tandis et que les tenants du second regardent vers l’avenir relève du sophisme et me paraît réducteur. En réalité, les partisans de ces deux notions projettent vers l’avenir, les uns à partir d’une réalité sociale historiquement construite, les autres à partir d’une réalité démographique inscrite dans un cadre institutionnel.
Pour plus de clarté et afin d’éviter les malentendus et les querelles stériles, je préfère retenir la nation et son caractère ethnique, à ne pas confondre, il est parfois nécessaire de le rappeler, avec la nation au sens biologique, fondée sur les liens du sang et issue d’une origine commune, conception en vigueur chez certains peuples autochtones du Québec et d’ailleurs. Dans cette optique, la nation québécoise regroupe les descendants des Canadiens de la Nouvelle-France auxquels se sont intégrés les descendants des mercenaires allemands installés ici à la fin du 18e siècle à la suite de leurs démobilisations de l’armée britannique, ceux des Irlandais immigrés au milieu du XIXe siècle, ceux des Italiens de la première immigration, au début du XXe siècle ; se sont ajoutés depuis un certain nombre d’immigrants venus d’un peu partout et leurs enfants nés ici.
Quant à la nation au sens civique, je lui préfère le concept de société civile qui englobe l’ensemble des citoyens qui vivent à l’intérieur des frontières d’un territoire donné, en l’occurrence le Québec, et participent aux institutions communes qui les régissent, en particulier aux institutions de l’État. Ainsi, en démocratie, tout projet politique s’adresse à la société civile qui, outre la majorité nationale, peut comprendre une ou plusieurs minorités. C’est le cas, par exemple, de la Roumanie où la société civile regroupe la majorité nationale et deux minorités, l’une hongroise et l’autre tsigane ; ou encore, de l’Espagne avec ses minorités basque, catalane et galicienne.
Dans cette perspective au Québec tout projet politique s’adresse à la société civile, mais ne saurait s’expliquer, encore moins se défendre, sans la présence d’une majorité nationale consciente de son identité, de son unité et de son désir de durée et d’épanouissement.
Pour illustrer mon propos, je parlerai de Louis-Joseph Papineau, d’Honoré Mercier et de René Lévesque dont les projets politiques se voulaient une réponse aux aspirations de la majorité nationale tout en s’adressant à la société civile dans son ensemble.
Ces trois hommes dissemblables, issus de milieux différents, ayant vécu à des époques éloignées l’une de l’autre, qu’ont-ils en commun ? D’avoir été des personnalités charismatiques qui ont marqué leur société. D’avoir été des orateurs qui mobilisaient les foules. D’avoir été des chefs de partis politiques qui se voulaient rassembleurs. D’avoir navigué entre leur droite et leur gauche pour maintenir la cohésion sociale. D’avoir élaboré un projet national et présenté un programme de réformes. D’avoir tendu la main à la minorité anglophone.
Aucun des trois n’était doctrinaire ; c’étaient des hommes pragmatiques.
Certes, si Mercier et Lévesque ont été chefs de gouvernement, ce ne fut pas le cas de Papineau dans ce Bas-Canada où les ministres n’étaient pas choisis parmi les députés élus ; mais Papineau dirigeait la majorité parlementaire de la Chambre d’assemblée et, à ce titre, il était responsable de l’élaboration des mesures législatives.
Ces trois hommes ont développé un projet politique qui s’adressait à la société civile, c’est-à-dire à la totalité des citoyens qui vivaient à l’intérieur des frontières du territoire.
LOUIS-JOSEPH PAPINEAU, LES CANADIENS ET LE PROJET RÉFORMISTE
Le cœur du programme politique mis de l’avant par Papineau vise la démocratisation des institutions du Bas-Canada, notamment par l’établissement d’un gouvernement représentatif de la société et dont les membres, tout en étant nommés par le gouverneur, rendraient des comptes à la chambre basse, la Chambre d’assemblée. Quant à la chambre haute, le Conseil législatif, ses membres seraient élus par la population dans le cadre d’un suffrage censitaire. Le contrôle budgétaire serait la responsabilité exclusive de la Chambre d’assemblée.
Au sujet du statut du Bas-Canada, Papineau n’écarte pas la rupture du lien colonial et une déclaration de son indépendance par la proclamation de la République. Mais, pour lui, cet objectif demeure à moyen terme ; l’urgence est la réforme des institutions de la colonie. Autrement dit, l’indépendance si nécessaire, mais pas nécessairement l’indépendance.
Il prône aussi la création de municipalités responsables des affaires locales et de la sécurité publique, soit la milice et les juges de paix. Enfin, il préconise l’autonomie du pouvoir judiciaire avec l’indépendance des juges, qui ne pourraient être membres du pouvoir exécutif et des chambres législatives.
À ces mesures d’ordre constitutionnel s’ajoute un train de réformes de nature économique dans les domaines agricole, industriel et commercial et de nature socio-culturelle dans les domaines de l’éducation et de la santé.
Papineau est le leader incontesté du Parti patriote qui réunit ses partisans au sein de la population, s’appuie sur des cadres locaux et régionaux et constitue une majorité parlementaire plus ou moins stable. Ce parti préfigure les partis politiques de la seconde moitié du XXe siècle. Son organisation, avec ses structures de paroisses et de comtés, son comité central qui comprend des députés et des non-élus, favorise la participation des citoyens, leur mobilisation et leur encadrement. À Québec et à Montréal, des journaux assurent la diffusion de son programme et rapportent les délibérations de ses instances.
Ce modèle précurseur ne survivra pas à l’échec de 1837. On sait que ses ailes modérée et radicale donneront naissance au Parti réformiste, avec à sa droite le Parti bleu, conservateur, et à sa gauche le Parti rouge, républicain.
Si le Parti patriote s’appuyait essentiellement sur la majorité canadienne d’origine française, il était ouvert aux ressortissants d’origine britannique, Irlandais, Écossais et Anglais, comme en fait foi l’élection générale de 1834 où il a fait élire 77 députés sur les 88 de la Chambre d’assemblée. Parmi ces 77 élus, 11 étaient d’origine britannique, soit 15 %.
À l’époque de Papineau, le concept de nation commence à peine à germer et le principe des nationalités demeure à venir. Il est prématuré de parler de libération nationale, bien que cet anachronisme permette d’expliquer sa démarche politique.
Papineau parle volontiers du peuple canadien, et ce peuple, il le répétera souvent, comprend les ressortissants du Bas-Canada, de «toutes les classes de ses habitants, sans distinction d’origine, ni de croyance». En sont exclus toutefois les représentants du pouvoir colonial : les cadres de l’État et les membres de l’oligarchie financière et marchande, tous ces gens malveillants venus de Grande-Bretagne opprimer les Canadiens et servir leurs intérêts personnels.
Néanmoins, à ses yeux, il importe de protéger et de maintenir «la religion, la langue, les habitudes, les mœurs et les usages de la grande majorité de ses habitants», d’assurer le maintien de «ses lois civiles [droit français] et ecclésiastiques [droit canon]», de sauvegarder «ses établissements d’enseignement et de charité».
Bref, le projet politique que Papineau proposait à la société civile était de nature inclusive, mais s’appuyait sur les aspirations de la majorité nationale.
HONORÉ MERCIER, LES CANADIENS FRANÇAIS ET LE PROJET AUTONOMISTE
Le 7 avril 1884, alors chef de l’opposition, Mercier présente à l’Assemblée législative deux résolutions, l’une visant à soutenir le respect de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, qui consacre l’autonomie des provinces, l’autre à dénoncer les empiètements du Parlement fédéral. Suit un long discours truffé de citations cherchant à étayer le bien-fondé de ses résolutions.
Devenu premier ministre, il reprendra régulièrement ce thème au cœur de sa pensée et de son action, le droit pour le Québec d’être souverain dans ses lcompétences et de se gouverner par ses propres lois. Ainsi, le 26 janvier 1887, à l’hôtel Clarendon de Québec, il annonce ses couleurs :
La bonne cause, c’est la cause de la patrie, c’est la cause de l’autonomie provinciale, c’est la cause de ceux qui veulent que la province de Québec ne soit pas une province servile, qu’elle se gouverne elle-même, d’après la volonté de ses habitants. […] Nous prétendons être maître de nos destinées.
À l’ouverture de la session en mars de la même année, il précise que son gouvernement est «un gouvernement national» qui représente «les idées de ceux qui veulent un changement pour le mieux». On sait que la défense de l’autonomie provinciale sera reprise par la suite, mais dans une version édulcorée, défensive, voire velléitaire ; il faudra attendre Jean Lesage pour que l’affirmation nationale se manifeste de nouveau avec vigueur et succès.
Le projet autonomiste de Mercier se traduit par l’intervention de l’État dans les domaines que lui réserve la constitution, en particulier ceux de l’éducation et de la culture, mais aussi dans les domaines économiques et sociaux. Loin d’effectuer un repli sur les seules affaires intérieures, il témoigne au contraire d’une attitude d’ouverture sur les affaires extérieures, notamment en France et aux Etats-Unis, au point d’être accusé d’agir comme un chef d’État indépendant.
Pour parvenir à ses fins, Mercier a mis sur pied le Parti national, une coalition de libéraux modérés, de libéraux radicaux, de conservateurs modérés et de conservateurs ultramontains. L’idée de grouper au sein d’un seul mouvement des patriotes de toutes allégeances n’est pas nouvelle. La première tentative remonte à 1872. C’est l’exécution de Louis Riel qui, en suscitant un fort sentiment nationaliste au Québec, a permis à Mercier, nouveau chef du Parti libéral, de créer le Parti national et de prendre le pouvoir en 1886, puis en 1890.
Pour Honoré Mercier, il est clair et sans ambigüité que la nation regroupeles Canadiens français, tous les Canadiens français du Québec, du Canada et des États-Unis. Le Québec constitue leur État national, leur foyer national écrira plus tard Lionel Groulx.
À Saint-Hyacinthe, le 16 juin 1887, il parle une fois de plus de gouvernement national :
National dans sa conception, national dans sa naissance, ce gouvernement devait être national dans les éléments de son organisme, dans l’affirmation de ses idées et de ses aspirations. […] Je m’empresse d’ajouter qu’il doit rester national ; c’est notre intention et notre devoir de lui garder ce caractère qui fait sa force […].
Mais il précise :
Le Parti national respectera et fera respecter les droits de la minorité protestante de cette province. Nous désirons vivre en paix avec toutes les races, toutes les croyances. Nous accorderons justice à tous, même à ceux qui refuseraient de nous rendre la pareille.
Malgré l’hostilité de toute la presse anglophone, y compris les journaux de tendance libérale, le Parti national présente plusieurs candidats d’origine anglaise, écossaise et irlandaise, dont ceux élus représenteront environ 15 % des députés du Parti. Le tiers des ministres de son gouvernement seront des anglophones.
Lorsque Mercier sera évincé du pouvoir en 1891, le Parti national, déjà amputé de plusieurs de ses éléments conservateurs, disparaîtra au profit d’un Parti libéral reconstitué.
Concluons que le projet politique de Mercier se portait à la défense et la promotion des intérêts de la majorité nationale tout en s’adressant à tous les membres de la société civile.
RENÉ LEVESQUE, LES QUÉBÉCOIS ET LE PROJET SOUVERAINISTE
Le projet souverainiste défendu par Lévesque est bien connu. Le livre blanc intitulé La nouvelle entente Québec-Canada et la question référendaire du 20 mai 1980 apportent des précisions qui se résument ainsi :
La souveraineté, c’est le pouvoir de lever tous les impôts et de faire toutes ses lois, de contrôler tout son système judiciaire, de règlementer sa citoyenneté et l’immigration, de protéger l’intégrité du territoire et d’assumer pleinement ses relations extérieures.
L’association, c’est un traité international entre le Québec et le Canada qui maintiendra l’espace économique canadien actuel et son union monétaire, préservera la libre circulation des personnes et des biens et établira des institutions communautaires entre les deux pays.
Avant l’accession à la souveraineté, le programme politique de Lévesque vise à occuper tous les champs des compétences que l’Acte de l’Amérique du Nord britannique réserve au Québec et à apporter les réformes jugées essentielles dans les domaines culturels, sociaux et économiques. En ce sens, il s’inscrit dans la continuité de l’affirmation nationale de Mercier, reprise par Jean Lesage, Daniel Johnson et Robert Bourassa.
L’instrument politique pour réaliser ce programme est le Parti québécois né de la fusion du Mouvement souveraineté-association et du Ralliement national et de l’adhésion des membres du Rassemblement pour l’indépendance nationale dissous après la fondation du nouveau parti. Le choix de ce nom aura toujours été problématique et Lévesque, qui lui aurait préféré Parti souverainiste ou quelque chose d’apparentée, n’a jamais été à l’aise avec cette appellation à connotation ethnocentriste et qu’il jugeait présomptueuse.
Pour Lévesque, les Québécois forment une nation, c’est-à-dire
un peuple qui a une histoire commune, une langue commune, une sorte de sentiment communautaire commun d’être une entité qui veut vivre ensemble
tel qu’il le précise dans une entrevue accordée le 27 février 1975 à Greg-Michael Troy, directeur du journal étudiant de l’Université de Toronto, ajoutant qu’en anglais le mot nation renvoie essentiellement à l’État.
Dans Option Québec, qui s’ouvre par ces mots : «Nous sommes des Québécois.», il explique :
Être nous-mêmes, c’est essentiellement de maintenir et de développer une personnalité qui dure depuis trois siècles et demi.
Nous sommes […] les héritiers de cette fantastique aventure que fut une Amérique d’abord presque entièrement française et, plus encore, de l’obstination collective qui a permis d’en conserver vivante cette partie qu’on appelle le Québec.
Il nous est vital d’assurer […] la sécurité de notre “personnalité” collective. C’est là le trait distinctif de la nation, de cette majorité que nous formons dans le Québec.
Mais, le 23 mars 1980, à l’approche du référendum, Lévesque effectue un glissement sémantique, devant un autre auditoire anglophone :
«Québécois» [«Quebecer» dans le texte original] est un nom qui, pour nous, unit tous ceux qui sont nés au Québec ou y vivent et il relie leurs diversités linguistiques, ethniques, culturelles, religieuses, géographiques et autres. C’est la marque d’appartenance à un peuple et à une terre et l’usage du mot «Quebecer» ou «Québécois», deux mots équivalents, n’est d’aucune façon la propriété exclusive d’un seul groupe, encore moins d’un seul parti.
Mais le Parti québécois de Lévesque, contrairement au Parti patriote de Papineau et au Parti national de Mercier, ne parviendra guère à attirer dans ses rangs des candidats de la minorité anglophone, encore moins d’en faire élire. En 1981, parmi les 80 élus dans une Assemblée nationale de 122 députés, on ne compte que deux anglophones dont l’un a accédé au conseil des ministres.
Le décès de René Lévesque n’a pas entraîné la disparition du Parti québécois et l’abandon du projet souverainiste. Cependant, des conceptions divergentes concernant les objectifs à poursuivre et les moyens à retenir ont secoué régulièrement les instances du parti ; je ne juge pas utile d’en traiter dans ce article, étant donné son sujet.
Par contre, j’estime nécessaire de préciser que le projet souverainiste, tout en s‘adressant à la société civile, trouve sa source au sein de la majorité nationale.
***
J’ai tenté dans ce court essai de mettre en lumière, à travers l’engagement de trois ténors de notre histoire, que tout projet politique proposé à la société civile du Québec ne pouvait se réduire à rassembler des citoyens de toutes origines ; ni faire abstraction d’une continuité temporelle et territoriale incarnée par sa majorité nationale ; ni faire abstraction de la présence des minorités autochtones et anglo-canadienne qui ont des attentes et des aspirations qui leur sont propres et qui peuvent entrer en conflit avec celles de la majorité.
Je sais qu’assumer cette réalité n’empêchera pas certains dérapages de ceux qui incriminent le projet souverainiste d’une orientation ethnocentriste ou de ceux qui manifestent une hostilité affligeante à l’endroit des minorités de souche et des communautés d’origine étrangère récente.
Il ne faudrait pas encourager de telles dérives par un débat somme toute factice au sein du mouvement souverainiste.
Philippe BERNARD*
*Philippe Bernard est titulaire d’une maîtrise en science politique. Il est président du Mouvement démocratie et souveraineté, groupe de réflexion et de discussion. Il a par ailleurs publié, entre autres, aux Éditions du Septentrion : Amury Girod. Un Suisse chez les Patriotes du Bas-Canada.