Gaffe après gaffe, Mitt Romney discrédite sa candidature à la présidence américaine. L’homme n’a manifestement pas la stature présidentielle et n’est probablement pas le candidat dont le Parti républicain avait besoin pour revenir à la Maison-Blanche. Ses multiples revirements laissent moins deviner une indispensable souplesse politique qu’un consentement aux contorsions idéologiques les plus acrobatiques pour mobiliser un parti reposant sur une base militante exagérément idéologisée. Sa victoire n’est pas exclue – elle est de plus en plus improbable. Alors que l’opinion américaine se montrait assez sévère envers Barack Obama, elle se retourne actuellement en sa faveur, au grand soulagement des médias occidentaux, massivement ralliés au président actuel. Un peu partout, on s’entend pour s’apeurer du Parti républicain. D’autant plus qu’on présente souvent la société américaine comme prise entre deux forces radicalement distinctes, celles du bien progressiste, celle du mal conservateur. La gauche contre la droite s’y affronteraient en format géant. L’hésitation ne serait pas vraiment possible entre ces deux partis.
Je n’entends d’aucune manière plaider ici pour le GOP. Mais nuancer et modérer l’image qu’on s’en fait. Ne serait-ce que pour mieux comprendre la dynamique politique américaine et les raisons qui amènent d’une fois à l’autre près de 50 % des Américains à le soutenir. Surtout, j’entends faire la genèse de la dérive républicaine. Car si le Parti républicain semble aujourd’hui prisonnier d’un étrange triangle idéologique, balisé par la droite religieuse, le néoconservatisme et la « corporate right », il n’en a pas toujours été ainsi. Et nul besoin de retourner à Abraham Lincoln pour trouver une grande présidence républicaine. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, Dwight Eisenhower, Richard Nixon, Ronald Reagan et George Bush père ont chacun à leur manière fait honneur à leur parti et bien servi l’Amérique. Il faut donc retrouver le point d’origine de l’actuelle dérive en revenant, ce sera la piste que je suivrai, sur sa sortie ratée de la Guerre froide, en m’intéressant 1) notamment à la conversion de l’anticommunisme à la « guerre culturelle » 2) à la redéfinition du rôle de l’Amérique comme superpuissance 3) et à la mutation idéologique de la vision républicaine du capitalisme.
Comment sortir de la guerre froide?
Il faut retourner aux années 1950 pour découvrir les « premières traces » du conservatisme « moderne ». Il y a, on le sait, différentes tendances qui se rassemblent au sein de la droite américaine. La question se pose alors simplement : comment faire travailler ensemble des sensibilités aussi distinctes que la droite libertarienne et les traditionalistes – la question se complexifiera au fil des ans avec l’ajout de nouvelles familles à intégrer dans le grand équilibre républicain (les néoconservateurs, la droite religieuse, la new right populiste, et des sensibilités aussi disparates que celle du républicanisme de la côte est, celui du Texas ou celui du « heartland »)? La droite des années 1950, celle refondée par William Buckley, misera sur ce qu’un de ses collègues appellera le « fusionnisme » - il fallait maximiser la liberté économique de l’individu tout en misant sur la morale traditionnelle pour civiliser ses comportements. J’ajoute qu’au milieu des années 1950, il serait abusif de recouper le mouvement conservateur naissant et le Parti républicain, qui ne lui est pas subordonné. Ce n’est qu’en 1964, avec la nomination de Barry Goldwater comme candidat à la présidentielle (le tout virera au bide électoral) que le « mouvement conservateur » s’empare du Parti républicain.
Mais il y a aussi une question de contexte. C’est en bonne partie sur fond de Guerre froide que la droite américaine se réinventera. Ainsi, c’est dans l’anticommunisme que la droite américaine trouvera son point de ralliement. Ce mouvement sera visible dès 1952, avec la nomination à l’investiture républicaine de Dwight Eisenhower, qui se présentait comme le futur leader du monde libre (donc qui assumait la responsabilité globale des États-Unis), contre Robert Taft, qui cherchait à sa manière à perpétuer la tradition isolationniste du GOP. À partir de ce moment, la lutte au communisme et la préservation de l’hégémonie américaine dans le camp démocratique contre l’impérialisme communiste s’imposeront peu à peu comme la marque distinctive du Parti républicain, même si ce thème sera évidemment joué avec quelques variations selon la sensibilité des différents leaders républicains (et même si en 1960, John Fitzgerald Kennedy le reprendra à son côté, tout comme Lyndon B. Johnson – on trouvera toujours au sein du Parti démocrate une aile « faucon » dans la lutte au communisme, que l’on associera aux Scoop Jackson Democrats, du nom de cette figure historique de l’anticommunisme démocrate pendant la Guerre froide).
Je ne m’aventure pas dans l’histoire détaillée du GOP et du mouvement conservateur pendant la Guerre froide, pour sauter tout de suite à la conclusion : la disparition de l’Union soviétique plaçait la droite dans l’embarras. Avec la fin de la Guerre froide, la droite américaine perdait d’un coup son meilleur ennemi, celui qui permettait d’unifier les tendances du GOP. Elle perdait ce par quoi elle se définissait. Elle voyait d’un coup se terminer sa croisade (absolument indispensable, d’ailleurs) contre le communisme totalitaire. L’effondrement de l’Union soviétique ne bouleversait pas seulement la donne politique internationale, mais la donne politique américaine – et plus largement, celle des autres pays occidentaux. Quel serait le nouveau front politique à ouvrir pour réinventer la droite américaine? Comment lui redonner un programme positif, pour éviter qu’elle n’ait qu’à gérer une victoire ennuyante? Y avait-il de nouvelles lignes de clivage politique appelées à se manifester, à partir desquelles les acteurs politiques redéfiniraient leurs positions?
Émergence de la guerre culturelle
La réponse viendra rapidement : la « guerre culturelle » représentait le nouvel affrontement politique. C’est à travers elle que la droite américaine cherchera à se réinventer. L’intuition n’était pas nécessairement mauvaise – même si la formule était exagérément polémique et guerrière. À partir des années 1980, dans toutes les démocraties occidentales, l’horizon d’une révolution socialiste se bouche définitivement. Il n’y a plus que les sectes prolétariennes pour y croire encore. La gauche elle-même s’engage sur une nouvelle voie et passa de la critique du capitalisme à la critique de la « civilisation occidentale » - on l’avait vu dès l’élection de 1972, aux États-Unis, lorsque George McGovern deviendra le candidat démocrate, et on le verra au début des années 1980 en Europe, avec la conversion du socialisme européen au multiculturalisme. De l’égalitarisme économique, la gauche passait à l’égalitarisme culturel et identitaire. Elle sacrifie l’ouvrier pour le marginal (l’ouvrier ira d’ailleurs se réfugier la plupart du temps dans les partis populistes et, aux États-Unis, au parti républicain, un phénomène qui continue de laisser perplexe une partie de la gauche démocrate qui ne prend pas au sérieux le conservatisme culturel ou social des classes populaires).
La première génération néoconservatrice, celle associée à Irving Kristol, l’avait d’ailleurs suggéré : elle venait de gauche et avait migré vers la droite parce qu’elle croyait que les questions culturelles et sociales se substitueraient peu à peu aux questions économiques dans une société généralement ralliée à l’économie de marché. Le néoconservatisme de première génération représentait, avec toutes les nuances qui s’imposent, une forme de social-démocratie culturellement conservatrice (les néoconservateurs se rallieront ensuite à l’économie de marché de manière « décomplexée », sans jamais le faire avec le zèle idéologique des libertariens et de la vieille droite anti-New Deal). De nouvelles lignes de fractures politiques émergent. On connait celles liées à la « question nationale » et au régime démocratique: émergence du multiculturalisme, querelle autour de l’immigration, polémique quant à la définition de la citoyenneté, controverse autour de la judiciarisation du politique. Elles touchaient finalement à la mutation de la démocratie sous la pression transformatrice du changement de valeurs porté par la dynamique des radical sixties. On en connait d’autres : les questions bioéthiques, celles liées à la redéfinition du mariage et de la famille. Elles touchaient à la moralité.
Mais tout cela tournera mal aux États-Unis. À partir des années 1990, cette bataille sera portée (et même définie) par la droite religieuse, dans un contexte marqué par les « scandales sexuels » de la présidence Clinton. Le mouvement évangélique, que l’on peut associer à une forme de contre-contre-culture chrétienne (dont le christian rock qui a traversé les frontières est probablement la plus caricaturale) jouera un rôle de plus en plus pesant dans la base républicaine. Les nouvelles questions culturelles et sociales étaient frappées d’un réductionnisme moralisateur qui n’était pas sans fournir un nouvel habillage idéologique au vieux fond puritain du pays, désormais porté par un souffle messianique et évangélisateur. La fixation maladive du GOP sur la question de l’avortement, devenue le symbole de l’emprise de la droite religieuse sur le parti, s’inscrit dans une crispation plus large liée aux questions de morale sexuelle. Du point de vue de la droite religieuse, l’investissement dans les affaires publiques suppose une vie privée absolument vertueuse, ou même aseptisée. Cette rigidité étrange mène souvent aux fameux scandales sexuels – un politicien faisant carrière sur la pureté morale se retrouvant d’un coup plongé dans une histoire sexuelle présentée comme une « perversion ». On ne compte plus les exemples qui relèvent d’une forme de pittoresque morbide propre à la démocratie américaine.
En fait, le conservatisme américain s’est radicalisé au même rythme où il s’appauvrissait. La « guerre culturelle », qui lui aurait permis de se définir comme le parti du sens commun et du patriotisme ordinaire des Américains (et plus largement, d’un retour au bon sens après la démesure idéologique et contestataire associée partout dans le monde à « l’idéologie soixante-huitarde) s’est transformée en croisade moralisatrice divisant l’Amérique entre le camp de la pureté évangélique et celui de la déchéance hollywoodienne. C’est un étrange climat de guerre civile idéologique et morale qui s’est installé, même s’il ne faut pas exagérer sa portée – et même s’il faut évidemment résister à la tentation de « talibaniser » la droite religieuse américaine, qui n’a pas besoin d’être théocratique pour être exaspérante.
La chose est d’autant plus étrange qu’elle révèle la déconnexion entre le Parti républicain comme organisation politique et la richesse intellectuelle du conservatisme américain, dont les intellectuels de valeur ne manquent pas. Je pense notamment à John Fonte, à John O’Sullivan, à Jeremy Rabkin, à Daniel Mahoney ou au regretté Allan Bloom, qui ont développé la philosophie conservatrice sur les questions liées à la mutation de la démocratie occidentale (je note d’ailleurs que tous ces intellectuels proposent un conservatisme qui transcende l’expérience américaine et qui cherche à s’inscrire dans les paramètres plus larges de l’expérience politique occidentale). Les choses étant ce qu’elles sont, ils voteront probablement tous pour le GOP. Mais il serait exagéré, pour ne pas dire tout simplement faux, d’affirmer que c’est leur vision qui est à la tête du Parti.
Les querelles intérieures d’une superpuissance
Je parlais de la difficile sortie de l’anticommunisme. La chose est aussi vraie quand vient le temps de définir la vision des affaires internationales qui domine au GOP. Il ne faut pas tourner en ridicule ces considérations de politique étrangère, exceptionnelles lorsqu’elles se posent dans le contexte américain. Une nation impériale, convaincue de son caractère exceptionnel (et convaincue d’être à la fois une nation et une civilisation neuve) a ses propres exigences qui échappent à la réflexion des nations ordinaires. Pour l’Amérique, la politique étrangère ne relève pas seulement du maintien de l’indépendance nationale, mais de l’exercice d’une hégémonie « démocratique » dans les affaires du monde. Aux États-Unis, la question militaire est encore au cœur de la cité : à chaque mandat, on peut s’attendre à ce que le président consente au sacrifice de vies américaines pour assurer la défense des intérêts des É.-U. dans le monde. Ces débats aboutissent toujours à la question suivante : est-ce que le président serait un bon « commandant en chef » et « leader du monde libre »? Il s’agit probablement des questions politiques les plus exigeantes, à part celles liées à la vie ou la mort d’une communauté politique.
Pendant un demi-siècle, les choses étaient simples : l’Amérique était le navire amiral du monde libre. Je l’écris sans ironie. Sans l’Amérique, la démocratie européenne serait un souvenir. Et ce sont les grands leaders républicains qui ont le mieux compris la portée réelle du péril communiste au temps de la Guerre froide. Peut-être parce qu’ils étaient les héritiers de ce qu’il y avait de mieux dans la philosophie politique de la liberté à l'anglaise telle que se l’imaginait Winston Churchill? On ne saurait relativiser la contribution de Reagan dans la chute du mur de Berlin. Tout comme on ne saurait diminuer le rôle de George Bush père dans la gestion réussie de l’implosion soviétique. Il y avait là un art du gouvernement qui méritera un jour qu’on l’étudie sérieusement. Mais l’Amérique s'interroge aujourd’hui. À quoi sert un empire démocratique quand l’empire totalitaire contre lequel il se dressait n’est plus? On a cru un temps à un monde unipolaire, avec l’Amérique comme seule superpuissance organisatrice d’une nouvelle gouvernance mondiale. On sait que la chose n’est plus vraie. L’émergence de la Chine en est un exemple. Quel est donc le rôle de l’Amérique dans le monde?
Et surtout, comment le GOP imagine-t-il l’Amérique dans cette nouvelle donne géopolitique mondiale? Il est évidemment pris à gérer l’héritage des guerres de Bush, qui a plongé, on le sait maintenant en toute certitude, l’Amérique dans une entreprise impériale aussi malheureuse que ruineuse. C’est plus généralement l’héritage du néoconservatisme de deuxième génération, passé du réalisme au messianisme démocratique et absolument convaincu de l’universalité de la démocratie américaine. Il s’agissait d’une forme d’impérialisme démocratique pour implanter de force la démocratie au Moyen-Orient, selon une étrange théorie des dominos démocratiques qui ne fonctionnait justement qu’en théorie. L’idéal était le suivant : le grand vent de la mondialisation semait partout les graines de la démocratie. Il suffisait d’installer un régime démocratique quelque part pour les faire germer. À cause de cela, le patriotisme républicain a trop souvent l’air d’un militarisme botté, occupé à rêver à l’exportation par les armes de la démocratie. L’honnêteté exigera qu’on ajoute que le néoconservatisme impérial n’était pas une exclusivité républicaine et qu’il a trouvé longtemps de sérieux appuis chez les démocrates.
On constate aujourd’hui à quel point l’Amérique néoconservatrice avait une vision limitée et pauvre de la complexité géopolitique mondiale. Le messianisme démocratique américain l’amène à mal comprendre que les peuples ne veulent pas tous de la démocratie libérale telle qu’on l’entend, comme on peut le voir avec le printemps arabe. On a cité abusivement la formule de Samuel Huntington sur le choc des civilisations : elle n’en référait pas moins à une réalité : le monde est pluriel et l’universalisme démocratique, idéal moral fondamental, ne peut jamais devenir sans nuances une doctrine en politique étrangère. Et on constate par ailleurs dans les pages des meilleurs journaux conservateurs américains une prise de conscience que l’on pourrait définir comme un appel au réalisme en politique étrangère, comme si l’on constatait finalement un nécessaire retour au réel dans la politique étrangère américaine. De même, plusieurs intellectuels conservateurs remettent en question aujourd’hui l’idéologie de la gouvernance globale qui s’est imposée après la Guerre froide et proposent une forme de « souverainisme conservateur » comme paradigme pour appréhender les enjeux internationaux, à travers une redécouverte du lien intime qui existe entre la nation et la démocratie. Il n’en demeure pas moins que la rhétorique d’une Amérique civilisatrice et missionnaire demeure forte au sein du Parti républicain, ce qui inquiète légitimement ceux qui espèrent un premier rôle pour l’Amérique, sans que ce premier rôle ne vire à la pièce en solo.
Vive le capitalisme ?
Avec la chute du communisme, certains ont cru que le vaste édifice de l’État social occidental était à la veille de s’effondrer. Il ne serait bientôt plus nécessaire de faire des compromis avec lui, d’autant plus qu’à l’américaine, on le rapprochait souvent du socialisme, tout simplement. On peut dire que certains, à droite, souhaitaient non seulement la chute de l’URSS, mais aussi celle de la New Society de Johnson et du New Deal de Roosevelt, comme s’il s’agissait partout d’une même expérience socialiste à différents degrés. Et aujourd’hui encore, une frange importante de la droite américaine ne se contente pas de reprocher à l’État social son inefficacité, mais dénonce son immoralité, comme s’il venait pervertir le lien social en généralisant la logique de l’assistanat. C’est un procès qu’on peut mener légitimement tant la bureaucratisation des relations sociales, dans la société contemporaine, engendre peu à peu une transformation en profondeur des ressorts culturels de la citoyenneté : mais ce procès, dans ses dérives, a tendance à diaboliser les exigences élémentaires de la solidarité sociale politiquement assumée. Dans ses excès, il vient justifier une disqualification de tous les mécanismes de redistribution sociale qui viennent pourtant solidifier philosophiquement et sociologiquement la citoyenneté démocratique.
Le capitalisme tel que se l’imagine la droite républicaine n’est pas qu’un système économique remarquablement performant, mais un révélateur philosophique de la vérité des sociétés et des êtres humains. Il y a quelque chose d’une idéalisation du 19e siècle dans cette adulation du marché. Comme si le monde se divisait en capables et incapables, en courageux et en lâches, en vaillants et en flemmards, comme si le succès économique était un révélateur de la valeur intime d’une existence. Un capitalisme non pas sauvage, la formule est abusive, mais brutal, qui ne veut voir que le mérite individuel dans le succès des uns et la lâcheté ou le manque de résilience dans l’échec des autres (comme s’il n’y avait pas des facteurs structurels majeurs qui venaient conditionner le succès des uns et le malheur des autres). Il ne faut donc pas le réguler parce qu’on viendrait ainsi contrarier l’expression de la nature qui serait la seule forme véritable de justice humaine. Il y a là une forme d’utopisme de marché de droite, un paradoxal utopisme darwinien centré sur le culte du plus fort, à travers l’imagination d’une société idéale délivrée de l’histoire comme de la politique. Cette philosophie est notamment visible dans l’œuvre d’une écrivaine aussi fanatique qu’Ayn Rand qu’une frange significative du Parti républicain admire inconditionnellement.
La difficulté qu’a la droite américaine à reconnaître la légitimité d’une prise en charge étatique des besoins sociaux favorise une telle croissance des inégalités qu’il n’est même plus vraiment possible de les recouvrir par le mythe de l’American dream. Il ne fait pas de doutes que l’économie de marché soit un formidable libérateur d’énergies et qu’elle représente le moteur le plus fondamental du progrès économique des peuples. Il ne fait pas de doutes non plus que les vieilles valeurs de mérite, de responsabilité individuelle, de sacrifice et de résilience doivent être remises de l’avant tant elles sont indispensables à la vitalité et à la régulation du marché. Mais il ne fait pas de doutes non plus, et plus encore depuis la crise financière de 2008, que ce système doive être encadré, d’autant plus que la nouvelle classe économique n’est plus traversée par la vieille éthique conservatrice d’hier et voit souvent dans une défense exacerbée de la liberté une manière de rationaliser l’égoïsme le plus crasse.
On oublie d’ailleurs qu’une partie de la droite américaine a cherché à reprendre à sa manière l’exigence de l’État social, même si elle l’a fait de manière bien timide pour peu qu’on compare son programme à celui de la droite gouvernementale européenne. C’était le programme du conservatisme de compassion, opposé en son temps par George W. Bush à la monomanie libertarienne pour le libre marché. On ne surestimera pas la vocation sociale de Bush fils, mais on remarquera qu’il consentait à une brèche théorique dans le conservatisme américain, en l’ouvrant aux exigences de la solidarité sociale non pas comme un mal nécessaire, mais comme une tâche fondamentale de la politique démocratique. On notera surtout qu’une partie importante du GOP n’en est toujours pas convaincue. Les critiques virulentes contre le principe même de l’Obamacare ces dernières années ne laissaient pas voir une grande sensibilité à la fragilité sociale d’une portion importante de la population. Cela inquiète avec raison une part significative des Américains qui ne sont pas convaincus de voir les germes de la tyrannie ou du socialisme dans la simple extension du filet social à l’avantage des plus démunis et de la classe moyenne.
L’avenir du GOP
Le GOP a connu quelques grandes révolutions idéologiques ou stratégiques dans la deuxième moitié du vingtième siècle. D’abord celle de 1952 où Dwight Eisenhower délogeait Taft et renonçait à l’isolationnisme qui aurait conduit l’Amérique à ne pas assumer son leadership occidental après la Deuxième Guerre. Ensuite celle de 1964 lorsque le mouvement conservateur s’est emparé du GOP en imposant la nomination de Barry Goldwater. En 1968 aussi, avec Nixon qui marquait la première apparition de ce qui allait un jour devenir la « guerre culturelle ». En 1980, enfin, avec Ronald Reagan, qui redonnera confiance à l’Amérique après les crises et bouleversements des années 1970. Mais depuis vingt ans, le GOP se retrouve dans une crise prolongée. Si on peut reconnaître à Mitt Romney la vertu de provenir des courants relativement « modérés » du Parti républicain, on notera qu’il a dû reconfigurer son discours pour plaire à la base de son parti. Dans les circonstances actuelles, la chose était peut-être impossible. Cela n’en révèle pas moins l’envergure limitée du personnage et son incapacité à dompter un parti décalé de l’électorat américain.
Le GOP doit revenir sur son étrange sortie de la Guerre froide. Sur l’étrange réalignement idéologique qui l’a amené à penser la « guerre culturelle » non pas comme une question de régime politique et de valeurs culturelles, mais comme une guerre religieuse radicalisant la fracture entre l’Amérique conservatrice et l’Amérique libérale. Le GOP doit aussi revenir sur son messianisme démocratique et son capitalisme trop souvent darwinien. La chose n’est pas impossible. Elle impliquera de revenir sur la contribution valable du conservatisme américain. Sa part la plus légitime se trouve certainement dans sa critique fouillée et documentée du politiquement correct qui censure une bonne partie de la vie démocratique dans les autres pays occidentaux. On la trouve aussi dans sa critique des effets pervers de l’ingénierie sociale et de la mutation thérapeutique de l’État social. On la trouve dans sa valorisation de la société civile et de la vie communautaire, qui rappelle que la solidarité sociale ne saurait être la responsabilité exclusive de l’État. On la trouve dans sa défense acharnée de la liberté d’expression. Il y a enfin dans le conservatisme américain une philosophie très riche de la souveraineté démocratique et nationale tout comme une puissante du managérialisme thérapeutique.
Je constate que ces idées existent au sein du mouvement conservateur américain, dans certains thinks tanks, dans plusieurs revues, chez de nombreux intellectuels. Je constate qu’elles sont marginalisées dans ce que le GOP est devenu (le simple fait qu’une partie du GOP ait envisagé positivement pendant quelques années la candidature de Sarah Palin à la présidence en dit beaucoup sur sa déliquescence. Le simple fait que des animateurs radios comme Rush Limbaugh aient joué pendant longtemps un rôle dans l’opposition conservatrice à Barack Obama en dit beaucoup sur le caractère hargneux et vulgaire d’une frange significative de la droite américaine). Le retour de ces idées exigera toutefois une forme de révolution idéologique en profondeur dans ce parti qui a déjà été et est encore dépositaire à sa manière d’une part significative de la grandeur américaine. L’exercice viendra manifestement après les élections présidentielles.
Il faudrait au GOP son Arnie Vinick, le héros du renouveau républicain dans la merveilleuse série West Wing. Mais en appeler à un personnage de fiction pour sauver un parti réel nous dit bien à quel point est profonde l’impasse dans laquelle le GOP s’est engagé.