Par ses richesses linguistiques, Montréal n’est décidément pas une ville banale. Jeudi le 12 septembre dernier, en nouvel abonné de l’Orchestre symphonique de Montréal, tout heureux à la perspective d’entendre résonner La damnation de Faust d’Hector Berlioz donnée pour ouvrir la saison, je suis entré fébrile dans la nouvelle salle de concert, dont l’écrin intérieur est somptueusement plaqué de bois pour le bonheur de nos oreilles. Mais comme c’est l’usage, l’exécution de l’œuvre au programme est toujours précédée de mots de présentation, de laïus interminables des membres de la direction, qui doivent, un peu tels des vassaux rendant leurs hommages au suzerain, remercier un à un commanditaires et bienfaiteurs. Après que la chef de la direction eut parlé, s’avança sur la scène le président du conseil d’administration, ex-premier ministre du Québec et avocat-conseil, Lucien Bouchard. Or, quelle ne fut pas ma surprise de l’entendre discourir, presque à la manière d’un Justin Trudeau, en faisant un bout de phrase en français, un autre en anglais, sans oublier de remercier la richissime muse de la musique classique, Jacqueline Desmarais, de sa munificence – elle a financé la construction du nouvel orgue Casavant qui sera inauguré en mai–, et même de lui demander de se lever pour qu’on la reconnaisse.
En fait, ce type de discours métissé de français et d’anglais, où les deux langues coexistent dans la même phrase, dans le même paragraphe, est devenu assez fréquent sur la scène musicale montréalaise. Le bilinguisme s’est imposé dans les interventions publiques des concerts, au point que le français est une langue qu’on parle en fragments, toujours interrompue par l’irruption de l’anglais. Et ce bilinguisme est assez particulier, car il ne s’agit pas de retraduire dans une deuxième langue ce qui vient d’être dit dans la première, c’est une seule et même pensée qui s’exprime en continu, alternativement en français et en anglais, comme si on présupposait que l’auditoire pratique un bilinguisme, à tout le moins passif, qui lui permet de suivre les louvoiements linguistiques de l’orateur. Un auditeur strictement unilingue, francophone ou anglophone, serait bien dérouté par ce sabir qui fait entendre une joute de ping-pong entre deux langues. Il faut trouver un nom pour ce bilinguisme particulier, si montréalais. J’en propose un : la biglossie, et ceux et celles qui la pratiquent, et souvent, s’en enorgueillissent, comme s’il s’agissait d’un exploit sportif qui mériterait d’être reconnu comme discipline dans quelque olympiade, sont les biglottes. Êtes-vous biglottes?
Pendant l’entracte, j’ai assisté à une autre petite scène révélatrice des usages linguistiques des lieux. Je vois une digne dame aller vers une jeune placeuse pour lui poser une question, en anglais tout d’abord, mais voyant que la jeune femme ne répond pas immédiatement à sa requête, elle se met à lui adresser la parole dans un français fort respectable, dont l’accent révèle qu’elle ne loge probablement pas dans les faubourgs de l’est de Montréal. Mais aussitôt la placeuse de s’exclamer, sur un ton révélant l’effroi et la gêne où l’a jetée la prise de conscience qu’elle avait forcé une abonnée de l’OSM à s’écarter de sa langue naturelle : « I am correct with english! » Ouf, on imagine le gouffre qui s’est ouvert dans cet échange, la chute, la damnation qui se pointait à l’horizon, dont l’une et l’autre ont réchappé.
Outre la curiosité linguistique de la biglossie en usage dans les cérémonies et les mots d’ouverture des événements publics montréalais, elle communique, de manière quasi subliminale, sa vision du monde, et notamment des rapports linguistiques dans la métropole. Bien que les politiques linguistiques adoptées par l’État québécois aient cherché essentiellement à donner à Montréal un visage français, c’est-à-dire à faire du français la langue normale de la vie sociale et culturelle, la biglossie en vogue, et devenue presque obligatoire dans tout événement qui ne s’adresse pas strictement à un auditoire de langue française – comme une pièce de Molière au Théâtre du Nouveau monde –, tient un tout autre discours. Au fond, elle réactualise cette vieille vision bicommunautaire, mais plus forte que jamais, de la ville, qui serait partagée entre deux mondes, deux cultures, deux langues, deux cerveaux, à égalité dans leur fief respectif, qui néanmoins se rencontrent, se croisent, communient dans la tolérance et l’harmonie, au point de s’interpénétrer dans la même phrase. Mais cette vision, si généreuse en apparence, suppose une restriction inavouée : il est intolérable qu’un francophone aille en public jusqu’au bout de sa pensée dans sa langue, lui donne sa pleine extension en faisant entendre toutes les ressources du français s’il risque d’être entendu par un anglophone qui se sentirait nécessairement offensé, sinon exclu en tant que copropriétaire de la ville. C’est pourquoi, par un savant dosage de mots et de bouts de phrases en anglais introduits dans son discours, le locuteur francophone, dans les événements qui ne sont pas strictement réservés à son clan linguistique, rend ainsi acceptable sa propre langue vis-à-vis du public anglophone, un français qu’il serait malséant d’affirmer tout d’une pièce, qu’il faut adoucir aux oreilles de cet auditoire distinct, en lui servant, à la manière de pastilles sucrées que les parents donnent à leurs trublions pour acheter la paix, des morceaux reconnaissables de la langue de Shakespeare, livrés comme des concessions rhétoriques à cette langue, qui à Montréal, aurait droit de ne subir aucune éclipse sur la place publique.
Il y avait aussi quelque ironie à ce que La damnation de Faust fût précédée de discours biglossiques. Si la musique peut être comparée à une langue, cette œuvre de Berlioz est tout sauf du bilinguisme accommodé à la montréalaise. C’est une légende dramatique splendide, que j’ai écoutée cramponné à mon strapontin, saisi par la richesse de la palette orchestrale rehaussée par les cuivres que Berlioz sait si bien faire retentir. Aidé d’un imposant chœur, l’orchestre joue une musique sans concession, tantôt trépidante comme une marche de fantassins, tantôt envoûtante comme un songe de nuit d’été, qui accompagne les manigances de Méphisto, rendues par une voix de baryton-basse, qui conduiront à leur perte Faust et Marguerite. C’est, en quelque sorte, une langue musicale qui va jusqu’au bout de son idée, appuyée d’un libretto en français. Il s’en trouvera sûrement certains un jour qui diront, au nom de l’ouverture à l’Autre et de la diversité, qu’il faudra désormais chanter Berlioz dans les deux langues. Après tout, n’est-ce pas un peu vieux jeu que d’imposer à nos jeunes ces livrets écrits dans une langue surannée, n’est-ce pas un signe de fermeture et de repli sur soi que de chanter dans une seule langue? J’imagine les discussions : faisons chanter Méphistophélès en anglais, langue de la tentation irrésistible, et Faust et Marguerite en français, langue de la naïveté et de la désillusion. Ou mieux, un Méphisto biglotte, quel diable ce serait!
Marc Chevrier
13 septembre 2013