4 JUIN 2012, anniversaire des événements de la Place Tian An Men, suis-je le seul à remarquer la présence de l’escouade anti-émeute en face du Temple des Lamas? Le camion blindé est stationné à l’ombre périphérique, bien à l’abri du soleil brûlant de juin. De chaque coté, deux sentinelles noires sont au garde-à-vous, tandis que leurs jumeaux veillent aux entrées du métro. On dirait pourtant une journée comme les autres : les piétons s’engouffrent d’un pas rapide dans les bouches du métro, alors que les voitures se ruent au son des klaxons impatients. L’espace de quelques secondes, le cri de détresse de mes copains, accroupis derrière les fenêtres du Beijing hôtel et le son des balles sifflant au dessus de leur tête me résonnent aux oreilles. Ça ne dure pas ; agitant son petit drapeau rouge, l’agent de circulation me fait signe d’avancer. C’est comme s’il me disait : tout cela appartient à un passé enterré depuis longtemps, il faut aller de l’avant. J’ai presqu’envie de lui répondre : « Tu as bien raison », mais la cacophonie des klaxons devient encore plus forte et j’avance mètre par mètre dans une queue de belles voitures infiltrée par les vélos, les tricycles, les motos électriques et une passante désinvolte accrochée à son téléphone cellulaire. La Chine communiste, la Chine folle, tout cela est maintenant du passé. Aujourd’hui les Louis Vuitton de ce monde s’arrachent les revenus de la classe moyenne, les rues de la ville sont parsemées de VUS, tandis que les grandes entreprises font la queue pour satisfaire les besoins de cette population qui en redemande. Il aura suffi de quelques décennies pour que la Chine redevienne le chouchou de l’Occident. Après le massacre, on a pris le pari que c’est à travers son industrialisation et sa modernisation que la Chine deviendrait démocratique. Pari sans doute naïf, mais qui faisait l’affaire de tous, et dont les perspectives sont encore trop éloignées pour quiconque s’en soucie. Après tout, la situation des Chinois n’est-elle pas meilleure aujourd’hui qu’elle ne l’était à la fin des années quatre-vingt?
Quelques mois après le massacre de Tian An Men, la Chine était un chantier de construction paralysé. Les structures inachevées et les grues immobiles se dressaient comme une forêt de squelettes dans tout le pays. Les usines, les mines, les manufactures et les industries en tout genre étaient en veilleuse. Les travailleurs et travailleuses s’étaient retirés dans leurs villages en attendant des jours meilleurs. Mais, pour les mandarins du pouvoir il n’y avait pas de temps à perdre. Pendant que les plus chanceux de leurs détracteurs avaient trouvé refuge en Occident et que les moins chanceux avaient disparu, les mandarins des temps modernes reprenaient leur opération de charme en utilisant comme argument que la Chine était au service du salut économique mondial, avec à l’horizon l’espoir d’une démocratie. Ils nous laissaient entendre que ce que la jeunesse chinoise s’était vu refuser pouvait s’obtenir autrement, que la démocratie passait nécessairement par l’industrialisation du pays. C’est l’époque où la santé de l’économie mondiale avait besoin d’un sérieux remontant, si bien que la simple promesse d’une démocratie chinoise devenait un choix complaisant.
Pourtant, en utilisant les tanks, Deng Xiaoping avait mis fin une fois pour toute à la confusion entre pouvoir politique et pouvoir économique, entre autocratie et économie de marché. Le message était clair, les deux ne faisaient qu’un, l’économie et le politique étaient et resteraient sous l’emprise du parti. Quelques années auparavant, il avait déclenché la campagne contre ‘la pollution spirituelle’, mais celle-ci n’avait duré que quelques mois. Le message se traduisait ainsi : intégrer et absorber les aspects matériels du capitalisme et non pas les idées qui les accompagnent ; sauf que le mandat n’était pas toujours aisé : quel est le contenu spirituel de Coca-Cola et McDonald? Dans les journaux, on avait comparé la campagne à une moustiquaire, le col Mao et les cigarettes Panda avaient fait place aux Jeans et à Marlboro, et avec les habits neufs poussait un vent de libération. L’émancipation économique du pays contenait bel et bien un message politique, car qui d’autres que le régime communiste pouvait être la cause des misères passées? En 1989, le temps était venu d’enlever la moustiquaire, de fermer les volets et de sonner la fin de l’infiltration spirituelle ; seul le Parti allait décider de l’avenir du pays et de sa spiritualité. Dorénavant il n’y aurait plus de moustiquaire, mais une seule porte, un seul débarcadère, par où seul le matériel fumigé de tout contenu spirituel pourrait entrer. La crise de 1989 provoqua une consolidation du pouvoir, si bien qu’après avoir remis de l’ordre dans le pays, le Parti fut à même d’affronter tous les obstacles s’opposant à son contrôle du patrimoine national. Or, il restait un obstacle de taille et celui-ci n’était rien d’autre que le Parti lui-même dans son expression spirituelle, expression qui condamnait la richesse matérielle et la disparité sociale. Pour pouvoir s’assumer complètement dans l’environnement d’une économie de marché, le Parti devait se transformer et remettre en cause son propre fondement : l’idéal communiste. En effet, il est impossible de créer une économie de marché sans la notion de compétitivité et de profit qui engage nécessairement une dynamique de disparité dans les gains matériels.
C’est à Shenzhen, en 1992, que Deng Xiaoping décida de mettre fin à la dichotomie, en déclarant tout haut : être riche est glorieux. Les initiés savaient tous qu’il faisait référence à sa fille, au reste de sa famille, aux généraux et aux membres du Comité Central qui s’appropriaient pratiquement tout ce qui se trouvait sur leur passage, car comme il le dirait un peu plus tard, on ne peut pas tous s’enrichir en même temps, il faut bien commencer par une minorité. Quelques années plus tôt, Deng et le Parti avaient refusé de partager le pouvoir au nom du Communisme. Ce qui était moins évident en 1989 et le devint en 1992, c’est que derrière ce refus du partage se cachait la volonté de mieux se départager le patrimoine national, de s’accaparer les fruits du développement industriel du pays. Ce que la moustiquaire avait laissé passer avec le temps, ce n’était pas seulement le désir de libéralisation pour certains, mais aussi et surtout le désir d’appropriation pour les autres. Les années quatre-vingt avaient libéré le patrimoine national de l’emprise du régime maoïste, les années quatre-vingt-dix allaient libérer le Parti de son idéal égalitaire : l’heure du départage allait sonner.
Mao glorifiait la pauvreté et voilà que Deng glorifiait la richesse : faut-il voir là deux messages opposés ou plutôt le même message dans deux versions différentes? En glorifiant la pauvreté, Mao s’identifiait aux pays dits en voie de développement alors qu’en glorifiant la richesse, Deng se rapprochait définitivement de l’Occident. En 1985, il avait été nommé homme de l’année pour la deuxième fois par le Times. En 1992, il venait consacrer ces nominations en glorifiant la valeur fondamentale de l’occident, la richesse matérielle. Il ne faut cependant pas s’y tromper : tout comme l’hymne au dénuement matériel de Mao, l’hymne à la richesse ne remettait pas en question l’ordre hiérarchique, l’autorité du Parti et de l’armée. Pour Deng et ses nouveaux mandarins l’enrichissement matériel était un antidote à la démocratie, une réponse définitive aux occupants de Tian An Men, il consacrait le pouvoir économico-politique du Parti. L’ironie, c’est qu’en glorifiant les mérites de la richesse matérielle pour mettre fin aux aspirations démocratiques, du même coup Deng apaisait l’occident qui y voyait exactement le contraire, soit les premiers pas vers une démocratie chinoise.
Quelques mois après le passage de Deng à Shenzhen, je m’y retrouvai en compagnie d’amis membres du Parti, qui tout comme moi suivaient la vague d’émancipation socialiste. Comme tous bons hommes d’affaires à saveur chinoise, nous nous étions retrouvés dans une des salles de karaoké les plus en vue de la ville. Notre garde robe faisait honneur aux Cerutti, Armani et Hugo-Boss de ce monde. En guise d’accessoires, il y avait la montre Rolex, le briquet Cartier et un mont-blanc dans la poche intérieure, tout cela en harmonie avec le velours rouge des banquettes, les tables de verres et les bouteilles de XO entre les mains de jeunes filles au rire facile et au décolleté inutilement provocateur. Enveloppé dans un nuage bleu et sans doute blasé du fait de la familiarité du décor, l’un d’entre-nous lança la question : qu’est-ce que cela veut dire que l’enrichissement commence par une minorité? Question inusitée compte-tenu des circonstances et presqu’absurde : comment se questionner sur l’égalité dans les apparats de la richesse? La réalité, c’est que nous étions tous d’anciens Maoïstes, moi d’esprit et eux de la pratique, d’anciens gardes rouges, d’anciens rédacteurs de dazibao, d’anciens leaders étudiants. La mascarade des habits neufs n’était qu’un outil de séduction nous ouvrant le monde des courtisans étrangers et des humbles technocrates. Notre style de vie n’avait rien d’angélique, sauf que, malgré notre insouciance, l’affirmation de Deng transgressait un interdit solidement enfoncé dans notre imaginaire : il favorisait l’inégalité, la disparité sociale. Jusqu’à ce jour, il avait été facile d’accepter les positions du parti, du refus de la démocratie à l’occidentale jusqu’à l’affirmation de la richesse, mais une minorité de riches, cela choquait l’inconscient égalitariste de tout bon communiste de la vieille garde. L’émancipation se devait de commencer par le bas : alors pourquoi une minorité et quelle minorité? La question valait bien quelques verres de plus et, une fois la bouteille de XO vide, la réponse sembla venir d’elle-même : il y aurait des riches, des très riches et les autres, cela dépendrait de la position que vous occupiez dans la hiérarchie du Parti. Notre groupe se retrouvait au milieu, il fallait donc s’attendre à ce que mes copains se retrouvent moyennement riches, quant aux autres, cela ne changerait pas grand-chose pour eux. Une fois l’effet du XO dissipé, on finit par conclure qu’après tout l’avenir n’était pas si sombre. De toute façon, même s’ils l’avaient voulu, mes copains n’avaient pas le choix. La directive venait des plus hautes autorités et quand elle émanait ainsi du sommet, cela sonnait la fin des discussions, il fallait passer à l’action.
Le passage de Deng Xiaoping à Shenzhen fut célébré par la presse étrangère comme un retour à la sérénité. En déclarant ainsi « gloire à la richesse », Deng Xiaoping corrigeait l’erreur de la place Tian An Men ; du coup, il redevenait le sauveur de la nouvelle Chine et il mettait fin aux folies maoïstes. Le lien était de nouveau tissé avec l’Occident, le dialogue et les échanges pouvaient recommencer de plus belle. Dorénavant les deux s’entendaient sur une donné fondamentale, la valorisation de la richesse matérielle. Le changement était profond et à bien des égards beaucoup plus profond que ce que la presse occidentale a laissé entendre. En glorifiant la richesse, Deng remplissait le vacuum ou plutôt corrigeait la dichotomie idéologique qui s’était développée lors de la précédente décennie, il répondait à une urgence idéologique. Opération qui ne fut cependant possible qu’en inversant l’image que le Parti avait minutieusement cultivé depuis la Longue Marche et la retraite de Yan’an; une image de souffrance et de frugalité, une image de sacrifice et de privations, comme la brosse à dent aux poils usés de Zhou En-lai. En entonnant cet hymne à la richesse, Deng rendait moral ce qui jusque-là avait été immoral, il éliminait le vœu de pauvreté de la cause communiste. La glorification de la richesse par Deng n’était pas un appel national pour l’élimination de la pauvreté, il ne s’agissait pas d’un renouveau des programmes d’aide, mais véritablement d’un nouvel ordre moral, d’un ordre dans le sens strict du terme, d’un ordre adressé au Parti et à ses membres. Ces derniers n’avaient plus à se défendre contre l’enrichissement personnel, ils n’avaient plus à le décourager, au contraire, le gain matériel était moralement bien vu et le Parti devait dorénavant l’encourager.
La coupure était extrême ; elle imposait du même coup une redéfinition de la pauvreté. La pauvreté, qui jusqu’alors était une vertu associée au dénuement matériel, venait de perdre sa valeur sociale. La pauvreté, la simplicité, la sobriété, tous ces signes d’un esprit communiste sain n’étaient plus, ou plutôt allaient bientôt disparaitre. L’élite communiste en avait finit avec ses rencontres autour des tables de majong et des clubs de bridge, maintenant elle allait se payer des clubs de golf, des Jockey club, des marinas, des villas et des voitures de sport.
Dans les mois suivant sa visite, les affiches représentant Deng Xiaoping à Shenzhen et proclamant la nouvelle gloire de la richesse apparurent partout dans le pays. Les aéroports, les gares, tous les endroits publics affichaient des panneaux géants d’un Deng Xiaoping souriant et exultant avec en arrière plan les images de la modernisation. Dans la tradition purement communiste, les slogans de la campagne pour l’enrichissement se lisaient partout où vous alliez, pas moyen d’y échapper. Le message était clair : la richesse matérielle était non seulement une bonne chose, mais elle devenait un signe de succès, un signe de réussite. Dorénavant, le socialisme chinois avait sa propre caractéristique, sa propre image, le socialisme chinois glorifiait la richesse. Dorénavant, être chinois c’était être à la fois riche et socialiste.
J’avoue qu’à l’époque j’avais de la difficulté à m’imaginer à quoi pouvait bien ressembler un riche socialiste ? Aujourd’hui la question ne se pose plus, les socialistes chinois sont facilement reconnaissables. Ils voyagent à travers le monde, on les reconnaît à leur appétit pour les produits de luxe. Ils débarquent en groupe et dévalisent les étagères des grandes marques. Quand l’économie occidentale est en crise et le marché de l’immobilier à son plus bas, ils nolisent des avions pour sauter sur les bonnes occasions. Chez eux, chaque ville a son centre commercial de produits haut de gamme où les riches socialistes font la queue, avides de montrer qu’ils font maintenant partie à part entière d’une société moderne, bâtie sous l’enseigne d’un socialisme à la chinoise. Au cours de sa première année d’ouverture, Louis Vuitton a réalisé des ventes presque dix fois supérieures à ses projections et quelques années plus tard son premier magasin occupait au moins cinq fois sa surface originale. Mêmes les grandes marques ont été prises de court, leurs analystes n’avaient pas su voir qu’elles allaient devenir le point de mire de la glorification de la richesse et n’eût été de cette fièvre pour les produits de luxe en Chine et, curieusement, en Russie, plusieurs de ces grandes marques auraient certainement disparu de nos jours.
L’arrivée de la plupart des marques de luxe en Chine s’est faite par l’entremise de jeunes entrepreneurs, seuls capables de naviguer à travers les zones grises d’un système en pleine transformation et de déjouer les règles quand il y en avait. Au début des années quatre-vingt-dix, BMW a connu une grande popularité grâce à l’initiative d’un jeune autodidacte qui avait réussi à monter un système permettant de déjouer les règles d’importation. Le système était compliqué, mais astucieux, au point de permettre à BMW de devenir une marque de prestige aussi sinon encore plus populaire que Mercedes-Benz. Cet exemple se multiplia à l’infini : une jeune entrepreneure introduisit les grandes marques de parfums, une autre les sacs à main et, dans presque tous les cas, l’initiative venait de l’intérieur ; ce n’est que plus tard que les marques de luxe viendront s’installer en Chine. Avec le recul on est presque tenté de dire que si les marques de luxe n’avaient pas existé, les socialistes chinois les auraient inventées, car sans elles, comment célébrer la gloire de la richesse?
La subtilité de tout ça, c’est que la pauvreté comme la richesse s’expriment par des signes ou des objets matériels. À une époque on se distinguait en achetant peu, en portant des vêtements délavés et des manchons protecteurs. Je me souviens qu’à mes premiers séjours en Chine, tout ce que j’achetais devenait un objet de curiosité et de discussion. C’était l’après Révolution culturelle où la limitation du droit à la propriété individuelle augmentait d’autant la valeur des objets, leur valeur matérielle, tout autant que ce qu’ils représentaient socialement. Dans les années soixante-dix, les vélos, comme le reste, étaient rationnés, mais pas parce qu’il manquait de vélos. Bien au contraire, les entrepôts des manufacturiers et des distributeurs regorgeaient de vélos, sauf qu’acheter un vélo n’était pas une question de pouvoir d’achat, c’était avant tout un privilège. Les coupons étaient distribués par le Parti aux plus méritants. Le vélo n’était pas seulement un mode de transport, mais un signe social, il marquait la réussite dans un système austère, il marquait l’adhésion à un système social. On est trop souvent porté à identifier la Révolution culturelle à une forme de chaos social où le pays a été livré à une bande de jeunes gardes rouges en révolte contre la tradition et l’autorité. Ce qu’on oublie, c’est qu’il s’agissait d’une révolte autorisée et orchestrée dont l’objectif était de créer un nouvel ordre social et que de cet ordre est non seulement né le culte de la personnalité, mais aussi le culte de l’objet. C’est l’époque où l’on pouvait mourir en prison pour avoir conservé quelques cravates témoins de temps meilleurs, l’époque où l’objet avait pris le pas sur la conscience humaine. Que vous soyez communistes dans l’âme ne suffisait plus, le nouvel ordre social allait au-delà des pensées et des gestes, il agissait ou plutôt il réagissait aux objets, la conscience humaine n’y avait plus son rôle. L’identité de l’individu ne passait plus par ses choix moraux, par son jugement ou par sa conscience sociale, mais par sa propriété matérielle, car même la pauvreté s’exprime par des objets, que ce soit la brosse à dent, le gobelet de métal ou le pantalon délavé. C’est ce qu’une personne détenait physiquement ou ce dont elle savait se priver qui en faisait un membre à part entière ou un exclu de la société. Avec la Révolution culturelle, l’individu a disparu derrière l’autorité du Parti qui en a fait un objet, le paradoxe étant qu’en voulant éliminer les signes matériels du capitalisme et les cravates, celle-ci a renforcé le lien entre l’individu et l’objet matériel.
La dimension tragique de cette affaire vient de ce que le retrait de l’individu derrière l’objet n’allait pas mourir avec la Révolution culturelle, bien au contraire. Celui-ci y ayant trouvé son seul refuge, il en fera son mode de vie. L’objet, qu’il soit terne ou clinquant, déterminait et continue de déterminer l’appartenance au groupe. Tout comme le costume Mao devint le signe des paysans et des ouvriers, classes auxquelles il était préférable d’appartenir à une certaine époque, le VUS et Louis-Vuitton sont aujourd’hui les signes de la classe moyenne. Classe moyenne peuplées d’ancien paysans et ouvriers ayant changé d’objets, mais pas leur rapport à l’objet. D’une génération à l’autre, d’une révolution à l’autre, d’un mouvement politique à l’autre, l’individu comme homme de pensée a dû battre en retraite. Au lendemain de la Révolution culturelle, la plaisanterie de l’heure évoquait trois hommes en prison : le premier y était pour avoir soutenu Deng Xiaoping, le second pour s’y être opposé et le troisième était Deng Xiaoping. La conclusion était claire : mieux valait ne pas avoir d’idées, ne pas prendre position, car dans tous les cas vous risquiez d’être pris à parti. L’idéal était de rester pragmatique et de se couvrir des oripeaux du temps. D’ailleurs quand Deng déclara la gloire de la richesse, l’idée ne lui est pas venue de définir cette richesse. S’agissait-il de la richesse intellectuelle, spirituelle ou autres? La question ne se posait pas, tous et chacun avaient compris qu’il ne pouvait s’agir que d’une seule richesse, la richesse matérielle, donnant ainsi naissance à une formidable société de consommation, comme le monde n’en n’avait jusqu’alors jamais vu.
L’ordre avait été lancé, à chacun d’en profiter ; la route vers la richesse était plus ouverte que jamais, elle ne contenait aucune balise, aucune règle, sauf celle de rester dans le cercle de l’autorité du parti. Des notions telles que conflit d’intérêt, corruption, éthique professionnelle ou autres appartenant à un ordre établi n’avaient aucune référence dans un pays où l’autorité faisait loi. De tout temps, les mandarins du pouvoir avaient été les magistrats du pouvoir, de tout temps ils avaient su profiter de leur position pour gérer la richesse des uns et la pauvreté des autres, pourquoi en serait-il autrement à l’heure du modernisme? Chaque société d’État devint l’incubateur de nouveaux entrepreneurs pour qui l’État était devenu un fournisseur qui n’avait pas à être payé. Nos nouveaux entrepreneurs n’avaient que des comptes recevables et pas de comptes payables, au pire, même les comptes recevables étaient chargés à l’État. Du jour au lendemain, les petites entreprises avec ou sans papier se mirent à foisonner. Les camions lourds étaient toujours à la charge de l’entreprise d’État, ils faisaient le plein d’essence à la pompe de l’entreprise d’État, mais les revenus étaient empochés par la nouvelle société appartenant au directeur du bureau des transports. Bientôt, tous les secteurs de l’activité humaine devinrent une source d’initiative privée, des restaurants dirigés par les cuisiniers des cafétérias socialistes, jusqu’aux entreprises de construction employant matériaux et travailleurs au frais de l’État. L’initiative venait de partout : je me souviens du jour où, en sortant ma voiture du stationnement, je fus accueilli par deux femmes dans la trentaine, l’une avec un sceau d’eau à la main et l’autre avec une serviette qu’elle faisait tourniquer devant elle comme l’hélice d’un hélicoptère. Elles venaient de créer un nouveau lave-auto et j’étais un de leur premier client. Pendant qu’elles s’afféraient à redistribuer la saleté sur ma voiture, beaucoup plus qu’à l’enlever, j’appris qu’elles étaient toutes deux teneuses de livre pour une société d’État dont les bureaux étaient au troisième étage de l’édifice qui nous faisait face. Elles avaient pris cette initiative pour arrondir leurs fins de mois et puisque leur patron était presque toujours absent, occupé à gérer ses propres affaires, la tenue des livres ne s’en portait pas plus mal. Elles étaient six dans leur département à se partager le travail et les six se relayaient à deux heures d’intervalle. L’initiative était payante et, malheureusement pour elles, il devait y avoir pas mal de fonctionnaires qui regardaient par la fenêtre ce jour-là, car, quelques jours plus tard, la compétition s’accrut au point qu’il y avait plus de lave-autos que d’autos à laver. Le bon coté de la chose, c’est que cela les obligea à améliorer leur technique de lavage, si bien que je restai un de leurs fidèles clients.
Beijing regorgeait d’initiatives de la sorte. Après les restaurants et les lave-autos, sont venus les boutiques où l’on vendait de tout à des prix ridicules, jusqu’à ce que l’on comprenne que le nouveau propriétaire était lié ou était tout simplement le représentant d’un manufacturier provincial. Pendant que les ministres, sous-ministres et secrétaires du Parti des grandes institutions d’État se partageaient les ressources du pays et se créaient de nouvelles sociétés immobilières, le petit peuple profitait du temps de relâche pour y aller de ses propres initiatives. C’était à se demander ce qu’il allait advenir de ces sociétés d’État dont tous et chacun profitaient. Allaient-elles faire faillite? La question était somme toute rhétorique, car la plupart d’entre elles étaient déjà en faillite technique. Les multiples initiatives de ces nouveaux entrepreneurs étaient donc bienvenue dans un monde en pleine transition. Au sud de la Chine et dans les régions côtières, ces mêmes initiatives allaient donner le jour à des méga-manufactures qui allaient bientôt fournir le monde en sous-vêtements et en chaussettes. La Chine et ses dizaines de millions de nouveaux entrepreneurs, lettrés, artistes ou fonctionnaires, était en train de devenir le bassin bouillant d’une économie de marché où l’offre arriverait à peine à assouvir la demande.
L’appel à la richesse de Deng a provoqué un raz-de-marée, ce qui a fait dire à certains que la Chine risquait de se diriger vers un capitalisme pur, pour ne pas dire un capitalisme sauvage. L’absence d’organisations syndicales, de liberté d’expression, de règles anti-monopoles, d’organismes paraétatiques et le parti-unique risquait de favoriser l’éclosion d’un capitalisme barbare, sans contrepoids au pouvoir du capital. Vu sous l’angle des théoriciens du capitalisme, l’argument avait un semblant de vraisemblance, sauf qu’il laissait dans l’ombre l’histoire de la Chine impériale pendant laquelle des générations d’empereurs, éclairés ou pas, ont su maintenir un système social qui n’avait rien à envier à nos sociétés modernes.
Depuis Deng Xiaoping, trois générations de nouveaux mandarins ont su prouver qu’il était possible de consolider la mainmise du Parti sur le pays et de veiller à un certain équilibre social, la force policière demeurant le gardien de l’harmonie. S’il y a une leçon à tirer de ces trois dernières décennies, c’est que le désordre social est beaucoup plus le résultat de luttes intestines au sein de la nouvelle oligarchie que le résultat d’antagonismes sociaux. Malheureusement, les redressements qui s’ensuivent sont souvent perçus comme un pas vers une société plus démocratique, vers un meilleur équilibre des forces sociales, alors qu’en réalité, comme par le passé, il ne s’agit que d’une consolidation du pouvoir, un pouvoir de plus en plus ‘éclairé’. Dans un tel contexte, il est facile d’envisager que le capitalisme à la chinoise, où un parti unique décide de l’avenir d’un quart de l’humanité, risque de perdurer pour plusieurs des générations à venir ; le danger qui subsiste néanmoins, c’est qu’à son tour, la Chine devienne un objet de désir.
GERVAIS LAVOIE