Dans sa dernière livraison, la revue Argument présente un dossier intitulé « L’Éducation des sentiments », dans lequel, à travers une série de brefs essais, la littérature ainsi que la philosophie et l’art lyrique sont mis à contribution pour éduquer les sentiments. Le texte qui suit explique ce qu’il faut entendre par là et pourquoi une telle éducation sentimentale semble aujourd’hui nécessaire.
Nous vivons dans un monde de plus en plus tiraillé entre deux pôles : d’une part, celui, cognitiviste, de la connaissance, de la pure intelligence, ce à quoi les institutions d’enseignement et l’industrie se consacrent en laissant tomber les restes inutiles, et d’autre part, celui de l’émotion, de la sensation brute, chatoyante ou hurlante, dont les médias, les arts scéniques, de même que la cybersphère apparaissent comme le déversoir de tout instant. Bref, entre la cognition exclusive, qu’elle soit mathématique ou langagière, et la subjectivité primaire, consommatrice et impulsive, il ne semble plus s’interposer ce que l’on appelait autrefois l’univers des sentiments, comme si entre l’intelligence rationnelle et le sensible il n’y avait plus de pont.
Pourtant, il fut un temps où les sentiments et le caractère faisaient l’objet d’une véritable éducation, qui passait par la littérature, la philosophie, les arts, et même les disciplines sportives. L’Occident doit une partie de sa richesse à cette civilisation des mœurs, qui investit le cœur, humanise les pulsions humaines et nourrit une palette de sentiments qu’il appartenait à l’homme et à la femme sensibles et raisonnables de reconnaître, de cultiver ou d’éloigner de soi. Le Québec catholique d’antan assignait à l’Église une grande responsabilité dans cette formation du caractère et l’inculcation d’une certaine sensibilité. Aujourd’hui, l’école ne semble guère prodiguer une telle éducation, les sentiments et le caractère ayant disparu même du vocabulaire de la pédagogie contemporaine. Et l’Église n’étreint plus, ou à peine, de ses rites et de ses paraboles les imaginations; c’est là un constat que nous tirons sans nostalgie aucune mais avec la conscience que l’État et ses institutions d’enseignement n’ont pas pris le relais. Les jeunes se découvrent certes des sentiments, apprennent à tâtons à les discerner et à les éprouver, mais sont laissés à eux-mêmes, alors qu’ils sont bombardés par les injonctions à l’émotion immédiate que martèle la propagande des médias traditionnels et sociaux. La disparition des sentiments se signale jusque dans le domaine des sciences sociales : la psychologie contemporaine s’intéresse davantage à l’intelligence émotionnelle qu’aux sentiments, et dans certains cercles philosophiques, on croit pouvoir définir la justice sans égard à la texture des sentiments humains.
Ce constat pénible nous a inspiré l’idée de poser la question de l’éducation des sentiments aujourd’hui, soit lesquels enseigner, et par quels moyens? Ainsi a pris forme le projet de composer une ébauche de manuel dans lequel la littérature pour une bonne part, et même la musique, seraient mises à contribution en vue d’une éducation assumée des sentiments. L’entreprise est ambitieuse et pourra même paraître suspecte à une époque où l’on voue un culte à l’authenticité. La véracité d’un sentiment ne se mesure-t-elle pas à sa spontanéité, demandera-t-on? Éduquer un sentiment, n’est-ce pas prendre une distance par rapport à soi qui risque de corrompre les mouvements premiers et intimes de l’élève? La vérité est bien plutôt que l’absence d’éducation sentimentale conduit à une ignorance grave quant à la nature même du sentiment, que l’on confond alors avec l’émotion. De plus, bien loin de conduire à la transparence à l’égard de soi, l’absence de toute éducation des sentiments risque de rendre chacun opaque à lui-même et à l’égard d’autrui. Au vrai, éduquer les sentiments, cela n’a de sens que si le sentiment est plus, c’est-à-dire plus profond et plus complexe, que la simple émotion. C’est d’ailleurs cette distinction essentielle que rappelle le philosophe Alain dans ses définitions :
SENTIMENT C'est le plus haut degré de l'affection. Le plus bas est l'émotion, qui nous envahit à l'improviste et malgré nous, d'après une excitation extérieure et la réaction d'instinct qu'elle provoque (trembler, pleurer, rougir). Le degré intermédiaire est la passion, qui est une réflexion sur l'émotion, une peur de l'émotion, un désir de l'émotion, une prédiction, une malédiction. […] Tout sentiment se forme par une reprise de volonté (ainsi l'amour jure d'aimer).
Mais pour inculquer cette «reprise de volonté», il convient bien sûr de trouver des professeurs à la hauteur de cette tâche, qui sachent seconder l’élève dans la découverte et la compréhension des sentiments humains qui donnent à l’existence son épaisseur, ce qui n’est pas une mince affaire.
Tout cet exercice présuppose enfin la possibilité et les bienfaits d’une éducation des sentiments qui passe par la littérature et la musique, et qui soit intégrée dans le cursus scolaire. Nous espérons que cette galerie de rencontres avec des œuvres qui surent, selon nos essayistes, rendre toutes les couleurs d’un sentiment, convaincra le public du bien-fondé d’une éducation qui ne se borne pas à la cognition et à l’activité physique, car entre les deux existe, bien que l’école d’aujourd’hui l’ignore au point de le condamner à la sécheresse, ce qu’on appelait jadis le cœur.
Raphaël Arteau McNeil
Carl Bergeron
Marc Chevrier
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