Je devais avoir 22 ans, 23 tout au plus. Un âge merveilleux où la vie apparaît encore comme une promesse d’éternité, où l’urgence de vivre se manifeste paradoxalement couverte d’un voile d’indolence qui nous fait regarder le monde un peu à l’écart sans avoir à s’y engager complètement. Une zone tampon où le temps est de notre côté. Nous pouvons l’user à découvrir les plus grands bonheurs et décider de les saboter la même journée.
Après tout, combien de fois s’était-on fait dire au cours d’une vie que nous changerions plusieurs fois de carrière, de villes, de maris ? Combien de fois, nous avait-on servi l’argumentaire de l’exploration? Telle était notre mission : explorer. D’abord se teindre les cheveux en bleu, peut-être se tatouer la peau, essayer différents styles vestimentaires puis des modes de vie et des boulots. Viendrait ensuite l’amour ou quelque chose qui s’y apparente.
Avec le recul, je constate que cette rencontre fatidique d’une certaine journée de décembre n’allait pas conduire à quelque chose qui s’y apparentait. J’avais 22 ans le jour de notre première rencontre et toi tu avais quelques années de plus, pour ne pas dire plusieurs. J’avais remarqué que ton air de jeune vieux bohème commençait déjà à être trahi par la quarantaine qui te guettait et les quelques cheveux blancs qui avaient osé s’installer sur tes tempes. Mais qu’à cela ne tienne, les mois qui ont suivi l’ont vite confirmé, j’étais tombée follement amoureuse de toi. Je me souviens aussi que c’est durant cette période où tu t’inquiétais beaucoup à propos de notre avenir, en raison de mon manque de vécu. Tu disais que tôt où tard, je te quitterais. Pour « explorer », « essayer » autre chose, c’est-à-dire quelqu’un d’autre. Je te regardais alors d’un air dubitatif en me demandant comment tu pouvais dire de telles sornettes, moi qui te voyais dans ma soupe. À cette inquiétude récurrente, je résistais. « Je t’aime, je ne partirai pas ». Dans tes bras, j’étais chez moi, c’était le seul endroit où j’avais vraiment envie d’être et où le mot plénitude prenait tout son sens. J’étais heureuse, insouciante et exaltée et voilà, tel était mon souhait : j’avais rencontré l’amour et j’espérais que ce moment de grâce perdurerait. Vous le devinez, celui qui craignait le pire l’a lui-même provoqué. Dans une société où il est difficile de concevoir l’amour dans la durée, je venais d’être la cible de l’impératif de l’exploration permanente.
Le désengagement, forme ultime de la liberté ?
C’est peut-être une question de définition. La liberté n’est plus vue aujourd’hui comme la liberté de choisir dans quoi on s’engage. La liberté ultime, dans nos sociétés postmodernes, est plutôt comprise comme un refus des contraintes et d’un engagement véritable et aussi comme la possibilité renouvelée de se dérober à n’importe quelle situation, bonne ou mauvaise. La liberté ultime c’est, en effet, d’être nu au sens figuré : sans pays, sans patron, sans règle, sans âge. Se mouvoir dans un présent permanent où l’on n’a pas à choisir véritablement et où une réalité fantasmée est toujours plus exaltante que l’engagement dans une possibilité réelle. Cette liberté fantasmée, qui nous délivrerait des obligations primaires de notre survie, nous apparaît comme le remède final aux contradictions intrinsèques de notre condition humaine. À l’heure où le mot liberté est sur toutes les lèvres, le pire des sacrilèges serait donc de ne pas « profiter » de notre jeunesse.
Découvrir de nouveaux formats de seins, de sexes et de fesses, tel semblait être le nouveau synonyme de l’émancipation autour de moi, une conception des relations amoureuses qui, dois-je le confesser, m’est toujours apparue étrangère. L’idée d’aller à la rencontre des êtres, certes cela me plaisait, mais celle de consommer les êtres frénétiquement me semblait absurde. Pourtant, le préjugé de l’époque voulait que l’accumulation d’expériences sexuelles et émotionnelles, y compris celles qui nous abîment, nous révélerait à nous-mêmes.
La multiplication, tel était l’enjeu. Aimer simplement son amoureux et vouloir faire sa vie avec lui était tout à fait ringard. C’était le scénario de la banalité, l’assurance d’une vie médiocre de banlieusards fauchés. Non, nos contemporains branchés ne nous le permettraient pas. Pour être résolument modernes, il ne fallait plus s’empâter dans une relation saine, en apparence heureuse, du fond de laquelle il était impensable d’avoir accès à l’ensemble des sentiments humains disponibles, une calamité à une époque où il fallait tout vivre, tout consommer. Mais si cet amour vous rend heureux ? Là n’était pas la question. Parce que si vous êtes heureux, vos amis ou l’époque se chargeraient bien vite de vous rappeler que ce temps était compté. Après le bonheur formel et la passion fusionnelle, qui ne durent qu’un temps, viendrait sans faute cette période où il faudrait se demander si vous êtes véritablement heureux, avec la même intensité, la même fréquence, la même tonalité. Après quelques mois, quelques années si vous êtes chanceux, la réponse serait forcément non. Pis encore, après la question bien secondaire du bonheur, il faudrait vous demander si vous aviez « assez vécu ». Là encore, l’époque implacable vous répondrait non.
La liberté, c’était donc explorer. Je l’ai fait, à ma manière tout de même : je vous épargne les détails... À nouveau célibataire, je revenais – pour paraphraser mes amis – « sur le marché ». Une expression aussi horrible qu’exacte. Aux yeux de la société, je me joignais à cette catégorie sociale des célibataires occidentaux dont une des principales caractéristiques était d’être une possibilité statistique sexuelle ou relationnelle pour d’autres célibataires et, faut-il le préciser, pour quelques personnes en couple qui consentent à « explorer » secrètement ailleurs… Bien sûr, l’idéal d’un amour plein et entier, véritable et durable persiste encore et on s’y accroche. J’en suis. Mais la réalité d’une majorité de gens en quête d’amour est loin de ce portrait idéalisé. Après des années de rencontres, de relations amoureuses pour certaines fructueuses, pour d’autres moins, après des années à observer mes amis et mon époque, je réalise qu’il est de plus en plus difficile de nouer des relations amoureuses véritables à long terme. Le calcul permanent des avantages et inconvénients d’être avec telle ou telle personne altère la possibilité même d’une expérience amoureuse authentique. Triste diront certains, mais dans ce nouvel ordre amoureux, ce qui frappe souvent c’est la froideur du calcul de certains de nos contemporains dans la recherche d’un partenaire amoureux. Avec un mariage sur deux qui se dissout, des unions libres qui suivent la même courbe, de vagues rumeurs sur des couples ouverts existants ou polyamoureux – vous en connaissez, vous, des couples vraiment ouverts ? –, ça fait beaucoup de gens « sur le marché » qui tentent de trouver la perle rare qui saura rester au-delà de la durée règlementaire des frissons amoureux liés essentiellement à la nouveauté.
Le sexe est une chose, mais il n’est pas tout. Après avoir été échaudés par l’amour, plusieurs le voient comme un enfermement auquel il faudrait échapper. L’être cher devient paradoxalement le symbole d’une nouvelle prison. Je t’aime mais parce que je t’aime, je dois renoncer à toutes ces autres occasions ; en même temps que je t’aime et que tu m’aimes, tu contrains ma liberté, mes possibilités d’exploration. Avec toi, j’ai cette vie, réelle certes, mais elle ne sera jamais toutes les autres que j’aurais pu avoir, lesquelles, dans mon imagination, collent toujours à un fantasme où l’argent et les voyages couleraient à flot et où les bourrelets, la routine et la monotonie seraient inexistants. La recherche de l’excitation permanente, le culte de la jeunesse qui nous fait refuser de voir la vieillesse chez soi comme chez l’autre et notre vision postmoderne de la liberté, en tant que désengagement, nous condamnent souvent malgré nous à voir notre conjoint ou conjointe comme un frein à l’atteinte de cette vie parfaite qui, faut-il le rappeler, relève pourtant du pur fantasme.
Amour-transaction
Même si la liberté des mœurs est somme toute chose acquise aujourd’hui, nous sommes pourtant très loin de l’époque « peace and love ». L’heure est au consumérisme des corps et des vies. À la ville comme à la campagne, la solitude augmente. Avec la multiplication des relations amoureuses, nous avons plus de sexe mais souvent moins d’intimité. Avec les relations de plus en plus courtes, nous avons plus d’anecdotes à raconter à nos amis mais de moins en moins de souvenirs à se remémorer en couple. En consentant à un calcul relationnel où les attraits physiques d’un partenaire potentiel sont décortiqués telle une marchandise, et les caractéristiques personnelles des individus scrutées à la loupe, de plus en plus de gens en viennent finalement après une rupture amoureuse à se magasiner non seulement un nouveau corps à consommer mais aussi un nouveau statut social à essayer. Ils consentent finalement à intégrer ainsi une logique de marchandisation des rapports amoureux.
Chaque époque a ses codes amoureux. On a connu le mariage de raison, l’amour romantique, l’amour courtois, voici maintenant l’amour-transaction. Il peut advenir rapidement et se dissoudre tout aussi vite. Vous n’êtes pas satisfait du produit, vous pouvez consommer autre chose. Comme d’entrée de jeu vous n’êtes pas sûr de sa garantie, vous n’espérez pas grand chose à long terme. De toute façon, il y aura certainement mieux dans les nouveautés à venir.
Puisque nous croyons de moins en moins à la durée du couple, se « magasiner » une relation est devenu courant. Certaines caractéristiques sont « payantes », la jeunesse, la beauté, la candeur, alors que les corps tombants, lourds, vieillis et malades n’ont plus la cote depuis longtemps. Retomber célibataire à 50 ans et risquer de tomber sur des seins tombants, voilà une perspective peu réjouissante. Avoir à se dénuder à 50 ans devant quelqu’un qui fait un tel calcul, voilà quelque chose d’effrayant. Il suffit de visiter les sites de rencontre : véritables catalogues de l’amour, on y magasine une relation, du sexe ou de la compagnie comme on se commande des mets chinois. Il y a quelque chose de cruel dans cette nouvelle « sélection naturelle des partenaires ». La sélection ne se fait plus une, deux ou trois fois au cours d’une vie mais d’une façon permanente, au gré des ruptures et de relations où, à tout moment, on peut vous larguer pour mieux, pour plus, pour un partenaire qui serait plus satisfaisant.
La perspective d’un produit amoureux plus neuf, ludique et excitant nous menace constamment. Peut-être vous-même, en ce moment, faites-vous ce calcul… Mais à ce jeu, personne ne sort indemne. Si vous consentez à faire ce calcul, il y a fort à parier que d’autres le feront aussi à votre sujet. Dans l’amour-transaction, la froideur mathématique se fait dans les deux sens ou ne se fait pas. Cette logique de l’amour consumériste s’étant infiltrée jusque dans nos chambres à coucher, les êtres finissent par se consommer tels de vulgaires produits. Se consommer encore puis se jeter, s’abreuver à un trop plein de rien pour combler le vide jusqu’à ce que notre cœur soit bien asséché.
Notre vision de l’amour s’est considérablement appauvrie. Nous ne l’envisageons plus désormais que sous le prisme de la passion aveugle des débuts. Cette exaltation est merveilleuse et pour l’amoureux postmoderne, la fin de la passion permanente atteste la défaillance du couple. Les vieux couples d’aujourd’hui n’acceptent pas que la passion ne se manifeste plus à chaque instant. On peine aujourd’hui à voir l’autre dans son entièreté, cet être qui nous fait jouir certes, rire et pleurer aussi parce qu’il est encore capable de nous émouvoir ; qui nous révèle à nous-mêmes dans toute notre complexité et qui au-delà des rides qui se creusent sur notre visage au fil des années, continue de nous aimer entièrement. Dans cette vision anémique de l’amour, l’autre se résume à un « toy » d’excitation, un objet dont les effets émotionnels doivent s’apparenter à un trip d’ecstasy au quotidien, sans quoi la fin est proche.
Je regarde ce spectacle, je n’en veux à personne, ni à mon époque, ni à cet homme dont j’ai été follement amoureuse et qui, après dix ans, ne s’est jamais véritablement engagé dans une relation à long terme. La solitude est parfois la meilleure des maîtresses. Après avoir connu l’amour, oui, un nouveau champ de possibles s’était ouvert à moi. Mais plus que mon exploration amoureuse personnelle, ce sont les nouveaux codes amoureux que j’allais surtout apprendre à connaître, un territoire parfois bien plus aride que les vestiges de ma peine d’amour. Noyée dans mon chagrin d’alors, dans mon désir de comprendre, de vivre, j’ai fait la connaissance de plusieurs autres âmes vagabondes, esseulées comme moi, à la recherche d’amour et parfois de la copie d’un amour qu’elles avaient jadis connu. J’ai fait des rencontres fabuleuses, longues, courtes, parfois si furtives malgré leur intensité que j’en aurais pris davantage et qui font que, même si nous avons alors parfois envie de prendre un congé d’aimer, nous continuons à « croire en l’amour » et à vouloir que notre cœur recommence à battre plus vite. Y croire, sans calcul, sans attentes et sans les précautions d’usage, à l’instar de ce que je vis avec celui que j’allais aimer beaucoup plus tard et qui continue aujourd’hui à faire battre mon cœur.
Je n’en veux donc à personne d’essayer de vivre, d’explorer, d’aimer et de penser que c’est parfois à travers mille chemins qu’on trouve le sien et que ce n’est peut-être pas si grave non plus de ne pas en trouver un en particulier. Mais ce que je souhaite pour la suite, c’est peut-être que nous ne nous perdions pas complètement dans cette brutalité sentimentale, où chacun doit toujours avoir l’impression d’être mieux, plus beau, jeune et riche pour valoir quelque chose aux yeux de quelqu’un. Cette époque d’ « exploration postmoderne » est loin d’être terminée, en fait nous en sommes encore aux premiers balbutiements. La durée altérée des relations amoureuses en est certainement une de ses manifestations, peut-être n’est-elle pas si grave au final. Mais une chose l’est à mes yeux ; l’humanité avec laquelle nous nous traitons aujourd’hui, déjà altérée par moment, qu’en restera-t-il demain ?
KARIMA BRIKH