Le 11 janvier dernier était le 199e anniversaire de naissance d'un des « Pères de la Confédération » : John A. Macdonald. C'est essentiellement par l'entremise de Twitter que j'ai pris connaissance de l'événement qui, de manière assez peu surprenante, n'a fait que très peu de vagues dans les médias québécois ou dans la communauté historienne de la province. Du côté du Canada anglais, cet anniversaire a toutefois suscité bien des réactions. D'une part, historiens et intellectuels de différents horizons se sont prononcés sur le personnage qui orne encore aujourd'hui les billets de 10$. Le lecteur intéressé en verra de toutes les couleurs. Si la majorité des commentateurs se gardent de célébrer naïvement l'héritage complexe de Macdonald, le ton utilisé varie grandement. Par exemple, alors que l'historien Don Smith invite à un examen pondéré de l'attitude du premier ministre face aux autochtones (« Sir John A.’s relationship with aboriginals needs a closer look », Globe and Mail, 11 janvier 2014), l'historien Timothy Stanley ou la blogueuse Nora Loreto voient plutôt en Macdonald un suprémaciste blanc aux visées génocidaires (« From #sirJAM to the National Post: Racist historical myths live on », Rabble.ca). Même le biographe de Macdonald, l'ancien journaliste Richard Gwyn, y va d'un mélange de qualificatifs ambigu pour décrire un homme qu'il admire visiblement: « devious, astute, manipulative, resilient, clever, daring » (« Confederation’s true father? John A. Macdonald », Globe and Mail, 3 janvier 2014). Quant à l'historien Alastair Sweeny, il considère que Macdonald, « our beloved whisky-sodden first prime minister », était un acteur relativement mineur dans les événements qui menèrent à l'Acte de l'Amérique du Nord britannique (« Confederation’s true father? George-Étienne Cartier », Globe and Mail, 3 janvier 2013). D'autre part, le 199e anniversaire du premier ministre conservateur a été souligné de manière moins polémique dans le cadre de différents événements commémoratifs officiels, incluant la mise en ligne d'une nouvelle « Minute du patrimoine », qui met en relief de manière spectaculaire tous les défauts de cette formule qui javellise et simplifie l'histoire de manière parfois grotesque. Ces événements représentent autant de répétitions de ce qui nous attend l'année prochaine. On peut ainsi supposer que son 200e anniversaire suscitera des réactions similaires: désintérêt au Québec, controverses historiennes autour de l'ambiguïté de son héritage au Canada anglais, célébrations commémoratives d'un océan à l'autre (gracieuseté d'un généreux financement fédéral) faisant fi de cette complexité pour mythifier le personnage.
Cet anniversaire et les réactions qu'il a suscitées m'ont interpellé pour deux raisons. Première raison : en tant que président de l'Institut d'histoire de l'Amérique française, j'ai récemment eu à préparer et à soumettre un mémoire reflétant l'opinion des membres de l'institut et de son conseil d'administration dans le cadre de la consultation organisée par le gouvernement du Québec sur l'enseignement de l'histoire au secondaire. Cet exercice et les discussions avec le comité de consultation m'ont amené évidemment à réfléchir au programme actuel et à sa nécessaire réforme, mais surtout, d’un point de vue plus personnel, au rapport que devraient y entretenir mémoire et histoire, et à la place que devrait y occuper le Canada. Deuxième raison : comme professeur à l'Université de Sherbrooke, je donne pour la cinquième année d'affilée un cours que je décris sans hésitation à mes étudiants comme celui qui m'a le plus ennuyé lorsque j'étais moi-même au baccalauréat: l’histoire du Canada depuis 1840. Évidemment, j'ai cheminé depuis l'an de grâce 1997 et je me fais maintenant un devoir d'expliquer à mes étudiants que, même si j'ai à rivaliser avec l'Empire romain, les croisades, les Lumières, la Révolution française, les totalitarismes du 20e siècle et autres « super stars » de l'histoire du monde, je tâcherai de rendre la matière aussi intéressante que possible en leur montrant que l'histoire du pays ne se limite pas, pour puiser dans mes propres souvenirs, à la pêche à la morue ou au commerce des « staples ». Je leur explique également que, quelle que soit leur allégeance politique, il s'agit de l'histoire de l'État dans lequel ils évoluent actuellement. Chaque année, cette première séance est l'occasion pour moi de réfléchir à la place que devrait occuper l'histoire du Canada au Québec et à la façon dont elle devrait être enseignée. À chaque fois, je suis fasciné de constater à quel point la réponse ne va pas de soi.
D'une certaine façon, le cours que je donne occupe une place unique parmi ceux que nous offrons en première année du baccalauréat et qui doivent permettre aux étudiants de survoler la presque totalité de l'histoire occidentale. Il s'agit à la fois d'une matière « chaude », c'est-à-dire d'une histoire qui a de puissants échos contemporains pour la majorité de mes étudiants, mais également d'une histoire en bonne partie étrangère à leur mémoire collective. Par exemple, s’ils ont tous une assez bonne idée de ce qu’est la Crise d’octobre, je doute que la majorité d’entre eux ait jamais entendu parler de la grève générale de Winnipeg de 1919. Je tire toujours d’ailleurs un certain plaisir à leur parler des « séparatistes » néo-écossais de l’immédiat après-Confédération, qui auraient eu peu de difficulté à l’époque à obtenir une majorité claire si on leur avait laissé la chance de tenir un référendum. Faisant écho aux propos prononcés récemment par le ministre péquiste Jean-François Lisée, on pourrait donc voir dans l'histoire du Canada, l'histoire de ce « corps étranger » auquel il faisait référence. Mais ce serait faire fausse route. Comme l’a rappelé Graham Fraser, dans la réponse qu’il a adressé à monsieur Lisée dans Le Devoir (« ‘Décanadianisation des Québécois’ - Pourquoi M. Lisée a erré en parlant de ‘corps étranger’ », Le Devoir, 20 décembre 2013), il n’y a pas d’âge d’or de l’engagement québécois auprès du Canada. Bon, la suite du texte de monsieur Fraser est drôlement optimiste quant aux chances qu’ont les deux solitudes de dépasser leur incompréhension mutuelle, mais il est indéniable que l’histoire des rapports Québec/Canada est marquée par une instable tension entre accommodement et aliénation. Enseigner l’histoire du Canada au Québec serait ainsi non pas vendre le projet (con)fédéral aux étudiants et encore moins le diaboliser, mais de l'explorer dans toute sa complexité.
Plus encore, si l’on assume que le gouvernement Marois sera en mesure à la fois de réformer le programme d’enseignement de l’histoire au secondaire dans le sens proposé dans le document de consultation évoqué plus haut et d’intégrer un cours obligatoire d’histoire du Québec au niveau collégial, il devient plus pressant de présenter aux étudiants québécois qui débarqueront dans les universités de la province une histoire du Canada qui ne soit pas centrée exclusivement ou principalement sur le Québec, une histoire qu’ils auront déjà vue sous toutes les coutures, mais qui leur permette d’explorer ces aspects de l’histoire canadienne qui leurs sont étrangers. Encore une fois, on soulignera qu’il ne s’agit pas ici de jouer au chantre du fédéralisme, mais de bien préparer ces étudiants qui sont appelés à devenir des spécialistes de l’histoire, mais également des citoyens éclairés et informés. C’est doublement important dans la mesure où, dans la grande majorité des universités francophones de la province, le Canada disparaît complètement comme objet historique après ces cours d’introduction.
Il s’agit donc d'armer nos étudiants face aux récits mémoriels qu’on tricote et qu’on continuera à tricoter à Ottawa : ainsi, en plus du 200e anniversaire de naissance de Macdonald, nous devons nous attendre à tout un déploiement pour le centenaire de l’entrée en guerre du Canada en 1914 et le 150e anniversaire de la Confédération. Il s’agit aussi de leur permettre de jeter un nécessaire regard critique aux récits qui se tricotent au Québec. Je pense, par exemple, à ces textes de l’historien Gilles Laporte qui ont récemment été publiés dans les pages du Devoir quant aux drapeaux des deux solitudes. Dans un premier texte, il oppose de manière caricaturale les débats et manœuvres qui menèrent à l’adoption de l’unifolié et du fleurdelisé, accentuant les déchirements qui entourèrent l’adoption du premier et taisant les motifs essentiellement partisans qui amenèrent Duplessis à déployer le second (« L'unifolié, un drapeau né dans la douleur », Le Devoir, 11 janvier 2014). De plus, il erre lorsqu’il affirme que l’unifolié s’est imposé par indifférence. Il a beau ne pas s’en réclamer, comme moi d’ailleurs, mais le nationalisme canadien ne manque pas d’ardents patriotes qui se reconnaissent dans et affectionne leur drapeau rouge et blanc. À l’opposé, c’est plusieurs années après son dévoilement que le fleurdelisé devint un symbole unificateur et associé au néonationalisme québécois. Dans la même veine, son texte consacré au « miracle de Carillon » a tous les éléments nécessaires à la confection d’une « Minute du patrimoine » à la québécoise : un emblème aux origines lointaines et glorieuses associé à une victoire datant d’un âge d’or révolu, une rencontre avec un prêtre mystérieux presque cent ans plus tard, puis la transmission de cette relique dont le fleurdelisé serait le digne descendant (« Le miracle de Carillon », Le Devoir, 21 janvier 2014). Qu’ils viennent d’un côté ou de l’autre de l’Outaouais, ces raccourcis mémoriels témoignent du rôle de garde-fou que doit jouer l’historien dans la cité et c’est notamment en enseignant l’histoire du Canada, dans toute sa complexité, à nos futurs historiens que nous les équiperons pour participer à ce débat, qu’il s’agisse de nourrir ou de critiquer les récits mémoriels sur lesquels s’appuient nos identités collectives, mais aussi de comprendre l’actualité dans sa profondeur historique. Qu'on le veuille ou non, le Canada est une composante essentielle de l'histoire du Québec comme nation et de son ADN comme société. Devrait-elle advenir demain, l'indépendance n'y changerait rien.
HAROLD BÉRUBÉ