Après plusieurs mois de débats sur la Charte des valeurs québécoises, il ne fait aucun doute que ce projet de loi touche quelques cordes sensibles au sein de la société québécoise. Plus encore, on voit que ce débat dévoile avec une rare acuité une tension existentielle au sein de cette dernière. On peut même se demander en quoi il serait utile de le mentionner, tant les débats de nature existentielle ont parsemé la trame historique du Québec contemporain. À coup sûr, nombreux sont ceux qui refusent ce genre de débats, puisqu’ils composent vraisemblablement l’ingrédient fondamental du remède le plus intemporel contre les effets du statu quo débilitant.
De toute évidence, il y a donc un refus du politique chez les apôtres du statu quo. D’un côté, il y a les tenants des « vraies affaires », entrepreneurs et rentiers patentés, qui n’en ont que pour l’action gestionnaire et comptable, sans incarnation aucune dans les paramètres de la spécificité québécoise. Ne faut-il pas pourtant savoir pour qui l’on gère avant de prétendre vouloir gérer pour le mieux? Nos affairistes gèrent-ils un agrégat d’individus épars ou pourront-ils un jour prétendre se vouer au bien-être d’un collectif enraciné, corollaire d’une certaine charge existentielle, hors de l’abstraction étroite et déshumanisante de l’homo economicus?
Certes, la chorale des bien-pensants dispose de plus d’un répertoire idéologique lorsqu’elle profère le doux chant du laisser-faire tranquille. Se réappropriant à sa façon la tentation séculaire de l’apolitisme propre à la nation canadienne-française, son discours est économique, mais aussi culturel et identitaire. Le refrain est connu : le nationalisme de l’homme du commun est une maladie. La majorité québécoise dite « de souche » est à rééduquer au nom de l’absolutisation des droits de la personne et de la complainte éternelle de nos irréductibles marginalisés. Ne tombe-t-on pas un peu vite dans le registre de la surpsychologisation victimaire, lorsqu’on affirme que l’obligation de retrait des symboles religieux en milieu de travail dans le secteur public traumatisera - rien de moins! - ceux qui les portent?
C’est vite oublier que faire société, ce n’est pas seulement s’enquérir de droits, mais bien aussi consentir à un certain nombre de devoirs. Ce qui donne à l’Homme son caractère d’humanité, de civilisation, c’est bien sûr sa capacité d’adaptation, mais aussi plus spécifiquement sa capacité à vivre parmi les siens, s’astreignant lui-même à un certain nombre de règles qui balisent son comportement dans l’espace de sociabilité qui est le sien. Est humain celui qui ose s’inscrire dans le sens d’une entité qui lui préexiste et le dépasse. Est humain, encore, celui qui fait preuve de modération dans l’espace public. Est humain, enfin, celui qui comprend que la dynamique sociale exige des individus qu’ils compartimentent leur existence pour faire en sorte que la vie en groupe ne soit pas qu’une guerre d’ego au quotidien.
Or, qu’on le veuille ou non, la société québécoise n’a jamais su baliser adéquatement les modalités de son accession au monde humain, n’ayant pas eu l’occasion de définir les contours de son humanité particulière. En d’autres termes, nous baignons dans les questions existentielles puisque nous souffrons individuellement d’inachèvement collectif. Parce qu’encore, que cela nous plaise ou non, la société québécoise n’a à ce jour jamais su normaliser pleinement son existence politique même. Et quand les modalités même de l’existence d’une société, ses paramètres culturels, linguistiques et identitaires, ne jouissent ni d’un consensus social ni d’un aménagement politique et constitutionnel, elle se condamne elle-même à l’errance perpétuelle sur son devenir.
Comprenons-le bien une fois pour toute : le débat sur la Charte de la laïcité dépasse largement le champ de son application concrète. Il est l’occasion d’un débat sur nous-mêmes, plus encore l’occasion d’un renouvellement politique sans précédent. Si on ne peut être contre la notion même d’élite, on peut se réjouir profondément de voir cette dernière, dans sa frange la plus bien-pensante et moralisatrice, trembler devant cette occasion que nous nous donnons ici. Car du côté du Québec national, nous avons-là très certainement l’opportunité de reprendre le dur labeur qui nous donnera peut-être, enfin, ce sentiment d’achèvement, de paix intérieure face à nous-mêmes.
Il convient également de rappeler que ce discours anti-charte de nos élites, la chorale des bien-pensants, c’est peut-être l’ultime cri du cœur d’une élite appelée à subir un certain déclassement. Puisqu’en marge des sondages d’opinions et des enquêtes, la polarisation suscitée par la Charte véhicule aussi la remise en phase du politique avec les préoccupations existentielles de l’homme du commun, lequel encore témoigne possiblement d’une certaine sagesse héritée de nos préceptes civilisationnels. Bien sûr, l’homme du commun se fera regarder de haut par la bien-pensance à la mode qui pollue bon an mal an les filières d’élite.
Malgré tout, ne serait-ce pas là le temps venu d’un juste retour des choses? En vérité, je n’ai guère l’impression de me trouver à l’occasion de ce débat sur la laïcité face à un Québec particulièrement fragmenté. Comme toujours, on voit les différents corporatismes s’activer pour faire valoir leur point de vue et espérer peser dans la balance. Mais, en bout de ligne, la principale ligne de fracture qui traverse ce débat s’installe entre le peuple et ses élites. Le schisme qui subsiste en la matière entre ces deux entités est désormais complet, total, quasi-irréversible. Au-delà de la Charte, disons-le, nous assistons à une authentique lutte de classe, non pas pour le contrôle des moyens de production comme le voulait jadis la vulgate marxiste, mais bien sur l’enjeu relatif à la dénationalisation du Québec.
Le jeu politique qui s’annonce cette année sera lourd en signification pour le destin de la nation québécoise. Il prendra très certainement la forme d’un duel où s’affronteront deux visions distinctes de la démocratie : celle du minoritaire et du majoritaire. S’articuleront deux visions opposées de la société : l’une relative à cette vieille humanité, assortie de la conscience qu’on ne peut vivre bien longtemps « tout seuls, ensemble » sans qu’émerge graduellement une forme de guerre culturelle de basse intensité. L’autre liée à cette humanité émergente, expérimentale. Pour tout dire, elle constitue bien davantage une « posthumanité », laquelle semble se vouer à l’éradication de tout sens des limites, laquelle semble ne voir dans l’humanité de l’Homme qu’une entreprise continue d’émancipation personnelle devant déboucher sur le meilleur des mondes.
On peut être pour ou contre le projet de Charte, le principe de laïcité ou de neutralité de l’État. Mais de part et d’autre de ces positions, au-delà du strict argumentaire trop souvent assorti des épithètes navrantes d’exclusion, voire même de racisme, peut-on arrêter de croire qu’il ne s’agit que d’un débat sur la Charte? Depuis les propos de Jacques Parizeau suite au référendum de 1995, au moins depuis la crise des accommodements raisonnables, plusieurs auront vu au Québec, avec raison, divers symptômes de fatigue politique et culturelle. Si les racines de cette fatigue sont profondes et diversifiées, je crois que l’interdit catégorique de réfléchir à voix haute, de débattre d’immigration et de penser l’aménagement des disparités culturelles, parasite grandement notre disponibilité envers la politique.
Elle n’est désormais que l’apanage des experts en tout genre, lesquels ne font que relayer le discours des groupes d’intérêts, soi-disant au nom de la raison. Ils ont déjà fait valoir tous les points de vue possibles et imaginables : économique, juridique, pédagogique, syndicaux et j’en passe. N’en demeure pas moins que pour le peuple, le message est clair : payez vos impôts et vos taxes, laissez-nous le soin de gérer votre devenir. Pas de doute : nous sommes bel et bien parvenus à l’ère de la démocratie désenchantée et de l’impuissance collective.
Sommes-nous seulement conscients que nous avons devant nous, peut-être, un authentique débat de civilisation? N’est-ce pas d’ailleurs cela qui est en jeu ici, en marge du débat technique sur l’application concrète de la Charte? C’est pour ne pas manquer l’occasion de débattre en profondeur sur ces questions synthèses propres à notre époque qu’il faut tempérer, pour une fois, les débats de virgule et le dandysme intellectuel, piliers de la « babel critique » qu’est devenu le champ des échanges savants en la matière. Je m’en confesse : cette unique possibilité me suffit amplement pour appuyer, pratiquement sans réserve, le projet de Charte de la laïcité du gouvernement du Parti Québécois.
MATHIEU PELLETIER
L’auteur est candidat à la maîtrise en sociologie à l’Université du Québec à Montréal. Il travaille présentement à la rédaction d’un mémoire intitulé « Entre révolution culturelle et révolution nationale. Du rapport Parent à la consolidation de l’école québécoise moderne (1963-1980).