Comme l’a appris l’humanité ravie lors de l’« Avatar day », clou d’une campagne de promotion savamment orchestrée et à laquelle se sont joints complaisamment – c’est désormais la coutume – tous les grands médias internationaux, le dernier film de James Cameron est une prouesse technologique que l’on peut visionner en 3d et où se fondent harmonieusement représentations filmées et images de synthèse ; c’est aussi le film le plus cher de l’histoire (il aurait coûté la bagatelle de 350 millions de dollars !).
L’histoire, plutôt banale, met en scène l’invasion et l’exploitation brutale de la planète Pandora, située à des années-lumière de la Terre, par un consortium minier dont les activités et les intérêts sont protégés par des marines américains, dont on ne sait trop s’ils agissent en qualité de soldats ou de mercenaires au service de cette compagnie privée.
Sur cette planète luxuriante vit une population humanoïde, les Na’vis, qui tiennent davantage des Amérindiens de westerns des années 1980 que des aliens habituellement de service dans les films de science-fiction : ils sont grands (leur taille atteint les trois ou quatre mètres), bleus et luminescents, arborent une coiffure qui fait vaguement penser à la tonsure iroquoienne ou alors à la natte (avec cheveux tirés en arrière) que portaient anciennement les Chinois, et, comme de bien entendu, ils vivent en communion avec la nature. On voit, par exemple, l’héroïne du film s’excuser auprès de sa proie agonisante de l’avoir blessée à mort, comme le font, si je ne m’abuse, certains chasseurs de la forêt amazonienne. Cette analogie entre les Na’vis et les tribus amérindiennes de l’Amérique du Nord ou du Sud – et incidemment entre le film de Cameron et le genre cinématographique du western –, qui a été abondamment mentionnée par les commentateurs, est renforcée par quelques détails, dont la façon des Na’vis de monter à cru des quadrupèdes qui font penser à des chevaux difformes, et, vers la fin de ce très long métrage, par l’évocation d’autres clans sur la planète Pandora, dont celui des Na’vis « des plaines ».
Le héros du film, Jack Sully, un ancien soldat qu’une blessure cloue dans un fauteuil roulant, se voit proposer une mission un peu spéciale. Il s’agit de remplacer son frère jumeau, scientifique de haut niveau mort inopinément alors qu’il s’était entraîné durant des années afin de participer à une expérience inédite sur la planète Pandora. Cette expérience, à laquelle il est invité à se joindre malgré les réticences des scientifiques chargés de la mener à bien, consiste à transférer son esprit dans un avatar, c’est-à-dire dans un corps fabriqué en laboratoire en mélangeant de l’adn de Na’vi et d’humain, afin d’emprunter l’apparence des indigènes de cette planète de façon à pouvoir se mêler à eux, pour ainsi les approcher et apprendre à mieux les connaître.
Par excès de témérité, l’ex-militaire s’égarera en forêt dès sa première sortie dans la peau de son avatar et ne devra de parvenir à survivre dans cet univers apparemment hostile car peuplé de nombreuses bêtes sauvages, qu’à la rencontre d’une jeune Na’vi du nom de Neytini. Celle-ci l’initiera comme il se doit aux mystères et aux merveilles de son monde comme aux us et coutumes de son peuple : succession de scènes idylliques où Jack Sully, d’abord maladroit et démuni comme un enfant, guidé par la belle Neytini, découvre peu à peu ce nouvel univers dont il doit tout apprendre.
De retour parmi les siens, il sera chargé par son supérieur, le colonel Quatrich, d’espionner les Na’vis au profit de la compagnie et surtout d’essayer de les convaincre de quitter leur territoire dont le sous-sol recèle d’importantes quantités d’unobtainium, un minerai précieux en ce qu’il permettrait de trouver une solution à la crise énergétique qui sévit sur terre. Devant le refus des Na’vis de quitter les lieux, les marines du colonel Quatrich détruiront en quelques minutes, à coup de missiles et de bombes incendiaires, l’arbre-maison gigantesque qui abritait la culture na’vie, poussant les Na’vis à une résistance aussi énergique que désespérée.
Durant cette insurrection, ils pourront compter sur le soutien actif de Jack Sully et des membres de l’équipe de scientifiques vivant partiellement parmi eux sous l’apparence de leurs avatars ainsi que d’une femme pilote d’hélicoptère et transfuge du camp des marines. Les scènes finales du film verront donc s’affronter les forces ultramodernes des terriens (qui sont équipés d’hélicoptères futuristes et de robots de combat humanoïdes) et des guerriers na’vis armés de lances, d’arcs et de flèches dont Jack Sully aura pris le commandement. C’est durant cette bataille de fin du monde, et alors que tout semble perdu pour les pauvres extraterrestres, qu’Eywa, la Toute-Mère, déesse tutélaire des Na’vis et personnalisation de la Nature, prendra parti contre l’envahisseur. Alors, les animaux eux-mêmes s’attaqueront aux marines et, grâce à cet appoint inattendu, les Na’vis pourront prendre le dessus sur eux et remporter la victoire. Le film s’achève sur la reddition des terriens que des guerriers na’vis en armes escortent et surveillent de près tandis qu’ils se dirigent un peu penauds vers les vaisseaux spatiaux qui les ramèneront vers la Terre.
Il n’en fallait pas plus pour que des éditorialistes et blogueurs conservateurs aux États-Unis y voient, tel John Podhoretz dans le Weekly Standard, une métaphore de la guerre en Irak (l’unobtainium du film peut évidemment faire penser au pétrole) et « un appel à la défaite des soldats américains1 » ou bien qualifient le film d’« anti-américain », de « gauchiste » (n’y évoque-t-on pas, tel un coup de pouce à l’équipe Obama, l’absence de couverture médicale qui empêche le héros d’être guéri de sa paraplégie ?) et lui reprochent au surplus de faire la promotion d’un panthéisme résolument antichrétien. À leur suite, le Saint-Siège condamnera, par la voix de la radio du Vatican, le paganisme d’un film qui « tourne l’écologie en religion » et fait de la nature « une divinité à vénérer ».
Pendant ce temps, les thuriféraires de James Cameron chanteront quant à eux les louanges de ce long métrage dans lequel ils croient reconnaître un manifeste écologiste et anti-impérialiste : n’y voit-on pas des soldats américains faire usage de leur arsenal destructeur afin d’augmenter les profits des actionnaires terriens d’une compagnie minière qui semble incarner la logique économique mortifère du capitalisme sauvage ?2 Le réalisateur lui-même, dans une entrevue accordée au Figaro, n’hésitait pas à proclamer les principes de ce qu’il nomme pompeusement la « philosophie [sic] d’Avatar », déclarant sur le ton sentencieux et infantilisant si caractéristique des prophètes autoproclamés d’aujourd’hui : « Nous sommes en train de perdre le contact avec mère Nature. L’être humain néglige de plus en plus les cycles de la vie, considère la nature comme une simple productrice de protéines. L’harmonie s’éloigne […] », et autres mièvreries mystico-écologistes3 auxquelles le courant du Nouvel Âge comme le cinéma nous ont malheureusement et depuis belle lurette habitués (c’était déjà la philosophie [re-sic] du Roi lion).
En fait, toute cette polémique témoigne surtout de la capacité des blockbusters dont les techniques de lancement sont bien rodées à faire parler d’eux ainsi que de notre propension, en elle-même plutôt narcissique, à transformer nos divertissements les plus banals en phénomènes de société4. Elle est révélatrice également de cette tendance indéniablement de notre temps à favoriser une naïveté (feinte ou non) qui nous mène à mimer la posture du débat et à vouloir à tout prix enfermer nos désaccords dans une série d’oppositions aussi simplistes que rassurantes, car pourvoyeuses de bonne (ou de fausse) conscience : liberals (au sens états-unien du terme) contre conservateurs ; proguerre contre pacifistes ; défenseurs et adversaires de l’écologie ; dogmes chrétiens contre pensée séculière ; antiracisme radical contre racisme involontaire ; pro et antitabac, etc. Ce jeu d’oppositions toujours accusatrices et toute cette rhétorique manichéenne ont surtout pour résultat de masquer et de reléguer dans un arrière-plan nébuleux où elle demeure trop souvent ignorée la complexité des questions et des problématiques ainsi évoquées.
Dans ces conditions, il n’est peut-être pas inutile de reprendre sur nouveaux frais l’analyse de ce film voué à crever les écrans et, tout en récusant ce manichéisme parfois trop simpliste, de le considérer pour ce qu’il est : une fiction commerciale produite à grand renfort de gadgets informatiques qui surfe sur des tendances à la mode et constitue de ce fait un miroir du temps, une sorte de synthèse des mythologies dans le vent en ce début de troisième millénaire.
Considérons pour commencer ce personnage d’ancien marine paraplégique, joué par Sam Worthington, à qui la vie offre sur Pandora une seconde chance. On laisse entendre au spectateur que ce frère qu’il s’en va remplacer (et à l’égard duquel il nourrit une certaine culpabilité) faisait figure d’intellectuel de la famille, celui qui avait réussi, tandis que lui-même en était le « raté », la « tête brûlée », contraint, faute de mieux, de s’engager dans l’armée. Il sera d’ailleurs au début de l’histoire classiquement en butte aux sarcasmes et devra faire face à la méfiance des collègues de son frère décédé et de leur chef, le Dr Grace Augustine (joué par Sigourney Weaver) qui ne le prennent pas au sérieux en raison de son absence quasi complète de formation scientifique. On reste donc dans l’archétype, si cher au cinéma hollywoodien, du héros inculte et moins habile à se servir de sa tête que de ses poings. C’est le personnage classique de l’outsider qui intègre une dimension antihéroïque censée l’humaniser et donc faire passer entre lui et le spectateur un courant de sympathie.
On peut dire de ce personnage désormais traditionnel du cinéma américain ce qu’Umberto Eco écrivait au sujet de Superman, ou plutôt de sa double identité d’extraterrestre tout puissant dissimulé sous l’apparence de Clark Kent, « type apparemment peureux, timide, médiocrement intelligent, un peu gauche, myope ». Ce second avatar du célèbre personnage est là, estime le sémiologue italien, pour incarner « le lecteur moyen type ». Cette dualité du superhéros se trouve donc, toujours selon lui, à la base d’un stratagème narratif ou métanarratif destiné à ce que,
par un évident processus d’identification, n’importe quel petit employé de n’importe quelle ville d’Amérique [nourrisse] le secret espoir de voir fleurir un jour, sur les dépouilles de sa personnalité, un surhomme capable de racheter ses années de médiocrité5.
Le type du héros bourru, maladroit, imprudent, souvent asocial et mal aimé de ses supérieurs (et ici, en outre, handicapé) a de toute évidence une fonction analogue et nourrit chez le lecteur de bandes dessinées comme chez l’amateur de cinéma un phantasme de toute-puissance revancharde dont la lecture du livre d’Umberto Eco suggère, puisqu’il puise d’autres exemples similaires dans la littérature populaire du xixe siècle (chez Alexandre Dumas et Eugène Sue) qu’il trouve son origine dans l’individualisme moderne et les contradictions apparues dans la société urbaine et industrielle entre une exaltation romantique du « moi » et une socialisation de plus en plus poussée qui engendre un contrôle étroit et un conformisme de cet individu supposément libéré.
De plus, en mettant ainsi en scène et en valorisant un anticonformisme de parade, ce genre de héros flatte la portion adolescente du public à laquelle il était originellement destiné. Il incarne ce qu’on pourrait appeler un « complexe de Superman » (le pendant masculin du « complexe de Cendrillon ») pour adolescent (et éventuellement aussi pour ados attardés) fatalement « mal dans leur peau » et « incompris », mais assez égocentriques encore, du fait de n’être pas engagés trop avant dans les circuits de la vie sociale, pour se croire géniaux ou au moins voués à un destin forcément singulier.
De ce point de vue, que de tels films soient aujourd’hui considérés comme des œuvres cinématographiques « pour tous », et que les grands médias généralistes en parlent abondamment, en dit long sur cette adulescence qui tend bel et bien à devenir un phénomène de société, et sur la simplicité des goûts du grand public et son immaturité. Car cet univers de Pandora dans lequel nous plonge Avatar est bien un phantasme d’adolescent, un monde juvénile où chacun semble jeune, svelte6, vigoureux, audacieux, un monde idyllique sans véritables conflits, un monde enfin sans vieillard, sans jeunes enfants et où les parents, fussent-ils chef de tribu ou grande prêtresse, n’ont guère de pouvoir sur leur progéniture (la jeune Neytini qui doit épouser le futur chef n’en fait qu’à sa tête et lui préfèrera, comme cela était plutôt prévisible, l’avatar de Jack Sully).
On ajoutera que dans le film de Cameron l’unique personnage à ne pas répondre à ces critères de l’idéal « jeune » est le docteur Grace Augustine, dont il a déjà été brièvement question et qui dirige l’équipe scientifique qui a mis au point et expérimente les avatars. Elle est non seulement plus âgée, mais aussi plus colérique (moins « cool » ?) que ses jeunes collègues, et en outre – comme on l’a dit plus haut – elle fume7. D’une certaine façon, elle incarne la figure ambivalente de la mère, à la fois protectrice et castratrice. La figure paternelle est quant à elle carrément exclue, ou alors fortement dévaluée, puisque le seul candidat à ce poste est le colonel Quatrich, le vilain méchant destructeur de forêts. Ces particularités du personnage du Dr Augustine, son âge, comme son mauvais caractère, ainsi que son ambivalence, suffisent à l’exclure de cette utopie naïve du Bon Sauvage qui se rétablira vraisemblablement sur Pandora à la suite de la défaite et de l’expulsion des humains. En un sens, elle meurt opportunément vers la fin du film, car on imaginerait mal ce que cette quinquagénaire acariâtre et fumeuse irait faire sur cette planète verte dont les habitants communiquent directement, et donc sans l’intermédiaire de la science, avec la Nature. Est-il exagéré de considérer que sa mort et sa sortie de scène manifestent un âgisme plus ou moins conscient ? Place aux jeunes, semble clamer la culture extraterrestre de Pandora, comme le revendique, non sans une certaine incohérence au fur et à mesure qu’ils vieillissent, la génération des baby-boomers depuis bientôt cinquante ans !
Ainsi qu’on va le voir, ce jeunisme n’est cependant pas la seule accointance entre le film prétendument écologiste et moralisateur de James Cameron et bien des idéologies ou infra-idéologies (car elles relèvent davantage d’une « sensibilité » que de discours argumentatifs structurés) de notre temps. C’est de bonne guerre lorsqu’on cherche avant tout à fédérer un large public, les blockbusters hollywoodiens tablent sur le fond de commerce du présent, tout ce bric-à-brac tour à tour écologiste, mystique, ou bon enfant qui est dans l’air du temps. C’est pourquoi il est loisible de ne pas trop prendre au sérieux les élucubrations de leurs réalisateurs et en même temps d’interpréter sans contradiction ces scénarii comme un reflet exact de notre époque.
L’une des particularités physiques parmi les plus originales des Na’vis, et c’est aussi l’un des symboles qui attirent le plus l’attention du spectateur, est sans nul doute l’espèce de natte que portent tous ces autochtones de Pandora, y compris les avatars. Cet appendice apparemment capillaire sert à relier ces Bons Sauvages extraterrestres directement à l’esprit de l’animal qu’ils apprivoisent ou domptent par ce moyen. Dans l’une des dernières scènes du film, on les verra de la même façon « brancher » cette même tresse aux racines d’un arbre géant afin de communier avec leur mère Nature. La métaphore est limpide ; cette tresse tient tout à la fois du cordon ombilical qui n’aurait pas été tranché, et du câble usb qui sert à mettre en réseau des ordinateurs. « Sur Pandora, ajoutera le Dr Grace Augustine confirmant cette allusion à l’internet, tout est relié par un réseau8. » Ainsi, derrière un alibi écologique hautement revendiqué, mais qui relève en grande partie de l’illusionnisme auquel la sphère médiatique se complaît trop souvent9, le film de Cameron file une métaphore informatico-récréative, elle aussi à la mode, qui s’accorde à l’évidence beaucoup mieux avec l’accent mis dès le départ de la campagne de promotion sur l’aspect technologiquement novateur du film (les images de synthèse, le 3d) ainsi qu’avec la vente certainement prévue de longue date de produits dérivés (un jeu est déjà sur le marché).
La planète idyllique qu’il présente à nos yeux éberlués est moins une nature vierge avec laquelle il faudrait renouer qu’une représentation idéalisée des mondes virtuels qui déploient leur clinquant sur Internet. Preuve que cet univers tient davantage de la magie du virtuel que du monde naturel des phénomènes, il en défie les lois, dont celle de la gravité ; on y observe par exemple des « montagnes flottantes » (inspirées par l’univers pictural surréaliste de Magritte) qui sont apparemment suspendues dans les airs alors même que le reste de cette planète et ses habitants sont quant à eux assujettis au principe de la pesanteur. Un tel irréalisme, loin d’être une invitation au respect de la nature, nous exhorte plutôt à une fuite concertée dans des univers virtuels, véritables avatars, technologiquement de plus en plus convaincants, de la réalité.
On retrouve le même principe au fondement de la « morale » du film – si tant est qu’on puisse parler de « moralité » à ce degré de simplicité. Par rapport aux scénarii ordinaires, où le héros est amené à se défaire du « vieil homme » pour « grandir » ou se racheter et revêtir ainsi une nouvelle humanité, un nouveau pas est franchi. Ici, c’est son vêtement humain qu’il doit désormais abandonner au complet afin de connaître cette régénération que promettent depuis des lustres les récits qui mettent en scène une renaissance héroïque, et de se fondre ainsi harmonieusement dans ce Nouveau Monde qui lui est offert, celui des Na’vis.
Ce message ou la leçon finale du long métrage n’est pas à cet égard si anodin. Ce qui est exigé du héros et de ses acolytes humains, ce n’est pas seulement de trahir leurs congénères et d’abandonner toute idée de retour vers la Terre pour les mirages (en images de synthèse) de Pandora, mais c’est aussi d’abdiquer leur propre humanité et leur corps faible ou blessé pour ces avatars virtuels, géants et bleutés. Ainsi, notre héros, Jack Sully, au lieu de faire preuve de résilience et d’apprendre à vivre avec son handicap, opte immédiatement et avec enthousiasme pour l’illusion qui consiste à retrouver des jambes fictives dans un univers onirique. De la part d’un individu atteint de paraplégie, comme de tout être humain d’ailleurs, une telle fuite de la réalité fait penser à ce conte qu’imaginait jadis Günther Anders qui
raconte l’histoire d’une mauvaise fée qui guérit un aveugle, non pas en lui dessillant les yeux mais en lui infligeant une cécité supplémentaire : elle le rendit également aveugle à l’existence de son infirmité et lui fit oublier à quoi ressemblait la réalité – elle obtint ce résultat en lui envoyant sans cesse de nouveaux rêves10.
Le caisson dans lequel lui et les autres scientifiques s’étendent afin que leur esprit soit transféré dans leur avatar na’vi métaphorise de façon là encore assez évidente ce sommeil qui permet non sans paradoxe de « s’éveiller » au rêve.
En quelque sorte, ce que le film à grand déploiement de James Cameron promeut ainsi à grand renfort d’effets spéciaux et de bons sentiments pourrait s’appeler le « cauchemar de Descartes » : un monde illusoire que plus rien ne distingue de la réalité. On se rappellera que dans ses Méditations, le célèbre philosophe envisage l’hypothèse selon laquelle le monde que nous percevons autour de nous grâce à nos sens pourrait n’être que le résultat d’un songe illusoire que rien ne distinguerait plus de la réalité. En ce sens, véritable « mauvais génie non moins rusé et trompeur que puissant » ou « mauvaise fée », le réalisateur américain convie son héros, et, à travers son exemple, les spectateurs, ses contemporains, à adopter eux aussi l’attitude de cet « esclave qui jouissait dans le sommeil d’une liberté imaginaire » et qui « lorsqu’il commence à soupçonner que sa liberté n’est qu’un songe, craint d’être réveillé et conspire avec ses illusions agréables pour en être plus longuement abusé11 ». Est-il nécessaire de préciser qu’un tel endormissement n’incite guère à quelque action que ce soit, fusse en faveur de l’environnement ?
C’est donc un modèle héroïque pour le moins paradoxal qu’offrent les personnages d’Avatar qui ne font pas que renoncer à leur humanité en délaissant, ainsi qu’on l’a vu, leur corps réel au profit d’un avatar surhumain mais irréel ; et ce, d’autant plus que cette déshumanisation exclut également toute praxis. Pour ne donner qu’un exemple : alors que sur Terre, l’animal que l’homme cherche à apprivoiser doit être préalablement capturé puis dressé, sur Pandora chaque Na’vi doit simplement reconnaître l’espèce d’oiseau géant qui lui est apparemment destiné et fusionner son esprit avec le sien afin qu’une fois « branché » par l’intermédiaire de sa tresse, il lui serve à parcourir les airs. Sous le lieu commun de la connexion de tous les êtres naturels au sein de ce monde harmonieux, c’est aussi l’activité de l’homme, sa capacité à agir et à transformer son monde qui est congédiée. De façon identique, la bataille finale, qui voit les Na’vis affronter les soldats humains, est placée sous le signe de la défaite et d’un sacrifice frappé au coin de l’inutilité. Ainsi qu’on l’a dit, vaincus, les Na’vis ne seront sauvés in extremis que par l’intervention providentielle d’Eywa, cette incarnation de la Nature, qui amènera la faune de Pandora à mettre en échec l’offensive des marines du colonel Quatrich. Un tel deus ex machina s’apparente fort à une abdication de toute capacité d’action concrète au profit d’un providentialisme désespéré autant qu’aveugle.
Animaux sauvages qui n’ont plus à être dressés, bataille qu’on n’a plus à gagner, ces deux exemples renvoient à ce congédiement de l’action humaine au profit d’un rapport magico-religieux à la réalité. C’est l’Être même, perçu dans une perspective holistique, qui l’emporte sur le sujet humain, sur la liberté qui fait de lui un être qui appartient au monde mais aussi le domine, le transforme et le pense. Ce message sous-jacent peut bien sûr s’accorder avec l’antihumanisme militant de la deep ecology, mais d’une façon foncièrement plus banale, il rejoint aussi une palingénésie des héros contemporains du cinéma qui n’ont plus, ainsi que le soulignait Raphaël Arteau McNeil dans une récente livraison d’Argument, « à s’éduquer, à se former et se développer » puisqu’ils « ont reçu leurs pouvoirs ou capacités du destin ou de la science » : ils sont des « élus12 ».
Cette élection héroïque, cette destinée de l’individu singulier n’est individualiste qu’en apparence et paraît l’expression d’un infantilisme contemporain qui conjoint des phantasmes de toute-puissance, de surhumanité13, et une fragilité intrinsèque du sujet. Ceux-ci ne sont que l’avers et l’envers de la même crise identitaire de l’individu de la modernité, à la fois confronté à une volonté de puissance de plus en plus démesurée qu’il perçoit comme une hypostase de sa propre liberté et, dans le même temps, à une insécurité qui est à la mesure de la rupture du lien que présuppose cette même liberté. Anxieux, le sujet infantile éprouve le besoin de se fondre dans l’unité rassurante de l’indéterminé. On peut sans peine interpréter en termes freudiens cet état d’âme où le pousse sa vanité déçue et frustrée comme une expression du « sentiment océanique » que l’inventeur de la psychanalyse reliait à un phantasme d’indifférenciation entre le « moi » et le monde, sinon de regressio ad uterum et de communion avec la Mère.
Les images de ce retour dans le sein maternel, de ce stade prénatal où le fœtus ne faisait qu’un avec une nature-mère englobante et nourricière pullulent dans Avatar, comme dans la culture moderne. L’une des plus évocatrices est le caisson dans lequel se glissent les collègues du docteur Augustine afin de renaître sous l’apparence de leur avatar (image sublimée d’un « moi » de substitution idéalisé). L’espèce de transe dans laquelle plongent les Na’vis lorsqu’ils communiquent avec leur déesse constitue elle aussi, à n’en pas douter, une autre de ces images régressives : assis à même le sol, ils se balancent en rythme tout en chantant de façon extatique (on se croirait au cœur d’une communauté hippie des années 1960 ou bien d’une quelconque cérémonie sectaire dont les rythmes musicaux syncopés sont là pour que s’oublie et se fonde dans le groupe le « moi » autonome singulier). L’exaltation adolescente de l’individualité rebelle débouche ainsi sur son auto-négation.
Cameron trace donc une opposition supposément militante (dont on verra qu’elle est largement feinte) entre deux attitudes, deux conceptions du monde : le holisme écologique des Na’vis et la technologie destructrice et mortifère des humains. Les deux formes humanoïdes que sont les avatars d’une part et de l’autre les robots de combat dans lesquels prennent place lors de la bataille finale quelques soldats et le colonel Quatrich symbolisent très bien cette dichotomie. D’un côté, est représentée la technologie « froide » de la mécanique, du métal et de la destruction, et de l’autre, l’idylle onirique d’un monde harmonieux où un sujet singulièrement allégé jouit à la fois d’une toute-puissance symbolisée par le vol et d’une sécurité rassurante, celle de la « morale » garantie par la communion avec la nature, qui s’accorde quant à elle très bien avec la technologie « chaude », celle du génie génétique, du clonage et de l’univers virtuel informatique.
Mais, de façon peut-être plus surprenante, la régression infantile que l’on vient d’évoquer n’est pas seulement le fait, dans le film de Cameron, de ces bons sauvages que sont les Na’vis et de leurs partisans ; elle se retrouve aussi dans le camp des marines, comme si les deux attitudes a priori opposées, le holisme écologiste et la technologie destructrice, pouvaient être renvoyées dos à dos pour cause d’immaturité. En effet, derrière ces deux options en apparence irréconciliables se cachent en fait deux avatars ou manifestations du même rêve narcissique d’omnipotence. Comme le souligne Christopher Lasch, « Si le fantasme technologique cherche à restaurer l’illusion infantile de l’autonomie, le mouvement New Age cherche à restaurer l’illusion de la symbiose, le sentiment de ne faire qu’un avec le monde.14 » Et les deux trouvent leur source commune dans ce que le sociologue américain a nommé la « culture du narcissisme », ce phantasme moderne de toute-puissance du sujet. Sous cet éclairage, il est frappant de constater à quel point le robot guerrier du colonel Quatrich a tout d’un gros jouet guidé par une interface neuronale servant d’intermédiaire entre la machine et l’être humain qui la conduit, à qui le robot sert donc d’extension mécanique, c’est-à-dire de « moi » sublimé.
Ainsi se dissout l’opposition purement tactique entre deux formes d’infantilisation, celle qui dote l’individu humain de machines rutilantes et de plus en plus perfectionnées à travers lesquelles il s’abandonne à ses phantasmes d’éternité et de toute-puissance, et celle qui l’invite au contraire à fuir ou à abandonner sa propre corporéité pour se plonger corps (virtuel) et âme dans des univers malléables pleins d’irréalité. Faut-il vraiment choisir entre ces deux incarnations opposées de l’avenir post-humain de l’humanité ? Doit-on comprendre qu’entre l’abandon aux fatalités d’une raison opérationnelle dont les manifestations actuelles se résument trop souvent au tout technologique comme à la logique du marché et une fusion désindividualisante sans rémission dans le Grand Tout, que ce soit celui de la nature ou celui de l’informe collectivité de nos réseaux informatiques, il n’y ait d’autre voie d’avenir pour l’homme ? Il est à craindre surtout qu’entre ces deux faux ennemis, celui qui se retrouve dans la position inconfortable du terzo incommodo, c’est l’être humain encore doté de sentiments véritables et d’une autonomie de pensée.
Patrick Moreau enseigne la littérature au Collège Ahuntsic depuis 15 ans. Il a notamment publié aux Éditions du Boréal un pamplet intitulé Pourquoi nos enfants sortent-ils de l’école ignorants ? (2008).
1 Cité sur franceusamedia.com/2010/01/avatar-provoque-lire-des-conservateurs-americains.
2 Il est vrai que d’autres commentateurs, supposément « de gauche » eux aussi, accuseront le scénario d’Avatar, à l’instar de ceux de Danse avec les loups ou de Pocahontas, d’être raciste puisque mettant en scène l’éternel sauveur blanc grâce auquel les indigènes de couleur seront tirés d’affaires, mais sans qui évidemment ils ne pourraient rien.
3 Le Figaro du mercredi 16 décembre 2009. On peut aussi prendre connaissance de ces propos recueillis par Olivier Delcroix et Jean-Luc Wachthausen en ligne, au www.lefigaro.fr/cinema/2009/12/15/03002-20091215ARTFIG00609-james-cameron-je-suis-un-pionnier-.php
4 Le lobby antitabac s’insurgea même dans les jours qui suivirent la sortie du film contre le fait que le personnage joué par Sigourney Weaver ait quasiment sans cesse une cigarette à la bouche.
5 De Superman au surhomme, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 1993, p. 32-133
6 Le corps longiligne et relativement asexué imaginé pour les Na’vis constitue en lui-même une ode au physique adolescent ; c’est le même phantasme d’a-corporéité qui semble hanter notre présent et que l’on retrouve par exemple sous les feux des projecteurs lors des défilés de mode. Comme sur les podiums, il n’y a au sein de cette tribu ni obèses, ni femmes enceintes ou vieillards décrépits.
7 Ce pour quoi, à la place des militants du lobby antitabac, je ne m’inquièterais pas, car de toute évidence le Dr Augustine ne doit pas constituer aux yeux du jeune public de cinéphiles un personnage ni un modèle très attirant.
8 C’est nous qui soulignons.
9 Avouons qu’il faut beaucoup d’imagination pour comprendre en quoi le fait de produire un film de 350 millions serait en soi un acte ayant la moindre valeur du point de vue de l’écologie. Ce genre de divertissement coûteux s’insère au contraire inévitablement dans un complexe économique extrêmement polluant : il n’y a qu’à songer à la quantité de déplacements en auto rendus nécessaires par sa projection dans les salles de cinéma !
10 L’Obsolescence de l’homme, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2002, p. 146
11 René Descartes, « Méditation première », Discours de la méthode, Paris, coll. 10/18, p. 177-178.
12 « L’éducation est-elle toujours possible ? », Argument, vol.11, no. 2, printemps-été 2009, p. 126.
13 L’image du vol, dans le film de Cameron, mais aussi le destin de chef providentiel qui attend finalement le personnage de Jack Sully symbolisent tous deux cette quête insatiable d’une surhumanité fictionnelle.
14 La Culture du narcissisme, Paris, Éditions Flammarion, coll. Champs essais, 2006, p. 303.