Avec l’arrivée de 2014, nous sommes entrés dans les années du centenaire de la Première Guerre mondiale. Même si la guerre ne commença qu’à la fin de l’été, les librairies ont déjà installé des présentoirs où s’amoncellent de petites montagnes de livres avec des 1914 en gros caractères qui interpellent de loin les regards et rappellent aux clients distraits qu’il y a de cela cent ans l’Europe se dirigeait nonchalamment vers la Grande Guerre. Comme j’ai lu récemment deux livres qui tentent d’expliquer l’origine de cette guerre, c’est le moment tout indiqué pour un petit compte rendu de lecture accompagné de quelques réflexions. La question qui est au cœur des réflexions que je veux proposer ici tient à la nature de ces deux ouvrages : le premier est un livre d’histoire qui vient tout juste de paraître alors que le second est un roman écrit au lendemain de la guerre. Ces deux ouvrages sont : Les somnambules. Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre de l’historien de Cambridge Christopher Clark (2012 pour la version originale, 2013 chez Flammarion) et L’Homme sans qualités du romancier autrichien Robert Musil, roman dont les ébauches remontent à 1921 et qui restera inachevé malgré la publication de deux imposants tomes dans les années trente. Au-delà de leurs différences, ces deux livres essaient d’offrir une explication sur l’origine de la guerre. C’est cette intention commune qui me porte à me demander lequel, de l’historien ou du romancier, permet le mieux de répondre à l’épineuse question de l’origine de la guerre 14-18. Je suis conscient qu’une telle question peut sembler quelque peu fallacieuse : pourquoi en effet opposer l’histoire à la littérature alors qu’elles peuvent s’enrichir mutuellement? C’est bien vrai, mais la Première Guerre mondiale me semble être un cas particulier. Que l’on me permette donc une petite mise en contexte avant de me lancer dans le résumé des Somnambules pour ensuite comparer ce récit historique au roman de Musil.
***
En 1920, Musil jette sur papier cette idée : «L’époque : tout ce qui s’est manifesté pendant et après la guerre était déjà là avant. […] L’époque n’a fait que crever comme un abcès. Tout cela, il faut le montrer déjà présent dans les profondeurs, dans le roman de l’avant-guerre» (Journaux, tome I, Seuil, p.438). C’est bien sûr cette intuition qui est à l’origine de L’Homme sans qualités, un roman déroutant ‒c’est le moins qu’on puisse dire‒ qui n’en possède pas moins une intention directrice claire : révéler les forces sombres qui couraient en sous-terrain durant l’époque qui a conduit à la Grande Guerre. Avec L’Homme sans qualités, Musil prétend donc offrir une réponse à l’énigme 1914 : pourquoi une guerre aussi meurtrière a-t-elle débuté en Europe au début du XXe siècle? La solution romanesque de Musil a cependant ceci d’irritant que L’Homme sans qualités est une œuvre inachevée. Peut-être que, en définitive, cela n’enlève rien à la cohérence de son propos. Mais le fait que Musil n’ait pas terminé son roman laisse planer un doute sur l’atteinte de son objectif, car peut-être que le romancier n’a tout simplement pas réussi à saisir de façon satisfaisante ces «profondeurs» qu’il souhaitait révéler. D’ailleurs, n’est-ce pas plutôt la tâche de l’historien de révéler les profondeurs d’une époque?
Le fait est qu’il y a véritablement une énigme au sujet des causes de la Première Guerre mondiale, et cette énigme est incontournable à la compréhension des XXe et XXIe siècles : que l’on parte des attentats de 2001 ou du capitalisme chinois, on devra remonter à la Guerre froide, et de là on rejoint la Deuxième Guerre mondiale, qui en accoucha, pour être ensuite renvoyé au Traité de Versailles et aboutir à 1914. Et c’est alors qu’on se demande : pourquoi 1914? Pour ma part, c’est à l’université que j’ai appris à considérer cette guerre comme un événement à la fois crucial et énigmatique. Avant cela, la Deuxième Guerre mondiale m’apparaissait beaucoup plus intéressante que la Première; mes deux grands-pères ayant combattu durant cette guerre et Hollywood s’étant chargé de me remplir la tête d’images de nazis avant même que je ne comprenne quoi que ce soit à la politique. La Première Guerre, quant à elle, eh bien c’était de l’histoire, au sens platement académique du terme, un événement important sans doute, mais loin de moi, sans consistance réelle ou imaginaire. Je présume qu’il en va ainsi pour une grande partie de la population, une partie qui augmente avec chaque année qui passe. Toujours est-il qu’un cours de science politique sur la guerre et ses causes, et dans le cadre duquel nous ne cessions de revenir sur 1914, fut pour moi l’occasion d’un éveil intellectuel. Je me suis alors tourné vers l’histoire afin de comprendre un peu mieux 1914. Guns of August (1962) de Barbara Tuchman est l’ouvrage qui me laissa la plus forte impression. Tuchman propose un récit captivant de l’été 1914 en mettant en scène les principaux acteurs politiques, avec leurs forces et leurs faiblesses, et l’emprise qu’avaient sur eux le système d’alliances et la rigidité des plans militaires. Dans son ouvrage suivant, The Proud Tower (1966), dont le sous-titre précise qu’il s’agit d’un portrait du monde d’avant-guerre, Tuchman nuance sa position, de sorte que l’on aurait tort de conclure que selon elle 1914 puisse s’expliquer simplement au moyen de causes structurelles comme le système d’alliances et les plans militaires. Dans la préface à The Proud Tower, Tuchman affirme que les causes ultimes de 1914 se situent plutôt dans toute la société de l’avant-guerre. The Proud Tower est un ouvrage admirable, mais le récit qu’il propose est beaucoup plus éclectique que celui de Guns of August. En un sens, c’est la démarche même de l’historienne Barbara Tuchman qui m’a conduit vers la littérature.
C’est ainsi que, plus récemment, j’ai lu La montagne magique de Thomas Mann et L’Homme sans qualités de Robert Musil et j’ai été très sensible à l’ambition de ces deux écrivains de rendre compte, au moyen de leur roman, des causes de 1914. Je me retrouve donc balloté entre l’histoire et la littérature. La lecture des Somnambules de Christopher Clark, dont le titre me semblait d’ailleurs être un clin d’œil à un roman sur cette même période historique, m’a pour ainsi dire forcé à reconsidérer la tension entre ces deux façons d’approcher 1914, la façon historique et la façon romanesque.[1]
***
Christopher Clark entretient une relation intime avec la Première Guerre mondiale en la personne de son grand-oncle, James Joseph O’Brien, qui combattit entre autres à la bataille de Passchendaele le 12 octobre 1917. Bien des années plus tard, Clark hérita du journal de guerre de son grand-oncle, et c’est en racontant le récit de cette transmission que Clark débute ses remerciements à la fin de son livre. Il ajoute alors ceci : «Nous demeurons hantés par l’horreur de ce conflit lointain. Mais son mystère se dissimule ailleurs, dans les événements obscurs et complexes qui ont rendu un tel carnage possible» (p.660). Voilà qui résume bien l’entreprise de Clark : tenter de faire le récit le plus fidèle possible de ces «événements obscurs et complexes» qui ont conduit au «carnage» de 14-18. La rédaction d’un tel récit oblige cependant à abandonner l’explication du pourquoi de cette guerre pour se concentrer sur le comment on en est arrivés là, soit comment l’Europe a marché vers la guerre à l’été 1914. On aurait tort de penser qu’il s’agit d’une simple subtilité intellectuelle, car remplacer la question du pourquoi par celle du comment implique de faire le deuil d’une explication causale au sens fort du terme. Il serait même légitime de se demander si cela est simplement possible lorsque la mort se fait sentir de façon si prenante. Qu’un enfant meure du cancer et on comprendra très bien les parents de ne pas pouvoir se contenter de l’explication du comment la maladie a marché vers la mort; peut-on alors espérer s’en contenter pour cette guerre qui a fait quelque 20 millions de morts en quatre ans? On ne se surprendra pas que, la guerre à peine terminée, la recherche de ses causes débuta : c’était, comme le stipule le Traité de Versailles, la faute de l’agressivité allemande, ou alors du système d’alliances, du culte de l’offensive, du nationalisme, de la relation trouble entre les civiles et les militaires sur le plan décisionnel, des contradictions économico-politiques de l’impérialisme, de l’industrie militaire, ou alors on accusera tout un peuple de conspirer dans l’ombre, annonçant par le fait même une reprise des hostilités 20 ans plus tard et de nouvelles atrocités, etc., etc., et l’on cherche toujours, cent ans plus tard.
C’est en partie en raison de cette accumulation d’explications causales qui ne parviennent pas à faire consensus que Clark propose de changer de perspective. Mais il y a plus, car il ajoute que si l’explication du pourquoi «a le mérite de la clarté», elle «produit également un effet trompeur en ce qu’elle crée l’illusion d’une causalité dont la pression augmente inexorablement, les facteurs s’empilant les uns sur les autres et pesant sur les événements» (p.17). Suivant cette approche, «les historiens ont mis au jour de multiples causes qui s’empilent comme des poids sur le plateau d’une balance, jusqu’à ce que l’aiguille passe de l’improbable à l’inéluctable» (p.362). Clark rompt avec cette tradition et cherche plutôt à libérer les acteurs de l’été 1914 de ce que nous, regardant ces événements après leur dénouement, percevons comme une inéluctabilité historique. Il en va de même lorsque nous lisons une tragédie dont le succès en a fait une référence commune, Œdipe Roi par exemple: parce que nous connaissons toujours déjà la fin de l’histoire, il devient extrêmement difficile d’adopter la perspective de l’acteur luttant avec les événements, et nous nous plaçons alors, sans même nous en rendre compte, dans cette position de surplomb réservée aux dieux. Cette analogie est suggérée par l’auteur quand il affirme que «le déclenchement de la guerre n’a pas été un crime, mais une tragédie» (p.551). N’empêche, l’historien est conscient que sa méthode comporte aussi le risque «d’idolâtrer la contingence ou l’inadvertance» et de produire «l’énigme d’une guerre sans cause» (p.363). Clark tente ainsi d’éviter deux abîmes, celui de la surdétermination causale et celui de la pure contingence historique, en qualifiant les acteurs politiques de 1914 de somnambules. Je reviendrai bientôt sur cette position d’équilibriste qui ne me convainc pas entièrement. Mais il convient d’abord d’en dire un peu plus sur les mérites de ce livre.
Les somnambules présentent un récit pour le moins particulier. La narration est parfois enlevante, voire émouvante. La façon avec laquelle Clark raconte la désormais célèbre journée du 28 juin 1914 à Sarajevo, où mourront bientôt l’Archiduc François-Ferdinand et sa femme Sophie, tient tout simplement de la tragi-comédie. Ce double assassinat qui ouvre la dernière section du livre fait d’ailleurs écho aux toutes premières pages, dans lesquelles Clark redonne vie à un autre double assassinat, celui du roi serbe Alexandar I et de sa femme Draga en 1903. Ces deux assassinats politiques encadrent le récit historique. Ils ont en commun d’avoir été tous deux perpétrés par des terroristes serbes ultranationalistes et irrédentistes. Le pouvoir qui sera mis en place en Serbie à la suite du double meurtre de 1903 doit en effet beaucoup à ce petit groupe terroriste qui devient connu, en 1911, sous le nom de la Main noire. En 1914, certains membres de la Main noire qui ont participé à l’attentat de 1903 occupent toujours des postes névralgiques dans le gouvernement serbe, ce dont étaient d’ailleurs moralement convaincues les autorités austro-hongroises sans toutefois disposer de preuves tangibles. Mais au-delà de cette unité d’action, la narration est le plus souvent polyphonique, voire brisée. Si l’ouvrage de Clark était un roman, ce serait un roman choral, à plusieurs voix et entrecoupé de réflexions sur les motivations des personnages et le champ des possibles qui s’ouvre devant eux à chaque pas.
Centenaire oblige, considérons simplement ce qui se passait en février 1914. Qu’en était-il de la Triple Entente entre la France, la Russie et l’Angleterre il y a exactement cent ans? Eh bien, le secrétaire d’État au Foreign Office, en la personne de Sir Edward Grey, s’insurgeait «contre les projets russes de construction d’un chemin de fer stratégique qui traverserait la Perse pour atteindre le front indien» (p.324), ce qui était perçu comme une menace aux intérêts britanniques dans la région. Pendant ce temps, un accord franco-allemand était conclu pour la construction du chemin de fer de Bagdad (p.340). Et en Allemagne, justement, un attaché militaire russe écrivait à ses supérieurs pour les rassurer sur une certaine presse allemande qui se disait ouvertement hostile à la Russie : il s’agissait en fait, soulignait-il, d’une guerre journalistique sans aucune incidence sur le Kaiser Guillaume II, toujours aussi attaché à son cousin éloigné, le Tsar Nicolas II. En somme, Clark démontre de façon convaincante que le système d’alliances, s’il s’agit d’un élément, disons nécessaire pour mener à la guerre de 1914, ne peut pas pour autant être considéré comme la cause suffisante de cette guerre, car tous les acteurs qui étaient en principe liés par cette alliance ne la percevaient ni n’en ressentaient la force de la même façon. De même, le fameux «chèque en blanc» de l’Allemagne à l’Autriche-Hongrie était loin d’être perçu comme tel par les Allemands. Certes, ils supporteront l’Autriche dans sa réponse à la Serbie, mais ils étaient bien confiants que ce support permettrait au conflit de demeurer régional. Il s’agissait plutôt pour eux d’évaluer les désirs expansionnistes de la Russie dans les Balkans. Mais là encore, le Kaiser demeurait confiant que ce «chèque en blanc» ne serait jamais encaissé, car il ne pouvait pas croire que le Tsar, quelles que fussent ses visées dans la région, pourrait se ranger «aux côtés de régicides» (p.416). Et quand la guerre sembla inévitable, même le culte de l’offensive était contrebalancé par la crainte qu’il s’agisse d’une «longue et sanglante progression pied à pied» :
Helmut von Moltke avait beau espérer que la guerre européenne, si elle éclatait, se résoudrait rapidement, il n’en concédait pas moins que le conflit pourrait tout aussi bien traîner pendant des années, au prix de destructions incommensurables. Au cours de la quatrième semaine de juillet, le Premier ministre britannique Herbert Asquith évoquait même l’approche de «l’Armageddon». Quant aux généraux russes et français, ils parlaient de «guerre d’extermination» et de «l’extinction de la civilisation». (p.551)
Ainsi, Clark considère que les acteurs importants qui menèrent l’Europe vers la guerre se trouvaient pour ainsi dire paralysés par les différentes options qui s’offraient à eux. Oui, les alliances et les théories militaires ont pesé de leur poids, mais elles étaient contrebalancées par la difficulté pour chaque protagoniste de lire les intentions des autres acteurs, alliés comme ennemis, et la possibilité de lancer l’Europe dans un réel carnage, ce qui fut le cas. Ils se disaient donc tous pour la paix et aucun d’eux n’eut l’impression d’avoir choisi la guerre. Clark relève chez tous ces hommes influents «cette réaction instinctive» de faire porter «la responsabilité du choix entre guerre et paix sur les épaules de quelqu’un d’autre» (p.529). Pour cette raison, Clark estime qu’il est légitime d’appeler ces hommes de 1914 des somnambules «qui regardaient sans voir, hantés par leurs songes, mais aveugles à la réalité des horreurs qu’ils étaient sur le point de faire naître dans le monde» (p.552).
***
Après ma lecture, je me demande si Clark sait que le titre de son ouvrage est la reprise du roman d’Hermann Broch, qui n’est jamais mentionné, ne serait-ce que par allusion. Il y a cependant une référence directe à L’homme sans qualités de Robert Musil. Clark cite Musil une fois (p.87) et, surtout, il intitule son chapitre sur l’Empire austro-hongrois : «L’Empire sans qualités», une référence qui m’a habité tout au long de la lecture et qui justifie amplement à mes yeux une comparaison entre les deux œuvres. À bien des égards, elles sont en effet assez similaires : une narration sinueuse, rompue par des réflexions sur notre condition d’êtres historiques, avec parfois des envolées spectaculaires. Plus encore, L’homme sans qualités s’ouvre lui aussi sur l’opposition entre une explication par le pourquoi et par le comment. Un homme vient de se faire frapper par un camion et les passants s’attroupent devant le corps inerte gisant sur le pavé. La mort vient de frapper au sein de la civilisation. Que faut-il en penser? L’un des passants explique alors à sa compagne : «Les poids lourds dont on se sert chez nous ont un chemin de freinage trop long». Le romancier commente :
La dame se sentit soulagée par cette phrase, et remercia d’un regard attentif. Sans doute avait-elle entendu le terme une ou deux fois, mais elle ne savait pas ce qu’était un chemin de freinage et d’ailleurs ne tenait pas à le savoir; il lui suffisait que l’affreux incident pût être intégré ainsi dans un ordre quelconque, et devenir un problème technique qui ne la concernait plus directement. […] On s’en alla, et c’était tout juste si l’on n’avait pas l’impression, justifiée, que venait de se produire un événement légal et réglementaire (Seuil, 2004, tome I, p.34).
L’anecdote serait ici hors propos si Musil n’ajoutait plus loin, comme en passant, que son histoire se déroule «avant que la Grande Guerre n’en eût tiré les conséquences» (I, p.644). Appelons cela la thèse Musil : la Grande Guerre comme la conséquence d’un état d’esprit, d’une propension intellectuelle répandue dans toute l’Europe au tournant du siècle. Son roman, qui se déroule en 1913, livre en fresque cet état d’esprit singulier. Il raconte l’histoire d’Ulrich, l’homme sans qualités, un mathématicien de formation qui contemple l’inertie qui tient son propre être en mouvement et en relation aux autres. Les événements conduisent Ulrich à prendre part à l’organisation du soixante-dixième anniversaire de règne de l’Empereur d’Autriche, rebaptisée Cacanie par Musil. La motivation derrière ce jubilé est cependant de produire une célébration plus grandiose sur le plan moral, intellectuel et artistique, bref sur le plan «civilisationnel», que ce que prévoient de leur côté les Allemands pour célébrer les trente années de règne de leur Empereur. En raison de cette course au festoiement plutôt qu’à l’armement, la planification de l’année autrichienne à laquelle prend part Ulrich est appelée l’Action parallèle et se fixe comme objectif de faire de cette année de jubilé une année de la Paix. Ah oui, j’oubliais, ce double jubilé est prévu pour 1918…
D’une ironie quasi olympienne, Musil montre l’incapacité des protagonistes à définir un cadre intellectuel, une simple idée, qui permettrait de donner une signification plus élevée et moins platement bourgeoise à la Paix. Bref, on veut la paix, mais on ne sait pas pourquoi au juste, et cette indécision permet une errance vers la violence, dans la mesure où, en l’absence de contenu clair, le désir de paix devient simple désir d’affirmation de soi. L’année de la Paix pourrait tout aussi bien être l’année Nietzsche, ou encore l’année Ulrich, comme le propose l’un des personnages, ce qui amène Ulrich à remarquer que «l’être humain, en effet, peut aussi aisément manger de l’homme qu’écrire la Critique de la Raison pure» (I, p.485). Musil donne ainsi à penser qu’il est tout à fait possible d’entrer en guerre au nom de la paix, mais que cette confusion des objectifs politiques produira une action qui tournera à vide à l’instar de l’Action parallèle dans son roman. Quand il s’agit d’un jubilé, cela demeure d’une absurdité savoureuse, mais quand c’est une guerre qui tourne à vide, il ne reste, au mieux, que l’absurde. Comment en effet cesser de se battre quand la raison de se battre est la préservation de la paix?
Les suggestions de Clark trouvent ainsi un écho chez Musil. Et on peut poursuivre le rapprochement. Dans une ébauche de chapitre retrouvée après sa mort, Musil s’explique plus clairement au sujet de l’épineuse question de comprendre de manière causale un événement comme la Première Guerre mondiale. Je me permets le plaisir de citer plus longuement Musil :
On peut légitiment supposer que l’expression «le foyer de la guerre mondiale», depuis qu’un tel objet existe, a été souvent employée, mais toujours avec quelque imprécision quant à sa localisation. Des gens âgés qui ont encore des souvenirs personnels de cette époque pensent sans doute à Sarajevo, mais ils sentent bien que cette petite ville bosniaque n’a pu être que la bouche du poêle, par où le vent s’est engouffré. […] Peut-être répondra-t-on qu’il faut prendre ce mot au figuré. Mais cela est vrai de telle manière que notre embarras serait plus grand encore. Supposé en effet que «foyer» signifie à peu près, au figuré, ce que signifient au propre «origine» et «cause», on n’ignore pas que l’origine de toutes choses et de tous les événements est Dieu, ce qui, d’un autre côté, ne nous avance à rien. […] En science, il y a longtemps qu’on a renoncé à la recherche des causes, ou du moins qu’on l’a repoussée à l’arrière-plan pour la remplacer par l’observation des fonctions. […] Appliquée à la guerre mondiale, cette recherche de la cause et du responsable a eu le résultat négatif hautement positif que la cause était partout et en chacun (II, p.1139-1142).
En somme, Clark corrobore ce que Musil avait déjà compris dans les années qui succédèrent immédiatement à la Grande Guerre. Mais la formule de Musil mérite qu’on lui porte attention. L’impossibilité d’identifier une cause est en elle-même l’occasion d’une connaissance capitale : tous les acteurs portaient en eux cette cause de la même façon qu’ils respiraient l’air du temps. C’est ainsi que le romancier retrouve ses droits devant l’historien. Après tout, si les hommes de 1914 ont été des somnambules, qui de mieux placé qu’un romancier pour raconter leur rêve?
Il ne s’agit pas ici de réactiver le débat entre l’art et l’histoire qu’Aristote a amorcé dans sa Poétique. Je me demande simplement si, dans le cas particulier de la Première Guerre mondiale, et parce que sa cause résidait dans ce qu’on appelle l’air du temps, un roman ne réussirait pas à mieux saisir cette totalité qu’une recherche historique. Cela dit, ces réflexions ont pour origine l’audacieuse entreprise de Christopher Clark dans ses Somnambules. C’est d’ailleurs grâce à lui si je me suis procuré Les somnambules de Broch, qui maintenant me nargue sur ma table de chevet et m’invite à poursuivre le jeu des comparaisons.
[1]. Pour qui s’intéresserait à une comparaison entre l’ouvrage de Clark et Guns of August de Tuchman, je recommande l’excellente recension de Thomas Laqueur dans la London Review of Books: http://www.lrb.co.uk/v35/n23/thomas-laqueur/some-damn-foolish-thing.
SOURCE PHOTO: WIKICOMMONS