Au Québec, on discute d’une curieuse manière des choses constitutionnelles. Une constitution, c’est un document que l’on signe, un peu comme un contrat de mariage ou un acte de vente est émaillé d’une signature au bas de la page finale devant notaire et témoins. Ce rapport à la constitution est devenu d’autant plus présent dans le vocabulaire politique que la réforme constitutionnelle de 1982, imposée au Québec, ne porte pas sa signature, et que la classe politique depuis, notamment lors de la négociation des accords du lac Meech et de Charlottetown entre 1987 et 1992, a tenté de décrocher cette signature manquante, dans « l’honneur et l’enthousiasme ». Sitôt arrivé à la tête du parti libéral du Québec, Philippe Couillard a emprunté à cette rhétorique de la signature en souhaitant que le Québec adhère à la constitution canadienne d’ici 2017, pour commémorer le 150e anniversaire du Dominion canadien. Il a déclaré le 17 mars 2013 : « On ne peut pas vouer à l'oubli un enjeu aussi fort sur le plan des symboles que l'absence de la signature du Québec au bas de la loi maîtresse du Canada.[1] » Le chef du parti a notamment évoqué la possibilité que cette signature soit donnée par simple résolution parlementaire, mais Benoit Pelletier, ex-ministre des affaires intergouvernementales, a précisé que cette adhésion pouvait être donnée aussi par décret gouvernemental[2].
Mais d’où vient l’idée que la constitution doive être signée? En réalité, la réforme constitutionnelle adoptée en 1982 n’a aucunement eu besoin d’une quelconque signature du Québec pour s’appliquer à lui. Jusqu’en 1982, pour la réforme de sa constitution, le Canada était encore une colonie britannique, et le pouvoir légal de modifier les lois constitutionnelles du pays appartenait au parlement de Londres. Ce dernier agissait toutefois à la demande des autorités canadiennes, qui lui communiquaient des résolutions communes des deux chambres du parlement fédéral, avec à plusieurs reprises l’appui unanime des États provinciaux. Unanimité qui fit cependant cruellement défaut à l’automne 1981 et qui selon la Cour suprême du Canada n’était pas nécessaire à la légitimité du projet de réforme constitutionnelle expédié à Londres eu égard aux conventions non-écrites du pays. Mais la pratique généralement observée jusqu’en 1981 d’accompagner plusieurs des adresses envoyées à Londres du consentement préalable des États provinciaux exprimé par la voix de leur gouvernement a sans doute cristallisé l’idée qu’une signature doit attester ce consentement. On notera toutefois que les neuf États provinciaux qui appuyèrent la réforme de 1982 se contentèrent de l’accord de leur premier ministre donné en novembre 1981, si bien que le projet ne fut ni débattu devant leur assemblée, ni soumis à leur population, ni vraisemblablement approuvé d’un décret.
Dans la tradition britannique dont le Canada a hérité, la constitution n’est pas la chose du peuple, mais celle des élites politiques qui possèdent la souveraineté, soit les parlementaires et le monarque. Encore aujourd’hui au Royaume-Uni, c’est le parlement de Westminster qui modifie l’épais millefeuille de normes qui composent la constitution britannique. Le Canada a reproduit l’esprit de cette tradition dans la procédure d’amendement adoptée en 1982 : le pouvoir constituant appartient au parlement et aux dix législatures provinciales, et c’est le représentant de Sa Majesté, le gouverneur général, qui en proclame les amendements dûment ratifiés.
Ainsi, dans ce processus, s’il y a une signature qui compte, c’est celle du monarque constitutionnel, comme celle que la Souveraine a apposée le 17 avril 1982 devant un Pierre-Elliott Trudeau dansant. Dans un discours donné en 2013 au Cercle canadien d’Ottawa, la juge en chef de la Cour suprême a magnifiquement résumé l’esprit monarchiste de la constitution : « Le matin pluvieux du 17 avril 1982, d’un seul trait de sa plume, la Reine a opéré deux changements énormes dans la vie constitutionnelle du Canada », soit canadianiser la constitution et la doter d’une Charte des droits[3]. Même si la Reine du Canada n’a fait qu’entériner la décision prise par le parlement britannique sous contrôle des conservateurs de Margaret Thatcher, c’est Élizabeth II qui incarne ce pouvoir bienveillant dont la puissance opératoire concède à une fidèle colonie sa majorité constitutionnelle. Voilà une belle illustration de ce que, selon Rodrigue Tremblay, « [a]u Canada, […] la tradition monarchique de droit divin permet aux politiciens de s'appuyer davantage sur la souveraineté des gouvernements que sur celle de la population[4]. »
Or, le texte de la réforme de 1982 attend du Québec une signature, bien particulière. En effet, l’article 23 de la Charte canadienne qui protège les droits à l’instruction des deux « minorités » de langue officielle ne s’applique pas encore entièrement au Québec. Ainsi, l’alinéa 23(1) (a), qui accorde le droit à l’école anglaise aux citoyens canadiens dont la « première langue apprise et encore comprise » est l’anglais, n’est pas encore entré en vigueur au Québec. En clair, cet alinéa fonde le droit à l’école anglaise sur le simple critère de la langue maternelle, ce qui ouvrirait l’école anglaise publique à tous les immigrants issus du monde anglo-saxon et réduirait sensiblement la portée de la loi 101 en matière scolaire. L’article 59 de la Charte, ajouté pour amoindrir la rigueur de la réforme de 1982 sur le Québec, prévoit que cet alinéa entrera en vigueur une fois que le gouvernement du Québec ou l’Assemblée nationale aura autorisé une telle chose. En somme, un simple décret suffirait pour exprimer l’adhésion irrévocable du Québec à cette clause. Voilà aussi une façon habile de signifier que le Québec jouit en vertu de la Loi constitutionnelle de 1982 d’un régime d’exception qui devrait à terme se terminer. Au fond, la signature du Québec n’était pas requise pour instaurer un contrôle judiciaire des lois fondé sur une Charte des droits, lui dénier un droit de veto en matière constitutionnelle, limiter les compétences de l’Assemblée nationale relativement à la langue et à l’éducation et inscrire les frontières du Labrador dans la constitution canadienne. Par contre, pour opérer une plus grande intégration de son système scolaire au monde anglophone, on lui demande une signature. Quelle délicatesse!
Par le pouvoir de « signature » qu’il confère à l’exécutif québécois, l’article 59 s’inscrit dans un ensemble de dispositions constitutionnelles qui accordent à l’exécutif un pouvoir normatif autonome, c'est-à-dire celui de créer une norme législative ou constitutionnelle, ou d’adopter des mesures exceptionnelles, sans passer par le parlement ou le peuple. C’est ce que j’appellerais le pouvoir décrétal. Ainsi les pouvoirs de désaveu et de réserve, tombés certes en désuétude, donnent en théorie au cabinet fédéral un pouvoir unilatéral d’annulation à l’égard des lois provinciales. Même en 1867 le cabinet québécois reçut le curieux pouvoir de créer par décret de nouveaux « townships », sans doute pour complaire à sa communauté anglo-protestante[5]. En matière militaire, le pouvoir décrétal est considérable; pour la défense du pays, le cabinet fédéral peut exproprier des terres publiques par décret[6], et encore aujourd’hui, l’exécutif fédéral peut déclarer la guerre à un pays sans passer par le parlement[7]. Le pouvoir décrétal constitue la survivance dans notre régime constitutionnel des prérogatives du monarque qui jadis pouvait légiférer par ordonnance, moduler l’application du droit et commander aux armées à sa discrétion.
Bref, signer la « constitution canadienne » peut vouloir dire toutes sortes de choses; le langage usité par notre classe politique est révélateur de la manière dont elle fait de la loi « suprême » sa chose et du sort que celle-ci réserve au Québec.
MARC CHEVRIER
[1] Paul Journet, « Constitution : Couillard hanté par ses propos », La Presse, 17 mars 2014.
[2] Charles Lecavalier, « Fédéralisme canadien. Couillard veut que le Québec intègre la Constitution », TVA Nouvelles, 19 mars 2013.
[3] Berverley McLachlin, « Moments marquants : la constitution canadienne », allocution prononcée le 5 février 2013 devant le Cercle canadien d’Ottawa, Cour suprême du Canada.