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Quelle laïcité pour le Québec ? (Réplique à Stéphane Courtois)

Un texte de Patrick Moreau
Dossier : La charte des valeurs québécoises en débat
Thèmes : Identité, Libéralisme, Modernité, Multiculturalisme, Nation, Politique, Québec
Numéro : Argument 2014 - Exclusivité Web 2014

Qu’est-ce que la laïcité ?

C’est un lieu commun du travail de la pensée au moins depuis Platon : pour qu’un débat soit fécond et minimalement constructif, il est nécessaire de s’entendre sur les mots qu’on utilise et sur leur définition. Demandons-nous donc pour commencer ce qu’est la laïcité. Dans son texte « Charte de la laïcité : huit préjugés », Stéphane Courtois définit cette dernière comme « la séparation de l’État et des Églises, le confinement de celles-ci dans le domaine de la société civile et la neutralité de l’État à l’endroit des différentes religions ». Il y a dans cette définition, qui ferait probablement l’unanimité, trois éléments qui doivent aller de pair, qui ne doivent pas être indûment dissociés si l’on veut parler à juste titre de laïcité : tout d’abord la séparation de l’Église (ou des églises) et de l’État; ensuite le caractère privé de la pratique religieuse (qui, autrement dit, ne relève pas de la chose publique ou res publica) et la neutralité religieuse de l’État, enfin, qui ne favorise ou ne défavorise aucune confession religieuse (pas plus que l’athéisme ou l’irréligion).

Le problème que rencontre selon moi Stéphane Courtois dans son raisonnement ne provient donc pas de la définition elle-même, mais de l’application de cette définition. Lorsqu’il argumente, il paraît en effet oublier les deux premiers termes de la définition de la laïcité susmentionnée (en particulier le « confinement » de la religion « dans le domaine de la société civile ») pour ne retenir que le troisième : la « neutralité » religieuse de l’État. Or, il me semble que le nœud du problème est là ; car cette omission amène une confusion entre deux doctrines apparentées mais distinctes : d’une part le sécularisme libéral et d’autre part la laïcité[2]. Ces deux « modèles d’aménagement du religieux par rapport au politique »[3] sont différents ; ils ne s’appuient pas sur les mêmes principes ; ils n’ont ni la même origine, ni la même portée. 

 

Sécularisme libéral et laïcité

Le sécularisme libéral tient son origine de l’idée de tolérance qui apparaît en matière de religion au XVIIe siècle, chez John Locke et Pierre Bayle notamment, suite aux longs conflits religieux opposant catholiques et protestants qui ont ensanglanté l’Europe. Elle n’a pas grand-chose à voir avec l’idée de laïcité ; en effet, un État non-laïque peut très bien se montrer tolérant (ou partiellement tolérant) à l’égard des minorités religieuses : ce fut le cas de l’empire ottoman (avec le système des millets qui accordait une reconnaissance officielle aux différentes confessions chrétiennes), ou encore celui de la France du XVIIe siècle dans son attitude vis-à-vis des huguenots jusqu’à l’abolition de l’Édit de Nantes. De la même façon, la doctrine du sécularisme libéral, propre aux pays protestants, s’accommoda fort bien, en Angleterre, de l’existence d’une religion d’État (l’anglicanisme) ayant à sa tête le souverain, et la tolérance ou la neutralité qu’elle préconisait en matière de religion exclut pendant longtemps (chez Locke du point de vue de la théorie, et dans la pratique jusqu’au XIXe siècle) les catholiques d’une part et d’autre part les athées.    

La laïcité origine quant à elle des Lumières du XVIIIe siècle, et tout particulièrement de la réflexion républicaine qui se développe alors et qui va aboutir lors des révolutions américaine et française à l’instauration d’une séparation radicale entre les Églises et la République. L’idée centrale de la laïcité n’est pas la tolérance (même si elle l’inclut) mais le fait que le fondement du contrat social n’est plus religieux mais civique, et que par conséquent la gestion de la res publica et l’État qui en a la charge n’ont plus rien à voir ni avec les Églises, ni avec leurs différents articles de foi. La doctrine laïque ne nie pas l’existence de la foi religieuse, ni même son importance pour bien des gens (contrairement à ce que prétend Courtois qui y voit une volonté « d’émanciper la population (…) de la religion »), mais elle établit un lien entre l’État et les citoyens qui ne la prend pas en compte et s’adresse chez ces derniers à la seule conscience civique, non aux croyants mais aux citoyens.

Laissant de côté les fois et les pratiques religieuses différentes des uns et des autres, la laïcité se place sur un autre plan, elle devient un fondement essentiel d’une communauté citoyenne, certes tolérante et inclusive, mais qui ignore volontairement les différences religieuses (premier point de la définition : « la séparation de l’État et des Églises »). Elle dessine ainsi les contours d’une communauté civique et relègue les appartenances religieuses, ou d’ailleurs culturelles ou ethniques dans le domaine du privé (deuxième point de la définition : « confinement » des religions « dans le domaine de la société civile »). On peut ajouter que là où elle est instaurée, particulièrement en France, brièvement à la fin du XVIIIe siècle, puis durablement à partir de 1905, elle ne pose pas de problème aux minorités religieuses (juifs ou protestants) qu’elle protège, mais provoque l’ire de la hiérarchie catholique, confession majoritaire à qui la laïcité retire les privilèges liés à son statut de religion d’État.  

 

Laïque, le Québec ?

Maintenant que nous avons esquissé cette opposition entre tolérance et sécularisme d’une part et laïcité d’autre part, il reste à se demander laquelle de ces deux valeurs ou lequel de ces deux « modèles d’aménagement du religieux par rapport au politique » prévaut au Québec et au Canada. Suite à l’énoncé de la définition citée ci-dessus, Stéphane Courtois affirme en effet que « la laïcité de l’État québécois, la laïcité de l’ensemble des institutions publiques (écoles, universités, hôpitaux, tribunaux, parlement, prisons, etc.) ne fait actuellement aucun doute » et qu’il s’agit d’un « état de fait incontesté depuis les années 1960 ». Il en conclut alors qu’ « on ne voit pas très bien pourquoi une quelconque charte devrait officialiser cette réalité de manière redondante ».

Or, on peut s’inscrire en faux contre une telle affirmation, et donc s’opposer à la conclusion qui selon lui en découle. Que, depuis 1936, un crucifix trône au mur de la salle de délibération du parlement de Québec, qu’un maire, celui de Saguenay, ouvre par la récitation d’une prière catholique les séances de son conseil municipal constituent autant d’indices que le cordon ombilical qui unissait autrefois l’État du Québec et la religion catholique n’a pas été complètement coupé. On rappellera ainsi que ce n’est qu’entre 1998 et 2005 (et non dans les années 1960) que l’école québécoise s’est vue laïcisée avec, dans un premier temps, l’abolition des commissions scolaires catholiques et protestantes, puis celle des enseignements confessionnels. Si le Québec s’est donc progressivement sécularisé depuis la Révolution tranquille, il ne s’est que partiellement et très lentement laïcisé. C’est pourquoi la Charte apparaît bel et bien comme « l’instrument qui devrait permettre au Québec d’accomplir le processus de déconfessionnalisation qu’il a entamé durant les années 1960 » et, ajouterai-je, qui devrait aussi permettre d’éclaircir les principes au nom desquels ce processus devrait se réaliser ; puisque le Québec hésite visiblement entre les deux modèles opposés que représentent le sécularisme libéral canadien et la laïcité, même si cette dernière semble avoir la préférence d’une partie importante de la population.

Précisons en effet que le Canada non plus n’est pas ce qu’on peut appeler un État laïque. Il n’y a certes pas de religion officielle au pays, mais de nombreux liens subsistent entre la (ou les) religion(s) et les États fédéral ou provinciaux. À titre d’exemple, qui est loin d’être anodin, on peut mentionner évidemment le préambule de la Charte canadienne des droits et libertés qui reconnaît comme principes fondateurs non seulement la « primauté du droit », mais aussi « la suprématie de Dieu ». Peut-on, dans ce cas, parler seulement de « neutralité » ? Et ce caractère religieux n’est pas propre au palier de gouvernement fédéral. Ainsi, lorsque, en Ontario, en 2008, le premier ministre McGuilty a voulu supprimer la prière chrétienne qui ouvrait les séances du parlement de Queen’s Park (mesure qui aurait été conforme tant à la laïcité qu’à la neutralité de l’État), cela a provoqué une telle levée de boucliers qu’il a dû y renoncer. Finalement, après maintes consultations publiques, la récitation du Notre Père a été maintenue, mais celle-ci se fait dorénavant en alternance avec des prières bouddhiste, hindouiste, musulmane, juive, sikhe, auxquelles s’ajoutent une incantation autochtone, une prière œcuménique et même un moment de silence afin de satisfaire les athées.

Ce dernier exemple permet de souligner une différence fondamentale entre le sécularisme libéral (qui prévaut au Canada et, partiellement, au Québec où il ne fait cependant pas l’unanimité) et la laïcité : le premier ne sépare pas la religion de l’État et ne « confine » pas celle-ci « dans le domaine de la société civile », il lui ouvre au contraire toutes grandes les portes des institutions publiques, en autant que cela se fait dans un souci de neutralité à l’égard des religions particulières et donc de pluralisme. On verra toutefois plus bas qu’une telle neutralité apparente est toute relative.

 

Problèmes du sécularisme libéral

Mais, ce faisant, le sécularisme libéral alimente un courant de revendications infini. En effet, quelle religion – aussi minime soit-elle si l’on s’en tient au nombre de ses religionnaires – ne voudra bénéficier de la visibilité que cette neutralité bienveillante accorde généreusement à certaines d’entre elles ? On assiste alors à la renaissance d’une véritable « guerre des dieux », selon l’expression de Max Weber qui retrouverait ici son sens propre, chaque religion cherchant à se faire « reconnaître » et à acquérir une gloire renouvelée sur ces nouveaux champs de bataille que deviennent les institutions publiques et les tribunaux. Ou encore, on peut également se demander quels aspects de la vie en société (costumes et uniformes, repas, congés, calendriers et programmes scolaires, etc.) échapperont à une confrontation entre prescriptions religieuses et règles établies, et donc à des demandes d’accommodements raisonnables ? À titre d’exemple, on peut citer le cas des huttérites d’Alberta qui réclamaient la possibilité pour motif religieux d’avoir des permis de conduire sans photographie. Ou celui de cet étudiant de l’université York qui voulait quant à lui être exempté d’un travail d’équipe au motif que la plupart des autres étudiants de la classe étaient des étudiantes et que sa religion lui interdisait de fréquenter des femmes n’appartenant pas à sa famille. En la matière, le droit libéral avec sa pratique d’accommodements dits raisonnables invite à la surenchère et ouvre de ce fait une véritable boîte de Pandore qui n’est pas prête de se refermer.

Cette apparente tolérance ne peut non plus éviter de laisser l’impression d’un certain arbitraire des administrateurs chargés de se prononcer sur ces cas, ou même des juges lorsque ces causes finissent par aboutir devant les tribunaux : pourquoi en effet autoriser le port du kirpan dans une école et débouter par contre les huttérites d’Alberta au nom de l’utilité sociale des permis avec photo ? Comme s’il ne résultait pas de l’interdiction des armes blanches (même symboliques) dans les salles de classe des bienfaits tout aussi évidents pour la société. Au final, ces décisions juridiques ou administratives au cas par cas qui peuvent parfois sembler contradictoires, nourrissent bien des rancoeurs non seulement parmi les groupes déboutés qui se perçoivent alors comme des victimes d’un deux poids deux mesures, mais aussi au sein d’une opinion publique aux yeux de laquelle ces accommodements dits  raisonnables n’apparaissent pas toujours justifiés.

La laïcité, qui au contraire du sécularisme libéral encadrerait plus strictement, voire abolirait les accommodements raisonnables pour motifs religieux, aurait comme insigne avantage de ne plus placer les différentes confessions dans une situation au moins potentielle de concurrence, et d’interdire toute surenchère dans les revendications de ce genre. Au lieu de soumettre ces demandes d’accommodements répétées au pouvoir décisionnel des administrations concernées qui s’en trouvent bien souvent embarrassées et craignent par-dessus tout de se voir malgré elles entraînées, en cas de refus, dans une guérilla juridique, une Charte de la laïcité, loin d’être « redondante », ainsi qu’en juge Stéphane Courtois, fixerait définitivement les règles du jeu.

 

L’absolutisation du religieux

Outre ces problèmes de concurrence et de surenchère que l’on vient d’évoquer, le sécularisme libéral tel qu’il est pratiqué au Canada tend à ériger la croyance religieuse en absolu, et déroge ainsi au devoir de neutralité de l’État qu’il est supposé promouvoir.

Dans l’arrêt Syndicat Northcrest c. Anselem, par exemple, la majorité des juges de la Cour suprême a décidé, lors d’une demande d’accommodement raisonnable, de faire reposer la définition des obligations religieuses exclusivement sur la sincérité du croyant, c’est-à-dire sur une base entièrement subjective : « C’est le caractère religieux ou spirituel d’un acte qui entraîne sa protection, statua-t-elle, non le fait que son observance soit obligatoire ou perçu comme tel. » Décision assez logique, sinon la cour se serait vue entraînée à statuer sur l’observance d’obligations religieuses, ce qui n’est évidemment pas de son ressort. Mais en agissant ainsi le plus haut tribunal du pays se retrouve aussi à faire preuve d’une « déférence absolue » envers toute croyance, aussi subjective soit-elle, à partir du moment où celle-ci se réclame de la religion.

« On peut dès lors se demander, s’interroge le professeur Jean-François Gaudreault-Desbiens dans l’étude qu’il fait de ce cas, si cette politique judiciaire de déférence absolue ne révèle pas plutôt le statut privilégié que la Cour suprême reconnaît, d’une part, à la religion dans le foison des ‘doctrines compréhensives’ susceptibles d’encadrer et de guider la vie des individus et, d’autre part, à la liberté de religion dans la hiérarchie des droits, même si la Cour s’ingénie dans plusieurs arrêts à nous convaincre de l’absence de toute telle hiérarchie[4]. » Si une telle hypothèse s’avérait juste, les féministes, mais aussi tous les défenseurs des droits et enfin l’ensemble des citoyens auraient des raisons légitimes de s’inquiéter de cette prééminence accordée à la religion et aux croyances religieuses par rapport à tout autre ordre de convictions.

 En outre, en agissant de la sorte, les juges dérogeraient comme il a été dit ci-dessus au principe de la neutralité de l’État, car on ne voit pas bien quelles demandes d’accommodements raisonnables, non fondées sur des arguments religieux, pourraient paraître à leurs yeux recevables[5]. Comment la cour aurait-elle par exemple considéré la demande d’un émule de Henry David Thoreau réclamant d’être exempté du paiement de ses impôts parce qu’il serait opposé à l’intervention militaire canadienne en Afghanistan ? D’un fonctionnaire naturiste revendiquant le droit, afin d’être en accord avec ses convictions profondes, de travailler nu ? Poser la question, c’est y répondre. Non ?

Par le fait même, les décisions de la cour et cette notion d’accommodements raisonnables religieux constituent un privilège accordé aux seules personnes religieuses et engendrent donc une discrimination indirecte à l’égard des athées et des personnes irréligieuses, ou même à l’égard de tout individu qui voudrait faire valoir n’importe quelle conviction profonde autre que religieuse. Pour appuyer cette idée, on peut alléguer le fait que la mesure prise au parlement de Queen’s park de remplacer parfois les diverses prières par un moment de silence afin d’accommoder les athées est en quelque sorte elle aussi discriminatoire en ce sens que tous les croyants peuvent exprimer à haute voix leur foi, alors que seule l’incroyance n’a pas cette possibilité, ne pouvant le faire qu’in silencio, et se voit ainsi privée d’un véritable droit de cité. Évidemment, on imagine sans peine le scandale que constituerait aux yeux de certains cette proclamation publique d’incroyance ou d’athéisme dans l’enceinte du parlement de la province d’Ontario. C’est en effet une évidence à côté de laquelle passe le sécularisme libéral que les diverses convictions profondes qu’il entend valoriser toutes en même temps sont bien souvent opposées, voire conflictuelles ; cette rivalité potentielle représente même en quelque sorte son impensé. La laïcité ne connaît pas ce genre de problèmes et la neutralité qu’elle impose dans la sphère publique est aussi garante d’une pacification des esprits.     

 

La question du devoir de réserve pour les employés de l’État

Ce dernier reproche d’une absolutisation du religieux ne vaut cependant pas pour Stéphane Courtois, car celui-ci n’évoque nullement dans son intervention une quelconque supériorité de la religion par rapport à d’autres « doctrines compréhensives », ni cette question d’une possible hiérarchisation des droits.  Au contraire, il concède apparemment aux tenants d’une stricte neutralité de l’État que les « convictions religieuses, comme les convictions de conscience séculières[6], imprègnent la vie personnelle de manière globale et ne peuvent être compartimentées ». Elles sont donc les unes et les autres placées pour lui sur un pied d’égalité.

Toutefois, dans l’exemple qu’il donne ensuite, il ne trouve à opposer au port du voile par une femme de confession musulmane que le port d’une casquette de baseball par un adolescent. Il a beau jeu alors de conclure qu’on peut bien interdire le port des casquettes dans les écoles puisque le fait de porter son couvre-chef préféré « ne sera presque jamais ressenti » par l’amateur de baseball « comme un commandement supérieur » ou « une obligation morale à laquelle il ne peut se soustraire sans se compromettre, sans se trahir ». Bien sûr. Il est aisé d’opposer ainsi « préférences personnelles » et « convictions religieuses ». Les premières sortent évidemment perdantes d’une telle comparaison.

Ce qu’il faudrait toutefois opposer pour que la comparaison vaille, ce sont ces mêmes « convictions religieuses » et des « convictions de conscience séculières ». Cela permettrait d’aborder la question du devoir de réserve qui s’impose aux fonctionnaires en ce qui concerne leurs convictions politiques, voire philosophiques (si un employé de l’État s’avisait de porter ostensiblement un badge faisant la promotion du naturisme, de l’athéisme, etc.), et qui devrait selon toute logique s’appliquer également à l’expression des convictions religieuses.

Stéphane Courtois objecte à cet argument que le devoir de réserve imposé aux employés de l’État quant à l’expression de leurs idées politiques est lié au fait que « le gouvernement et les ministres qui sont à la tête de l’État représentent un parti politique qui a été élu sur la base d’un programme électoral et d’une idéologie politique déterminés » et qu’il est donc « impossible de séparer totalement l’État de la partisannerie politique ». Un tel devoir de réserve ne vaut donc pas pour les « signes religieux visibles » car ceux-ci « n’ont rien à voir avec la partisannerie politique ». 

Je crois quant à moi que cette obligation de réserve imposée aux employés de l’État a un autre mobile que la partisannerie politique (sinon, d’ailleurs, elle devrait logiquement ne viser que les symboles des partis susceptibles de former le gouvernement, et ne s’appliquerait pas non plus à l’expression de convictions philosophiques). Elle trouve en fait son origine dans l’idéal de neutralité de l’État et des fonctionnaires qui le représentent. Les usagers des services publics n’ayant pas le choix, contrairement aux clients d’une entreprise privée, de se présenter dans tel ou tel service administratif et de se faire servir par tel ou tel employé de l’État, ces derniers ont le devoir de s’abstenir de tout signe ostentatoire qui suggèrerait d’une manière ou d’une autre une quelconque partialité[7]. Il en va non seulement de la crédibilité de la notion de service public, mais aussi du respect dû  à des citoyens au service desquels sont les fonctionnaires.

De ce point de vue, il n’y a aucune différence entre les signes religieux et les signes politiques qui peuvent apparaître les uns comme les autres problématiques dans certaines circonstances. Sans multiplier indûment les exemples, on imaginera sans peine le malaise que pourrait ressentir une jeune fille venant au CLSC de son quartier afin de recevoir de l’information sur la contraception ou sur l’avortement et y étant reçue par une infirmière voilée ou arborant au cou une croix bien voyante. En certaines matières, il n’est pas exagéré de dire « que le simple fait de porter des signes religieux apparents » peut constituer « un indice de la partialité d’un employé de l’État » (que l’on pense aussi aux enseignants). Et ce n’est évidemment pas aux usagers des services publics de porter le fardeau d’une « déférence absolue » à l’égard de la liberté de religion reconnue aux employés de l’État qui irait jusqu’à entraîner une négation (ne serait-elle qu’apparente) de leur devoir de neutralité.

Ce dernier exemple peut également porter à réfléchir à propos d’un argument qu’avance Stéphane Courtois et que je n’ai fait qu’effleurer plus haut : celui-ci affirme en effet, afin de distinguer, à propos du devoir de réserve, signes politiques et signes religieux, que personne « ne soupçonnera un fonctionnaire sikh, juif ou musulman qui arbore des signes religieux visibles d’adhérer à une idéologie partisane qui compromettrait la neutralité de l’État ». En réalité, étant donné la forte concentration dans certains quartiers montréalais d’immigrants partageant les mêmes convictions religieuses, le risque d’une menace à l’égard de la neutralité religieuse de l’État à travers certaines institutions publiques locales (CLSC, écoles, etc.) est loin d’être inexistant.  

 

Une prime aux intégrismes religieux

Si Stéphane Courtois ne perçoit pas un tel risque, c’est sans doute parce qu’il partage avec d’autres défenseurs du sécularisme libéral une conception très restrictive de la nature de ce qu’il est convenu d’appeler l’intégrisme religieux, doctrine dont les signes ostentatoires sont en fait une composante essentielle.

 

Il affirme ainsi que la Charte n’est pas une bonne mesure pour lutter contre un intégrisme islamique qui, juge-t-il, est peu présent au Québec comme au Canada, où, ajoute-t-il, « aucune organisation religieuse intégriste digne de ce nom n’a à ce jour été recensée »,  même s’il en existe ailleurs en Occident ; il citera par exemple : la Nation of Islam aux États-Unis, le Front islamique français armé en France, Islam4UK au Royaume-Uni, ou encore Sharia4Belgium en Belgique. Le problème que soulève cette courte liste, c’est qu’elle cible uniquement (hormis la Nation of Islam, mouvement sectaire très particulier sur lequel je ne me prononcerai pas) des groupements terroristes (le Front islamique français armé est une appellation utilisée pour la revendication d’un attentat commis à Paris en 2004) ou des groupes (Islam4UK ou Sharia4Belgium) interdits pour leurs incitations répétées à la haine. Mais réduire de cette façon  l’intégrisme islamique (ou l’islamisme) à quelques mouvements particulièrement radicaux et prônant la violence ou le terrorisme n’est-ce pas ignorer la véritable nature de l’intégrisme en général, et celui que connaissent la plupart des pays du Moyen-Orient et les communautés musulmanes immigrées en particulier ?   

Le dictionnaire Larousse en ligne donne par exemple de l’intégrisme religieux la définition suivante : « Attitude et disposition d’esprit de certains croyants qui, au nom du respect intransigeant de la tradition, se refusent à toute évolution[8]. » Une telle définition souligne bien que l’intégrisme religieux naît en réaction à ce qui lui apparaît comme un relâchement des règles prescrites par la religion. Il est de ce point de vue un fruit de la modernité contre laquelle il s’érige. C’est l’évolution que leurs coreligionnaires plus libéraux impriment à la religion qui est la leur qui fait naître la réaction intégriste. C’est pourquoi il existe un intégrisme musulman comme il existe des intégrismes sikh, juif, évangélique, catholique[9], etc. 

Si l’on s’intéresse plus spécifiquement à l’intégrisme islamique qui sévit depuis une trentaine d’années dans le monde musulman (mais qui y est apparu bien plus tôt), il s’agit d’une mouvance politico-religieuse (et non de quelques groupes marginaux clairement identifiés) qui regroupe des prêcheurs, des militants, des associations culturelles ou caritatives, voire, dans certains pays, des partis politiques, et qui ont en commun de préconiser un islam fondamentaliste (généralement, chez les sunnites, d’obédience salafiste), de s’appuyer sur une lecture littérale du Coran, de souhaiter l’instauration de la sharia (loi islamique), de viser une ré-islamisation en profondeur des sociétés majoritairement musulmanes (y compris les communautés immigrantes) et enfin… d’imposer le port du voile aux femmes de leurs communautés.

Il est en effet important de préciser que ce fameux voile islamique, dans lequel Stéphane Courtois ainsi que d’autres contempteurs de la Charte ne veulent voir qu’un symbole religieux porté tout à fait librement par des femmes qui en font le choix en leur âme et conscience et exclusivement pour des raisons de piété, est en fait le marqueur le plus probant de la progression de l’influence de l’islamisme au sein des communautés musulmanes concernées[10]. Ce voile qui, dans la plupart des pays musulmans, n’était plus porté voilà une trentaine d’années que dans les campagnes, a fait son retour en ville et dans les universités à la faveur non pas d’un revival religieux spontané, mais d’une entreprise concertée (et très généreusement financée depuis la péninsule arabique, principalement par l’Arabie saoudite) d’imposition d’une doctrine intégriste qui s’accompagne d’une intense culpabilisation des femmes. Dans son livre Femmes voilées, Intégrismes démasqués (VLB, 1996), Yolande Geadah démonte avec précision les mécanismes par lesquels le voile islamique a été peu à peu imposé à une majorité de femmes dans son pays d’origine, l’Égypte. Comprendre ces mécanismes et saisir les volontés politiques qui se profilent derrière ceux-ci permet de réagir plus adéquatement au discours de ceux qui ont tout intérêt à jouer (mais uniquement quand cela les arrange) la carte de la liberté de conscience et de la tolérance religieuse.     

De ce point de vue, les libéraux font preuve au minimum d’aveuglement quand ils se bercent de l’illusion que le port du voile relève essentiellement d’un choix personnel alors qu’il est activement promu par une pression permanente qui s’exerce tant au sein de la famille que de la communauté immigrante au grand complet, et qu’il est fréquemment imposé à des jeunes filles qui sont encore mineures. Pour paraphraser ironiquement Stéphane Courtois, on pourrait affirmer qu’un tel aveuglement révèle chez eux une conception « très pauvre et très limitée » de l’autonomie de la personne et de la liberté individuelle ! Mais aussi peut-être une certaine hypocrisie, car, en faisant preuve d’une « déférence absolue » à l’égard de la religion, et plus encore en fétichisant certains symboles religieux, le sécularisme libéral assume, et à la fois renforce, l’idée que les différentes religions constituent les principaux marqueurs identitaires au sein du multiculturalisme canadien. Un de ses effets pervers est alors de conforter dans leur volonté hégémonique les différents intégrismes religieux dont l’un des objectifs est justement de faire coïncider appartenance à un groupe ethnoculturel et pratiques ostentatoires de la religion. Car tel est bien la signification du voile islamique qui « est devenu, comme l’écrit la sociologue franco-algérienne Leïla Babès, un instrument politique de communautarisation de l’islam[11] ». Le voile n’est évidemment pas le seul signe religieux ostentatoire à avoir cette fonction, puisque c’est en général la fonction première des signes en question et ce, quelle que soit la religion. Si, dans une équipe de soccer, par exemple, tous les joueurs d’origine sikhe sont autorisés à porter le turban, c’est évidemment celui qui, bien que d’ascendance sikhe, ne le porte pas qui se trouvera stigmatisé, et poussé par la pression du groupe à l’adopter. En ce sens, les accommodements dits raisonnables contribuent à marginaliser au sein de chaque communauté les modérés ; ils contribuent aussi à assigner les membres des différentes « communautés culturelles » à une identité ; et font à ce titre le jeu des intégristes.

En interdisant le port de ces symboles religieux ostentatoires aux fonctionnaires, mais surtout en balisant de façon plus stricte les demandes d’accommodements dits raisonnables, la Charte des valeurs ôterait aux intégristes à la fois un champ d’action dont on a dit qu’il était infini, et aussi un moyen d’auto-valorisation quand chaque « accommodement » obtenu apparaît aux yeux de leur communauté comme une victoire. En rendant plus coûteuse certaines pratiques discutables qui vont clairement à l’encontre des valeurs de la société démocratique (le port du voile islamique n’étant à cet égard que « le maillon d’une chaîne »[12] qui comprend aussi la non-mixité et de multiples contestation des programmes d’enseignement), la Charte enraierait au moins partiellement cette mainmise des intégristes sur leurs communautés respectives. Non seulement, elle enverrait un signal clair que la liberté de conscience n’implique pas que leurs valeurs rétrogrades l’emportent sur celles de la société démocratique, mais de plus elle pourrait favoriser l’émergence de versions plus libérales de ces religions. La tolérance en matière de religion qui est le propre tant du sécularisme libéral que de la laïcité ne justifie en effet pas que l’on cède à un chantage qui instrumentalise les libertés démocratiques pour promouvoir des valeurs (sexistes, entre autres) qui leur sont frontalement opposées[13]. 

 

Religion et modernité

Mais il faudrait aussi pour cela sortir d’une conception anhistorique de la religion (ou plus précisément des religions autres que le christianisme), cesser de faire comme si celles-ci existaient hors du temps, dans une sorte d’atemporalité qui aurait pour conséquence qu’on ne pourrait les aborder que sub specie aeternitatis. Les religions sont aussi soumises au devenir historique, et donc à une évolution de la définition de leurs propres croyances, de leurs pratiques, des rapports qu’elles entretiennent avec la société – est-il besoin de le rappeler ?

C’est pourtant en partie l’illusion que semble cultiver Stéphane Courtois lorsqu’il oppose un christianisme « qui, à partir de la Réforme protestante au XVIe siècle, a remis en question l’autorité de l’Église et a ainsi permis aux chrétiens de vivre leur foi et de découvrir la parole de Dieu dans l’intériorité de leur conscience, à l’aide de leurs seules ‘lumières naturelles’ », à un judaïsme et un islam qui « ont toujours préservé un rapport communautaire à la religion » et pour lesquels les « convictions religieuses » ne peuvent être « dissociées des pratiques, rituels et symboles dans lesquels elles trouvent à s’exprimer » (dont, bien sûr, « les signes ostensibles extérieurs » qui « marquent publiquement » l’appartenance des croyants « à une même communauté »). Il est un peu ironique qu’un descendant de Canadiens français considère ainsi que le catholicisme s’était de longue date dissocié de « pratiques, rituels et symboles » et qu’en son sein avait été battue en brèche « l’autorité de l’Église », pour ne rien dire de son rôle dans la définition et l’affirmation d’une appartenance communautaire !

Ces traits que Stéphane Courtois réserve bizarrement au judaïsme et à l’islam appartiennent dans les faits à toutes les religions, et ce n’est qu’à la suite d’une longue histoire que le catholicisme s’en est peu à peu dissocié, suite à une évolution peut-être initiée en effet par la Réforme du XVIe siècle (bien qu’on puisse aussi considérer qu’elle avait commencé bien avant) et qui s’est poursuivie jusqu’à tout récemment. Ce processus historique, on pourrait le définir comme la nécessaire adaptation d’une religion omnipotente et destinée à gérer tous les aspects de la vie à une modernité politique et culturelle qui libère l’individu et dont l’un des aspects primordiaux est précisément la laïcité. Dans le cas du catholicisme, cette évolution ne s’est pas toujours réalisée de gaieté de cœur, ni sans douleurs. Mais elle a permis en bout de ligne que s’instaurent des relations très largement harmonieuses entre une religion qui s’est redéfinie en se repliant de plus ou moins bon gré dans la sphère privée et un État qui, sans tolérer d’intrusion de sa part dans la sphère publique, peut alors la reconnaître comme une des instances importantes de la société civile.        

Qualifier absurdement ces nouvelles relations de « catho-laïque[s] », c’est à tout le moins faire preuve d’inconséquence, à moins de considérer qu’il eût été préférable que l’Église conservât son lustre d’antan et le pouvoir qui allait avec ! En fait, ce processus de laïcisation n’est absolument pas un phénomène chrétien ou catholique ; toutes les religions aux prises avec des États se modernisant et se démocratisant l’ont connu, que ce soit le judaïsme européen des XVIIIe ou XIXe siècles, ou bien l’islam turc, égyptien, maghrébin (avant la montée relativement récente de l’islamisme). Assimiler le judaïsme à sa version fondamentaliste (et très minoritaire) représentée par le hassidisme ou d’autres courants dits orthodoxes, ou l’islam à sa version intégriste incarnée par les mouvements islamistes du wahhabisme ou des Frères musulmans amène une vision erronée de ces deux religions qui est le produit d’une erreur de perspective.

Or, la question que soulèvent ces versions intégristes des diverses religions est la suivante : comment une société moderne et démocratique peut-elle s’accommoder de mouvements religieux intégristes qui visent (rappelons-le) à s’opposer à la modernité et aux valeurs démocratiques ? Une des réponses possibles est de les tolérer (au nom de la liberté de conscience), mais de leur opposer également une laïcité sans faille des institutions de l’État, plutôt que de leur ménager, comme le fait présentement le sécularisme libéral, une place de choix dans la cité, bien souvent au détriment des valeurs communes et de la majorité de la population[14].

 

Pour une laïcité québécoise

En ce qui concerne la laïcité, le Québec se trouve donc aujourd’hui à la croisée des chemins. Les Québécois ont bien entendu le choix : ils peuvent opter pour la laïcité ; ou bien poursuivre sur la voie du sécularisme libéral (voie, il faut tout de même le rappeler, qu’ils n’ont jamais réellement choisie, mais qui leur a été imposée par les décisions de certaines de leurs institutions et parfois des tribunaux). Je crois avoir montré que celui-ci entraîne un certain nombre d’inconvénients, dont le moins grave n’est pas de déroger dans les faits au principe de neutralité de l’État. Il ouvre en outre une véritable boîte de Pandore, c’est-à-dire un cycle infini de réclamations d’accommodements dits raisonnables qui finiront par constituer autant de justices particulières et de droits acquis communautaires se constituant ainsi en privilèges. Sans compter les tensions que ces demandes ne cesseront de faire naître. La laïcité n’a pas ces désavantages.

Au lieu de mener à un éclatement de la société en une multitude de « communautés » fermées sur elles-mêmes et se regardant en chiens de faïence sans jamais se rencontrer, la laïcité suppose que les questions de politiques ou de société soient discutées dans un espace neutre, celui de la citoyenneté, qui se doit d’échapper aux diktats des diverses religions, pour apparaître comme réellement ouvert aux opinions de tous les citoyens. Les citoyens et les groupes religieux ont évidemment parfaitement le droit d’intervenir dans le débat public et de se prononcer sur toutes ces questions en fonction de leurs valeurs propres : de s’opposer par exemple à l’avortement ou au mariage gai. Ils ne peuvent en revanche imposer ces valeurs dans la sphère publique comme quelque chose d’indiscutable et qui devrait être accepté sans la moindre discussion parce qu’il relève de la foi. C’est ça, le principe de laïcité.

Les Québécois peuvent donc parfaitement choisir ce modèle de la laïcité, plutôt que celui du sécularisme libéral. Il n’y a pas dans ce choix en tant que tel le moindre soupçon de refus des valeurs de la démocratie ou de xénophobie comme on s’est complu ad nauseam à le répéter depuis des mois. On a affaire en l’espèce à deux « modèles d’aménagement du religieux par rapport au politique »[15] qui appartiennent tous les deux à la modernité politique occidentale telle qu’elle s’est définie entre le XVIIIe siècle et aujourd’hui et sont tous les deux les fruits d’une réflexion démocratique. De ce point de vue, démoniser la laïcité en lui accolant les épithètes de « stricte » ou de « fermée et rigide » relève de la démagogie !

Dans le même ordre d’idées – et je finirai là-dessus –, Stéphane Courtois reproche également au projet de Charte des valeurs du Parti québécois de suivre aveuglément un « modèle français de laïcité, érigé en idéal ». Il s’agit évidemment pour lui de suggérer que cette laïcité prétendument « fermée » est étrangère à la tradition québécoise et, de plus, d’affirmer indirectement que cette laïcité à la française se situe du côté du particularisme ethnoculturel (du fameux nationalisme ethnique), c’est-à-dire qu’elle est coupée de l’universel (qui, lui, est ouvert, tolérant, etc.) ; bref, qu’elle constitue historiquement presqu’une anomalie.

Une telle affirmation oublie opportunément de mentionner que la laïcité dite « ouverte » (qui n’est en fait que le camouflage lexical derrière lequel se cache le sécularisme libéral) n’a rien, elle non plus, d’universel et qu’elle ne constitue un dogme juridique que dans les pays de tradition anglo-saxonne. Ne pas le dire revient à accréditer l’idée que la pratique des « accommodements raisonnables » et la « déférence absolue » à l’égard de la liberté de religion dont font preuve les juges canadiens relèvent du « bon sens », voire de l’affirmation de principes universels (auxquels seuls le Québec… et évidemment la France, dérogeraient honteusement).  Il n’en est rien. Ainsi, bien des pays d’Europe, qui ne sont pas particulièrement réputés pour leur caractère autoritaire ou dictatorial, interdisent à leurs fonctionnaires (ou à une partie d’entre eux) le port de signes religieux ostentatoires et les cours de justice européennes, dont les magistrats sont pourtant tout aussi attachés aux droits de la personne que leurs confrères canadiens, n’y ont rien trouvé à redire. Bref, il peut être intéressant de sortir ce débat de sa myopie canadian et de regarder ce qui se passe ailleurs dans le monde. Le sécularisme libéral n’y règne pas uniformément ; et la laïcité y est elle-même diverse.

Autrement dit, les Québécois ont parfaitement le droit d’établir un modèle de laïcité qui leur soit propre, et n’ont nullement l’obligation « morale » de se plier à la doctrine du sécularisme libéral qui, de toute évidence, ne fait pas l’unanimité parmi eux et apparaît, par bien des aspects, profondément étranger à leur culture. Il y a d’ailleurs quelque chose d’étrange ou de paradoxal à la fois dans le ton péremptoire et volontiers tranchant dont usent les contempteurs québécois de la Charte des valeurs ainsi que dans le regain hystérique de Quebec bashing que ce projet de loi a déchaîné dans le reste du Canada. L’ouverture d’esprit, la tolérance, l’amour de l’altérité dont tous ces gens prétendent faire preuve semblent bien, en effet, se réduire tout à coup comme une peau de chagrin quand on passe du particularisme valorisé que représentent à leurs yeux quelques religions venues d’ailleurs à celui qu’incarne la nation québécoise au sein de l’ensemble canadien ! En contradiction flagrante avec le credo relativiste et multiculturaliste qui est supposé être le leur, leurs déclarations tonitruantes quant au caractère xénophobe de la dite Charte cachent mal une volonté de normalisation et de mise au pas de cette différence qu’incarnent précisément le Québec et les Québécois !

 

PATRICK MOREAU

 


[1] J’achève ce texte à la veille de l’élection du 7 avril. Si le PQ perd demain, le projet de loi 60 sera évidemment caduc. Je crois néanmoins que quelles que soient les circonstances, les Québécois ne peuvent faire l’économie d’une réflexion et d’un vrai débat sur la laïcité, sauf à se résoudre une nouvelle fois à se faire imposer une politique d’accommodements en matière de religion qui n’est pas la leur. 

[2] Pour un exposé très clair de ce qui oppose ces deux conceptions, cf. le livre récent de Danic Parenteau, Précis républicain à l’usage des Québécois, Fides, 2014, en particulier les p. 31 à 39.

[3] Ibid., p. 31-32.

[4] « Quelques angles morts du débat sur l’accommodement raisonnable à la lumière du port de signes religieux à l’école publique : réflexions en forme de points d’interrogation », dans Les accommodements raisonnables : quoi,  comment, jusqu’où ? sous la dir. de Myriam Jézéquel, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2007,  p. 264-266.

[5] Je ne parle évidemment pas ici des accommodements raisonnables motivés par un handicap. Tout le monde s’entend sur le fait que certaines règles doivent être assouplies afin de compenser les inconvénients liés à certaines incapacités (par exemple, autoriser un aveugle à fréquenter un restaurant accompagné de son chien-guide). 

[6] C’est moi qui souligne.

[7] J’ai déjà défendu plus longuement ce point de vue dans un autre texte publié sur le même site : http://www.revueargument.ca/article/2013-09-10/586-devoir-de-reserve-et-signes-religieux.html

[9] Incarné par le mouvement qui s’est formé autour de l’évêque français  monseigneur Lefebvre en réaction aux réformes issues du Concile de Vatican II.

[10] C’est d’ailleurs une constante des intégrismes religieux, et pas seulement musulmans, de prescrire le port de vêtements particuliers qui identifient immédiatement les fidèles, et les distinguent au premier coup d’œil des incroyants (que l’on pense au juifs hassidiques, aux sikhs, aux huttérites ou aux amish, ou encore aux prêtres catholiques disciples de monseigneur Lefebvre qui portent ostensiblement la soutane).   

[11] Le voile démystifié, Paris, Bayard, 2004, p. 114.

[12] Ibid. p. 113.

[13] Il n’est peut-être pas inutile de rappeler avec Paul Sabourin qu’un « rapport au monde intégriste pose que sont illusoires toutes les formes humaines areligieuses telle la constitution d’un espace étatique laïque qui par sa seule existence remettrait en question leurs croyances. Cette revendication prend la forme des droits individuels dans certaines sociétés où ces personnes sont minoritaires, mais prend le sens d’imposition par des majorités à des minorités dans les sociétés où des intégrismes sont majoritaires  » (« Être soi-même et reconnaître son altérité plutôt qu’être un électron libre de la laïcité ‘ouverte’ », dans Pour une reconnaissance de la laïcité au Québec, sous la dir. de Daniel Baril et Yvan Lamonde, Presses de l’Université Laval, 2013, p. 93).

[14] Pour ne donner qu’un exemple, accepter que certaines piscines publiques montréalaises renoncent à leur mixité durant certaines périodes hebdomadaires afin de contenter des groupes religieux revient non seulement à déroger au principe de neutralité de l’État, mais de plus produit une discrimination intolérable à l’égard de la majorité (dont les membres se voient privés d’aller se baigner en couple ou en famille dans des établissements supposément publics).

[15] Danic Parenteau, op.  cit., p. 31-32.




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