De la Nouvelle-France, le lecteur contemporain ne connaît en règle générale que quelques clichés qui font figure d’images d’Épinal : des guerres (contre les Iroquois et contre les Anglais) ; les Filles du roi débarquant sur les quais de Québec ; quelques missionnaires qui s’enfoncent dans les bois pour aller y convertir les Amérindiens et pour finir parfois en martyrs attachés au poteau de torture ; des coureurs des bois ; des castors à profusion et un commerce des pelleteries qui est à peu près la seule richesse de la colonie ; une poignée de colons s’attelant à la tâche de défricher la vallée du Saint-Laurent ; trois villes (même si deux d’entre elles — Trois-Rivières et Montréal — ne seraient à nos yeux guère plus que des bourgades) et quelques paroisses qui poussent sur ce sol à peine défriché et où se conservera quelque chose de l’absolutisme monarchique et du catholicisme post-tridentin qui pèsent alors de tout leur poids sur la France. Bref, des débuts prometteurs, certes, — « l’émergence d’une société », comme dit le nouveau programme d’histoire du secondaire —, mais qui n’ont en eux-mêmes que peu d’intérêt.
Cette vision pour le moins stéréotypée de la Nouvelle-France fait l’impasse sur deux siècles (de 1534 à 1759) d’une histoire très riche, variée et qui recèle, si seulement on prend la peine de s’y intéresser, bien des découvertes. Bien des surprises aussi.
Alliés
Ainsi en va-t-il de la rencontre entre les Français et les Amérindiens, que l’on résume trop souvent de façon caricaturale au mépris que les premiers auraient éprouvé à l’égard des seconds et au terme « sauvages » qui leur servira à désigner les habitants du nouveau continent. La réalité est beaucoup plus complexe. Du fait de leur petit nombre, eu égard à l’immensité du territoire dont ils revendiquent la propriété sous le nom de Nouvelle-France, les Français, dès le départ (avec Gravé du Pont et Champlain), établissent avec les premiers habitants une relation qui fait d’eux des alliés, bien plus que des sauvages à exterminer afin de s’approprier leurs terres ou des peuples à coloniser. Cette première rencontre jette les bases d’un rapport à l’autre qui, bien que non dénué de conflits, n’est pas avant tout un rapport de force, mais bien plutôt un rapport d’échange (en la matière, on peut parler d’ouverture à l’autre, de métissage ou d’interculturalisme, termes ou expressions anachroniques en ce qu’on les doit à notre époque, sans que celle-ci ait pour autant inventé ces attitudes où se décline une des potentialités universelles de la relation à autrui).
En quête de nouvelles alliances, de nouveaux territoires de traite, et, pendant longtemps, d’une route vers la Chine puis d’un débouché sur la mer occidentale, Français et Canadiens s’élancent à la découverte d’un territoire immense qui s’étendra bientôt de Terre-Neuve aux Rocheuses et des abords de la baie d’Hudson à l’estuaire du Mississippi. Outre des profits liés à la traite pelletière ou cette conquête des âmes qu’ils y opèrent avec plus ou moins de succès, les explorateurs, traiteurs, missionnaires qui parcourent ce nouveau pays à la taille d’un continent en retirent aussi une connaissance intime des différentes nations amérindiennes (on oublie trop souvent que des truchements — autrement dit des interprètes — comme Jean Nicolet, des missionnaires tels Gabriel Sagard ou Paul Lejeune s’en vont vivre durant des mois, parfois des années parmi les Amérindiens) qu’ils se mettent à nommer : Montagnais, Hurons, Saulteux, Illinois, Christenaux, etc., à décrire, dont ils entreprennent d’apprendre les langues. Loin d’être colonisés (ils le seront plus tard), les Amérindiens imposent en effet à leurs hôtes cet apprentissage de leur propre langage, certaines de leurs coutumes (le pétunage, les harangues, les échanges de cadeaux), et s’ils se montrent satisfaits de recevoir des fournitures européennes (textiles, chaudrons et haches de métal, fusils et alcool), les échanges sont réciproques et les Français de leur côté leur empruntent aussi quelques-uns de leurs usages ou de leurs outils (le canot d’écorce, les caches de fourrures, de vivres enfouis dans le sol, la « petite guerre »).
Acteurs de l’histoire
En tout état de cause, on ne peut donc résumer cette rencontre entre Français, puis Canadiens, et Amérindiens au seul impérialisme des premiers, à la victimisation des seconds. Les uns comme les autres sont les acteurs d’une histoire, et non ses témoins passifs. Nul ne ressort, si l’on peut dire, indemne de cette mise en relation brutale de deux civilisations si différentes. Du fait de cette rencontre, Français et Amérindiens (même si pour ces derniers on en possède forcément peu de traces) sont amenés d’une manière ou d’une autre à relativiser leur propre culture. D’une telle mise à distance, la littérature de l’époque conserve de multiples témoignages : du récollet Gabriel Sagard, en mission durant un an chez les Hurons, au baron de Lahontan qui inventera, avec son Huron philosophe Adario, le mythe du « bon sauvage ».
C’est l’une des raisons pour lesquelles il serait certainement souhaitable de faire preuve à l’égard du passé de la même ouverture dont nous savons faire preuve à l’égard des altérités présentes et de relire sans préjugés ces vieux textes, ce qui nous permettrait probablement de nous rendre compte qu’ils sont bien éloignés des clichés trop souvent colportés jusque dans les classes. C’est ce à quoi s’emploie Argument avec ce numéro spécial consacré à la Nouvelle-France.
PATRICK MOREAU
(Texte paru sous la rubrique "Les idées en revue", Le Devoir, 3 juin 2014)