Dans son dernier essai, Un Québec exilé dans la fédération (Québec Amérique, 2014), le politologue de l’Université Laval et intellectuel Guy Laforest se désole du fait que les Québécois se sentant de plus en plus étrangers au Canada, vivent une sorte d’« exil intérieur » depuis bientôt cinq décennies. S’ils continuent de refuser de quitter le Canada, les Québécois refusent pourtant de participer à sa vie politique, si bien que jamais leur voix n’a-t-elle si peu comptée dans l’ensemble politique canadien qu’à notre époque.
Or, pour celui qui fût un temps conseiller au programme à l’Action démocratique du Québec, cet exil a assez duré. Il est grand temps que les Québécois s’intéressent à nouveau au Canada, ce pays qui est toujours le leur, et qu’ils reprennent la place qui leur revient. Leur insatisfaction à l’égard de ce pays qui n’est pas parfait doit cesser d’alimenter cet exil volontaire. Elle devrait plutôt se traduire en une volonté de contribuer à transformer de l’intérieur la fédération canadienne.
Cet appel pour un retour au pays doit se laisser comprendre dans la perspective générale de l’évolution de la question nationale québécoise. Précisément, derrière cet appel se trouve un constat, que l’auteur se garde néanmoins explicitement d’admettre[1]: la voie indépendantiste est aujourd’hui un cul-de-sac. Que faire maintenant si l’on admet un tel constat ? Quelle est alors la meilleure voie d’avenir pour le Québec ? C’est dans cette perspective qu’il faut saisir la proposition de Laforest en faveur d’un retour d’exil.
L’analyse développée dans cet essai apparaît rafraîchissante à bien des égards, puisqu’elle permet d’aller au-delà des paramètres habituels imposés par l’option fédéraliste et son antithèse, l’option indépendantiste, pour réfléchir à la question du rapport entre le Québec et le Canada. L’appel sur lequel débouche cette analyse présente néanmoins deux problèmes majeurs, dont l’auteur semble incapable de prendre toute la mesure.
L’option indépendantiste n’est pas morte
Le premier touche le constat qui sous-tend cette réflexion. Si l’on assiste actuellement à un certain essoufflement de l’option indépendantiste – ce qui est difficilement contestable depuis la débâcle du Bloc Québécois en 2011 et celle du Parti Québécois au printemps dernier –, il nous apparaît cependant nettement prématuré de déclarer que cette voie politique est un cul-de-sac. En fait, depuis le match nul de 1995, il n’y a rien de réglé en ce qui a trait au statut politique du Québec. L’option de l’indépendance est encore envisageable et continue, malgré les revers électoraux récents des partis indépendantistes, de jouir d’appuis non négligeables et stables dans la population québécoise. Il est en ce sens utile de rappeler que de sondage en sondage, cette option continue de récolter un taux d’adhésion comparable à celui qu’elle obtenait dans les semaines précédant cette consultation populaire, soit entre 35 et 40 %, avec des pointes légèrement au-dessus de 50 % (notamment en 2005 au moment du Scandale des commandites) et des creux à 28 % (Sondage Crop du 31 août 2012)[2] ? Rappelons également que ni le peuple québécois ni ses représentants à l’Assemblée nationale n’ont jusqu’ici ratifié la constitution canadienne, seul acte politique qui consacrerait définitivement l’adhésion du Québec au fédéralisme canadien. Aussi, en appeler aujourd’hui aux Québécois pour qu’ils se réapproprient le Canada semble-t-il ici davantage tenir d’une préférence politique de la part de l’auteur, qu’à une quelconque conclusion obligée découlant d’un constat politique lucide.
Les voies québécoise et canadienne sont aujourd’hui irréconciliables
Le deuxième problème est beaucoup plus sérieux, puisqu’il est au cœur même de la proposition centrale de cet essai. Ce retour d’exil espéré par Laforest serait tout simplement impossible pour les Québécois, et ce, tant en raison de leur parcours historique depuis la Révolution tranquille, que de dynamiques propres à l’évolution même du Canada pendant ces années d’absence du Québec. Les voies québécoise et canadienne sont avec le temps devenues irréconciliables.
Depuis les années 1960, sous l’impulsion d’une volonté de construction identitaire nationale (de nation building), les Canadiens se sont construit un pays bien à eux. Ils ont fait de ce dominion hérité du pouvoir britannique en Amérique du Nord un pays qui est aujourd’hui conforme à leur représentation d’eux-mêmes comme communauté politique aux ambitions nationales récentes. Dans ce processus de construction nationale, ils se sont approprié cette identité « canadienne », à laquelle ils ne s’étaient jusque-là jamais associés; cette identité étant celle dans laquelle se reconnaissaient les Canadiens français depuis la Conquête. Le résultat est que depuis que les Canadiens se sont donné une nation, le Canada apparaît de plus en plus unitaire sur le plan symbolique. Cette unité peut certes s’exprimer sous les signes de la diversité, dont l’idéal du multiculturalisme se veut l’expression la plus nette, mais celle-ci s’accommode très mal de la spécificité québécoise. Autrement dit, l’idéal canadien s’accorde très mal avec cette autre identité à « prétention » nationale qu’est la québécoise, puisqu’il ne peut bien sûr y avoir qu’une seule et unique nation au Canada[3]. Multiculturalisme ne rime pas au Canada avec multinationalisme. Les habitants du Québec ont certes leur place dans l’univers politique canadien, mais non en tant que Québécois. Du point de vue canadien, ils sont des Canadiens français.
Dans ce nouveau contexte national canadien, revenir de cet exil exigerait donc des Québécois qu’ils renoncent à ce qu’ils sont collectivement devenus au fil du temps, soit depuis qu’ils ont troqué l’identité canadienne-française pour cette nouvelle identité nationale québécoise au moment de la Révolution tranquille. Or, cette identité québécoise est aujourd’hui bien ancrée dans leur imaginaire collectif. En réalité, s’il y a bien une chose qui est aujourd’hui acquise au Québec, c’est cette identité nationale qui traverse les clivages politiques. C’est ainsi s’illusionner, comme le souhaite Laforest, que de penser que les Québécois seraient aujourd’hui, ou dans un proche avenir, prêts à se départir de cette identité, en échange d’une place par ailleurs incertaine à l’intérieur de la fédération canadienne renouvelée...
Vae victis
Laforest admet qu’un tel retour d’exil des Québécois ne serait possible que si les Canadiens consentaient à faire quelques efforts pour le faciliter. Mais quels indices laissent à penser à l’auteur que les Canadiens soient prêts à laisser une place au Québec ? Qu’est-ce qui pourrait bien les inciter à accepter les demandes du Québec, alors même qu’ils jouissent aujourd’hui d’un rapport de force qui leur est nettement favorable par rapport à ce dernier ? D’une part, ils ont à leur disposition tous les pouvoirs d’un État souverain – qui plus est, un État membre du G8 – pour imposer leurs ambitions nationales sur celles des Québécois. D’autre part, le Québec connaît aujourd’hui un déclin relatif de son poids démographique, et par suite politique, au sein de l’ensemble canadien. Les Québécois ne formeront bientôt plus que 20 % de la population canadienne. Ces deux données n’ont rien pour inciter les Canadiens à se convaincre qu’ils devraient accommoder le Québec. Bien au contraire.
D’ailleurs, tous les efforts consentis dans les années 1990 en vue d’accommoder la spécificité québécoise se sont traduits par des échecs nets (Accord du lac Meech, le Rapport Charest ou l’Accord de Charlottetown). Or, si les Canadiens étaient déjà si peu disposés à cette époque à reconnaître que le Québec forme une « société distincte », on voit mal comment, après plus de deux décennies de nation building officiel canadien, ils seraient plus prêts maintenant à remanier leur projet national pour plaire au Québec.
Soyons clairs. Ce retour d’exil ne pourrait être perçu autrement du point de vue des Canadiens que comme une sorte d’aveu d’échec du projet indépendantiste de la part des Québécois. Comme ce sont les Québécois eux-mêmes qui ont entrepris de « briser le Canada » – la seule véritable signification du projet indépendantiste de ce point de vue –, il ne tiendrait donc qu’à eux d’en assumer tous les frais politiques s’ils décidaient aujourd’hui d’abandonner cette voie. Vae Victis; malheur aux vaincus ! Les Canadiens ne feraient aucune concession aux Québécois s’ils devaient revenir frapper à la porte de ce pays pour demander d’y être à nouveau admis. Tout retour au pays ne se ferait alors qu’aux conditions établies par les Canadiens et par eux seuls.
Certains seraient probablement tentés de dire : « mais il fallait y penser avant de se lancer dans cette voie indépendantiste !» C’était évidemment prendre un réel risque politique que de mettre de l’avant le projet de faire sécession du Canada. Le principal est qu’une fois engagé dans cette voie, il était bien difficile, voire impossible, de faire marche arrière, sauf à accepter une reddition complète de toute ambition nationale. Aussi, est-il illusoire de penser un tel retour au pays. Aux Québécois, encore aujourd’hui, d’assumer jusqu’au bout ce qu’engage la voie de l’exil qu’ils ont choisi. Car nul doute que l’option d’un retour au pays impliquerait un prix politique beaucoup plus élevé que ce qui risque de leur en coûter s’ils se décidaient enfin de voler de leurs propres ailes.
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Danic Parenteau
Professeur adjoint
Collège militaire royal de Saint-Jean