Depuis 2012, le roman érotique Cinquante nuances de Grey propulse son auteure Erika Leonard, dite E.L. James, vers les hautes sphères du succès international. On connait la suite : la Saint-Valentin 2015 accueille en salle le dévoilement de l’adaptation cinématographique du roman mettant en scène des pratiques sexuelles à caractère sadomasochiste. Étant moi-même, comme des milliers d’autres consommateurs, indifférent à une telle production, j’attribuais spontanément son succès au simple voyeurisme latent qui est, dit-on, l’apanage du commun des mortels. Or, le chroniqueur Stéphane Laporte du Journal La Presse nous apprenait dans son article de samedi passé que, bien loin de se cantonner au voyeurisme bénin de l’homme ordinaire, le succès de cette romance érotique semble inciter certains à expérimenter de nouvelles pratiques sexuelles[1].
Pour preuve : les quincailleries B&O, au Royaume-Uni, ont prévu de vendre davantage de corde, de serre-câbles et de ruban adhésif pour ceux qui auront envie de singer les pratiques de Cinquante nuances le soir de la Saint-Valentin. Dans une optique similaire, aux États-Unis, une étude d’un institut pour la protection du consommateur dévoilait une augmentation significative du nombre de blessures reliées à l’utilisation de jouets sexuels depuis la parution du célèbre roman érotique en 2012[2]. N’est-ce pas fascinant de voir autant de gens s’alimenter à même une œuvre de fiction pour pimenter leur vie sexuelle? D’aucuns se demanderont peut-être aussi, comment, après que l’Église et l’État aient quitté les chambre à coucher (il y a de cela un peu moins d’une cinquantaine d’années), le capitalisme marchand, sous l’égide de la culture de masse, a bien pu s’y réintroduire. À n’en point douter, c’est bien sous le signe d’une libération de l’homme que la révolution sexuelle, ou plus largement la révolution culturelle des années 1960, a décrété l’abolition des normes sexuelles issues de la religion. Or, c’était là présumer – à tort! – que le discrédit porté sur l’idée même de norme suffirait à libérer la sexualité, à rendre l’homme plus libre, et par le fait même plus heureux. En la matière, on méditera sur le dicton issu des sciences naturelles conformément auquel la nature a horreur du vide.
Culture de masse et révolution culturelle
Cela veut dire qu’en matière sociale, l’abolition d’un système de normes aboutira inéluctablement à la formation d’un autre. Cette mécanique de recyclage s’est affirmée avec de plus en plus de force à mesure que le capitalisme industriel se déployait pleinement durant la seconde partie du 20e siècle. C’est ce qu’on appelle la modernité, soit un mouvement de déracinement et détraditionnalisation des masses, qui constitue la trame de fond d’un nouveau monde en émergence. On le sait, le capitalisme est un système économique basé sur l’expansion continuelle du domaine de la marchandise provoquant sans cesse l’ouverture de nouveaux marchés. Une des plus grandes étapes de ce processus de marchandisation continuelle est sans doute la marchandisation de la culture comme acte de naissance de la culture de masse. Résultat : si le capitalisme est un système économique, la culture de masse en est résolument le pendant culturel.
La culture de masse a ceci de nouveau qu’elle a pour finalité essentielle une consommation rapide et le divertissement, d’où son caractère éphémère et son altération au gré des modes. Cela revient à dire en quelque sorte que la culture de masse est une sorte de fast-food culturel ; là où, au contraire, la culture du non-marchandisable cherche la pérennité et le bon goût d’un repas entre gourmets. C’est pourquoi on confond bien souvent culture de masse avec culture populaire et culture classique avec culture élitaire. Durant le 20e siècle, la culture de masse est en pleine ascension avec l’avènement de médias tels que la radio et la télévision. Jusqu’aux années 1960, elle a tendance à tranquillement marchandiser la sphère officielle de la vie, les éléments communs ou publics qui la composent sans trop s’introduire dans la sphère intime, laquelle était encore marquée par les normes traditionnelles ou religieuses.
Mais à partir de cette décennie, la révolution culturelle, alimentée par une critique radicale des normes découlant des institutions dominantes, proclamera une libération de la pluralité des modes de vie qui aurait été inhibée par des normes trop strictes. De la revendication de l’égalité juridique à la revendication de l’égalité de fait, les femmes s’attaqueront à la norme patriarcale, tandis que les homosexuels critiqueront la norme hétérosexuelle. Au nom des identités minorisées, la révolution culturelle délégitimera la notion de normes dominantes, pourtant nécessaire à la vie en société. Elle ira même plus loin encore, en promulguant symboliquement la disqualification du surmoi, cette instance freudienne de la personnalité qui intériorise les normes sociales dominantes et qui ne serait rien de moins, prétendra-t-on alors, que le siège du fascisme intérieur de l’Homme occidental.
Si les revendications de ces groupes à caractère identitaire m’apparaissent légitimes, la radicalité dont elles furent l’objet aura finalement eu pour effet, comme on dit, de « jeter le bébé avec l’eau du bain ». En effet, si à l’époque les normes dominantes étaient trop pesantes à l’endroit du minoritaire, était-il pour autant nécessaire de discréditer à ce point la notion même de norme? Pour paraphraser le sociologue et historien Christopher Lasch, il semble que cette radicalité des revendications des années 1960 ait été pour beaucoup une forme de thérapie pratiquée spécifiquement afin de liquider des traumatismes personnels. Quoi qu’il en soit, pour reprendre le fil conducteur de notre argumentation, le discrédit jeté à cette époque sur la notion de norme dominante sonnera en grande partie le glas des deux instances traditionnelles régulatrices de la sphère intime : la famille et la religion.
Progrès, transgression, marchandisation
Puisque, comme nous l’avons dit précédemment, la nature a horreur du vide, le vide normatif qu’a laissé la révolution culturelle a fait en sorte que le capitalisme comme trame de fond naturelle de la modernité dans les sociétés occidentales a investi la sphère intime. La libération de la sexualité et du désir ne constituant pas en soi des balises indiquant comment vivre ces deux éléments pour le mieux en société, c’est tout un corpus de nouvelles thérapies quelque peu fumeuses qui a émergé, lesquelles thérapies sont supposées permettre à l’individu de découvrir son authenticité, d’autocréer ses propres normes en matière d’intimité. Ce thérapeutisme véhicule l’idée selon laquelle toute forme d’expression de soi en matière de désir et de sexualité est souhaitable, tant que cela est placé sous l’égide de l’authenticité réciproque vécue sous forme de contrat ou de consentement mutuel. Cette éthique minimale, pour ne pas dire minimaliste, étant établie, tout ne devrait-il pas être permis à des individus parfaitement authentiques, destinés à s’émanciper dans une sexualité créatrice et épanouie?
Le meilleur des mondes n’étant pas encore advenu sur terre, ce vide soi-disant libérateur qu’a laissé la révolution culturelle ne fera finalement que donner libre-cours à une marchandisation par le capitalisme de cette sphère de l’intimité. Le déclin de la religion en matière de morale sexuelle et d’intimité entrainera donc la prolifération d’espaces normés par la culture de masse. Concrètement, qu’est-ce que cela veut dire? Que le capitalisme et la culture de masse intègrent l’esprit de « libération » et de transgression des normes dominantes de la contre-culture et font passer ainsi pour un progrès leur processus de marchandisation. Mais est-ce vraiment un progrès que la culture de masse vienne promouvoir presque ouvertement de nouvelles pratiques sexuelles qui étaient réservées il n’y a encore que quelques années au domaine de la pornographie ? Cela constitue-t-il un réel progrès qu’un roman à succès faisant la promotion de pratiques sadomasochistes amène certaines personnes à participer à cette surenchère de désir, qui, à coup sûr, consacrera plutôt son épuisement? Ne peut-on craindre que cela vienne légitimer toute forme de perversion sous le signe de l’authenticité et de la libération? Mais bien sûr, seul un esprit conservateur, que dis-je – réactionnaire! – pourrait parvenir à une telle conclusion!
Le progrès véritable, me semble-t-il, c’est celui qui sait se tenir quelque part entre rupture et continuité, et qui sait, ce faisant, synthétiser le meilleur de ces deux perspectives. Or, je n’ai guère souvenance de révolution ou de contre-révolution qui aurait su réaliser cet équilibre. N’est-ce pas là justement, et pour cette raison-même, deux perspectives intrinsèquement incapables de tendre vers une vision objective du monde? Il faudra comprendre que lorsqu’un tel état de fait prévaut, ni la restauration d’un ordre ancien, ni sa répudiation totale ne peuvent constituer de véritables progrès. Car l’illusion des vertus de l’antithèse comme repoussoir devant fonder une société nouvelle ou une nouvelle société basée sur l’ancienne, ne fera que reconduire perpétuellement le cycle de l’éternel retour du même. La transgression des interdits sexuels du vieux monde comme forme de libération n’est pas née d’hier, mais se révèle aujourd’hui progressivement comme une spirale descendante consacrant non seulement l’épuisement du désir, mais aussi et plus largement le déploiement sans bornes du nihilisme, là où l’homme dominé par sa quête d’authenticité s’autorise surtout une régression vers l’animalité.
Mathieu Pelletier,
Candidat à la maîtrise en sociologie (UQAM)
[2] Ingraham, Christopher. 10 février 2015. « Sex toy inguries surged after Fifty Shades of Grey was published ». Washington Post. En ligne: http://www.washingtonpost.com/blogs/wonkblog/wp/2015/02/10/sex-toy-injuries-surged-after-fifty-shades-of-grey-was-published/?tid=sm_tw