Ceux qui suivent les querelles qui animent la vie intellectuelle française ont pu constater le mauvais traitement qu’une partie de la gauche autoproclamée antiraciste a réservé à L’insécurité culturelle (Fayard, 2015), le dernier livre du politologue Laurent Bouvet. Lui-même homme de gauche, on lui a fait grief de réhabiliter la question identitaire, ou même d’en tenir simplement compte dans l’analyse des maux de la France contemporaine. L’attaque fut immédiate: on l’a accusé de dérive droitière, de complaisance populiste et d’autres maux. On a cherché à le transformer en infréquentable. Ce sont les méthodes d’ostracisme bien connues propres au politiquement correct. Il faut garder cette réaction délirante et mesquine à l’esprit pour comprendre le sectarisme d’une certaine frange de la gauche française. Passe encore qu’un homme de droite s’intéresse à la question identitaire : il est déjà damné. Mais l’homme de gauche qui s’en empare est accusé de trahir son camp, de l’empoisonner.
Bouvet n’en est pas au premier moment de son enquête sur la mutation de la démocratie contemporaine. Dans Le sens du peuple (Gallimard, 2012), il cherchait à comprendre pourquoi la figure du peuple, pourtant fondatrice en démocratie, avait été problématisée à un point tel qu’elle n’apparaissait plus que négativement, à travers la référence au populisme. Son ouvrage cherchait à retracer les différentes conceptions du peuple en démocratie, et en quoi elles étaient liées entre elles. On retrouvait en arrière-plan une question qui obsède à bon droit la gauche française : comment a-t-elle perdu le contact avec les catégories populaires, au point où ces dernières se sont tournées vers la droite populiste, investie à bien des égards d’une fonction tribunicienne dans le monde actuel. Il n’est naturellement pas le seul à se la poser. N’est-ce pas la question rituelle de la politique française : pourquoi le peuple a-t-il abandonné la gauche? Les uns voudront le reconquérir, d’autres voudront le punir pour sa trahison.
Aujourd’hui, Laurent Bouvet se demande pourquoi et comment les thématiques identitaires en sont venues à déterminer la vie politique. On rapprochera son analyse, à bien des égards, de celle de Jacques Beauchemin, dans La société des identités (Athéna, 2007). Les deux analyses explorent les mêmes questions de semblable manière et à bien des égards, à partir d’une commune sensibilité, même si la France et le Québec n’abordent naturellement pas de la même manière la part de la culture dans le lien politique – c’est peut-être là la singularité des petites nations d’apercevoir plus aisément les fondements historiques et culturels du lien politique, et surtout les ancrages inévitablement particularistes de tout élan universaliste. Bouvet, dans une analyse fine et dépassionnée, qui évite les polémiques inutiles, cherche à comprendre comment la politique occidentale s’est recomposée à travers l’émergence des identités.
La perspective de Bouvet est neuve dans la gauche française, elle qui a tendance à faire de l’insécurité identitaire ou culturelle le simple symptôme d’un problème plus fondamental. C’est la vieille distinction marxiste : la culture relèverait de la superstructure, elle-même déterminée par l’infrastructure, économique. On s’imagine alors lutter contre les tensions identitaires et culturelles en luttant contre les inégalités sociales et économiques. Cela consiste pratiquement à nier toute autonomie à la culture, comme si elle n’avait pas de consistance propre. Cela conduit à ne rien comprendre aux réactions populaires – ou alors, on les diabolisera en cherchant à dépister les phobies qui pollueraient la démocratie, comme s’il fallait dépolluer le peuple avant de lui donner à nouveau la parole. Il faudrait pourtant comprendre pourquoi les classes populaires répondent positivement à ceux qui prétendent défendre leur identité culturelle.
Bouvet situe d’abord les choses dans leur contexte global, celui de la mondialisation, qui fragilise d’abord ceux qui n’ont rien d’autre que leur pays. « Ce sont les plus fragiles, les plus pauvres évidemment au premier chef, qui souffrent le plus de cette disparition des frontières» (p.21). L’immigration de masse, à tort ou à raison, est perçue comme une menace bouleversant en profondeur la réalité profonde des pays occidentaux. Plus largement, un nouveau clivage se dessine : celui entre les inclus et les exclus de la mondialisation. Et c’est ainsi que les classes populaires cherchant des mots et des symboles pour s’inscrire dans la cité se font «les défenseurs d’un mode de vie autochtone, libre et ouvert, dont la laïcité a fini par incarner le sens le plus précieux» (p.26). Bouvet se montre ici très perspicace: la laïcité est devenue l’expression politique d’une défense politique et culturelle de la nation. Elle fédère des discours politiques qui transcendent à travers elle leurs contradictions, comme on l’a vu au Québec avec le débat sur la Charte des valeurs de 2013-2014.
Évidemment, nous dit Bouvet, pour plusieurs, cette insécurité culturelle relèverait surtout du fantasme régressif et les élites médiatiques et intellectuelles se feront un devoir d’expliquer au peuple qu’il se trompe, qu’il vit dans une illusion toxique, et qu’il doit conséquemment se désintoxiquer. On parlera ainsi d’un sentiment d’insécurité, sans ancrage dans le réel et on n’hésitera pas, bien souvent, à trafiquer les statistiques pour lui expliquer qu’en fait, son pays n’a pas changé – sinon que la population dites «de souche» est devenue intolérante et mérite une sévère rééducation. Cette posture en surplomb n’aide en rien le débat public: elle est ressentie comme une forme de condescendance par le commun des mortels qui n’a pas nécessairement l’appareil théorique qu’il faut pour expliciter son malaise mais qui ne l’en ressent pas moins intimement. Cela le pousse d’ailleurs vers les partis dits «populistes» qui font écho à ses craintes.
La question revient souvent: s’il faut reconnaître l’identité des immigrés, ne faudrait-il pas aussi reconnaître celle des peuples qui les accueillent? Autrement dit, on se demande souvent pourquoi l’identité des minorités semble politiquement légitime alors que celle des «majorités» (p.71) n’existerait qu’à travers la crispation xénophobe et devraient être soumises à un processus de déconstruction. C’est que la société des identités fonctionne à deux vitesses. L’identité majoritaire serait toujours alors dominante, hégémonique et oppressive alors que celles des minoritaires se constituent dans une résistance à la domination. Il s’agit alors de déconstruire la première, pour mieux en finir avec les institutions qu’elle justifie, et de libérer les secondes, qui permettent aux dominés de s’inscrire dans le monde en leur propre nom en inversant le stigmate dont elles sont marquées. Elles sont alors en droit de multiplier les demandes d’accommodements raisonnables pour définir à leur propre manière leur inscription dans la cité. La sociologie des identités opère ainsi un tri entre les identités légitimes et les identités illégitimes – faut-il ajouter qu’elle engendre au même moment des tensions politiques majeures.
Bouvet se fait pourtant clair. Pour lui, «le combat pour la reconnaissance identitaire n’est pas une lutte sociale» (p.164). À travers lui, la société s’éparpille et perd la capacité de formuler un projet commun, transcendant les singularités des uns et des autres. Les minorités elles-mêmes s’enferment dans les marges et s’isolent de la société dans son ensemble – on pourrait aller plus loin en disant qu’elles s’enferment dans une identité victimaire, elle-même encouragée par le régime multiculturaliste. Il reprend ici le procès de la conversion du socialisme français à l’antiracisme, qui représenterait une forme de capitulation idéologique majeure, la gauche renonçant à une transformation sociale majeure pour se replier dans une posture moralisatrice qui lui permettrait surtout de préserver son magistère moral.
Mais on répondra peut-être à Bouvet qu’il s’agit néanmoins d’un projet politique à part entière pour ceux qui le mènent et qui croient nécessaire de faire éclater la possibilité même du commun, qui ne serait jamais rien d’autre que le masque du dominant. Pour la frange de la gauche radicale qui hérite de Foucault, pour qui la politique n’est jamais rien d’autre qu’une guerre civile plus ou moins civilisée par le droit, il y a là une tâche exaltante, sans fin, car les discriminations à démonter sont infinies, car en dernière instance, il s’agira tout simplement d’éradiquer le réel, comme en témoigne notamment la théorie du genre qui pousse jusqu’au délire le désir d’une société indifférenciée, comme s’il fallait mener toujours plus loin le déracinement de l’homme et lui permettre de se délivrer de toutes ses appartenances, des médiations qui l’inscrivent dans l’histoire.
À travers tout cela, le commun des mortels en vient à se sentir dépossédé de son pays. Il ressent comme une perte cruelle l’effacement des grands repères politiques et anthropologiques qui structuraient l’imaginaire collectif et cherche alors une riposte politique. C’est à l’émergence d’un nouveau conservatisme qu’on assisterait et ils sont nombreux dans la politologie française à le voir surgir, même s’ils ne le définissent pas tous de la même manière. Alors que certains y voient un conservatisme des valeurs morales et une crispation traditionaliste, Laurent Bouvet y voit surtout un conservatisme de l’identité et de la souveraineté – à tout le moins, il semble croire ce deuxième créneau plus porteur pour la droite qui s’en empare. L’émergence des questions sociétales et identitaires témoigne d’un désir de saisir autrement la chose publique, de lui redonner un contenu existentiel. C’est autour de ces préoccupations que se déploient, nous le savons, les formations populistes. Celles-ci progressent d’ailleurs en récupérant les aspirations populaires délaissées par les partis «officiels», composant la classe politique dominante: l’identité nationale, à droite, et la justice sociale, à gauche.
Bouvet cherche à se faire programmatique. Si la gauche veut renouer avec le peuple, elle doit retrouver le sens du commun. Et le sens du commun, le peuple croit le trouver dans l’idéal républicain, ce qui est conforme à la grande tradition française. « Éduquer en commun et au commun, c’est au contraire donner la possibilité à chacun, intellectuellement, sinon socialement, de sortir de l’identité qui lui est assignée, par son milieu d’origine, sa famille, la société » (p.165) Bouvet s’inquiète d’une culturalisation du débat politique qui viendrait essentialiser l’identité des uns et des autres, qui enferme chacun dans ce qu’il est. L’idéal républicain, inversement, a une portée universelle – ou du moins, une prétention universaliste. Il est censé créer un collectif où les hommes pourront s’émanciper en se délivrant des tutelles liées aux appartenances trop intimes, aux déterminismes qui enferment un homme dans l’identité qu’on lui assigne et qu’on l’oblige à porter, même s’il souhaite s’en dépouiller.
Mais pour se maintenir, encore le commun doit-il être construit régulièrement, et Bouvet reproche à la gauche sous François Hollande de ne pas avoir laissé une seule réforme sociale majeure, qui témoignerait d’une volonté nette de réduire les inégalités sociales plus largement, en disciplinant le capitalisme. Pour reprendre ses mots, « l’absence d’une grande réforme sociale qui puisse rester comme un symbole incontestable et durable a laissé un vide » (p.151). Régis Debray a déjà dit de la république qu’elle s’accomplissait dans le socialisme et Bouvet, à sa manière, n’est pas loin de lui donner raison. L’égalité, apparemment, ne saurait jamais être seulement formelle, elle devrait s’étendre à un nombre toujours plus grand de relations sociales, et la lutte contre les inégalités serait consubstantielle au projet républicain.
Mais Debray ajoutait aussi que la République s’enracinait dans la nation, dans son être historique singulier et il a consacré avec Le code et le glaive (Albin Michel, 1999) un très beau livre à cette question, qui traverse aussi un de ses récents ouvrages, Un candide à sa fenêtre (Gallimard, 2015). Les hommes s’ancrent dans le monde par la mémoire, par un mode de vie, et c’est lorsqu’ils sentent que la première et le second non seulement s’effilochent, mais sont agressés, qu’ils se crispent. Laurent Bouvet s’inquiète avec raison de «l’identité culturelle préalable et figée» (p.182) mais serait-il prêt à reconnaître, pour emprunter la belle formule de Bérénice Levet, un «droit à la continuité historique» permettant aux hommes et aux femmes d’un pays d’y voir autre chose qu’un processus – permettant, en quelque sorte, d’y voir un héritage? L’homme naît dans un monde qui le précède et qui lui survivra, a souvent dit Alain Finkielkraut. De ce point de vue, il importe de transmettre ce monde, et pour cela, de le conserver.
Ce qui caractérise la politique contemporaine, en quelque sorte, c’est que l’existence même de la collectivité semble compromise. Du moins, c’est ainsi qu’elle est vécue. Les hommes et les femmes ressentent intimement cette perte, qu’ils assimilent à un déclin, peut-être même à une décadence. Les enjeux de la politique changent. Il ne s’agit plus simplement d’administrer plus ou moins bien une société acceptée dans ses grands paramètres, mais de sauver un pays, ou peut-être, de le faire renaître. Ce sont les fondements de l’existence collective qui sont remis en question. L’insécurité culturelle dont nous parle Laurent Bouvet n’est-elle pas l’expression publiquement saisissable de cette angoisse existentielle? On lui sera gré de nous aider à la penser, à la comprendre, et finalement, à y voir plus clair en dissipant les brumes idéologiques qui la rendent normalement insaisissable.
MATHIEU BOCK-CÔTÉ