L’homme ne pouvait plus tenir la mort à distance, ayant goûté de la douleur ressentie pour le défunt, mais il ne voulait pas l’admettre et se créa une âme immortelle, et un précepte premier entre tous : « Tu ne tueras point. »
Sigmund Freud Considérations actuelles sur la guerre et la mort ( 1915 )
Après s’être débarrassée de tous les arrière-mondes, les considérant comme autant d’illusions, la modernité s’est retrouvée dans la situation de ne plus valoriser que la vie… et par conséquent de ne plus savoir trop que faire de la mort, qui, évidemment, n’a pas pour autant disparu. Les hommes sont mortels, quoi qu’en disent les chantres d’une humanité nouvelle, désireuse, voire capable, croient-ils, de repousser indéfiniment ou presque les limites de sa longévité. L’homme moderne, rejeton de ces Lumières qui ont contribué à reléguer au rang de colifichets toutes les consolations offertes jusqu’alors par les religions ou la métaphysique, ne peut donc ignorer la mort. Ce qui ne l’empêche pas de s’employer avec méthode à l’oublier. Car voilà que cette mort inévitable l’embarrasse. N’ayant plus en elle-même la moindre valeur et privée du sens qu’elle puisait dans l’espoir d’une autre vie, elle ne peut plus apparaître que de manière négative, dans sa scandaleuse nudité, comme le signe d’une injustice suprême, à corriger coûte que coûte.
La valorisation de la vie représente indéniablement une avancée de l’esprit. Mais elle a aussi son envers, et c’est celui-ci que nous voulons ici interroger, explorer.
Il est ainsi clair que considérer la vie comme le bien le plus précieux s’accompagne d’une difficulté particulière à accepter ce qui en est la négation souveraine et inévitable. Théoriquement plus conscient que ses ancêtres du caractère tragique de la mort, l’homme d’aujourd’hui a-t-il pour autant gagné en lucidité ? Éloigné comme il l’est du cadre social et religieux qui, traditionnellement, s’efforçait de donner un sens à ses fins dernières, ne s’en remet-il pas plutôt, devant l’inévitable, à une forme de déni silencieux prenant le plus souvent la forme d’un refus obstiné d’y penser, d’affronter les conséquences existentielles de sa nature mortelle ? D’où la tendance, soulignée par maints observateurs, de la société actuelle à éloigner la mort, à la tenir à distance par tous les moyens ( euphémismes, refus d’en parler, de l’évoquer ), à la cacher ( dans des hôpitaux, derrière des rideaux tirés, au moyen de pratiques thanatologiques destinées à en masquer les traits les plus dérangeants, etc. ), à la refouler enfin psychologiquement.
Poussons plus loin, à travers les textes qui suivent, la réflexion sur ce nouvel impensé. Cette mutation des mentalités à l’égard de la mort entraîne en effet de multiples conséquences, depuis les plus concrètes jusqu’à celles qui soulèvent des questions existentielles liées, par exemple, à la définition — ou à la redéfinition — du sujet humain lui-même.
Parmi les plus triviales, il y a les défunts eux-mêmes et le traitement réservé à leur dépouille. Ainsi, Valérie Garneau, présidente de la Corporation des thanatologues du Québec, attire l’attention sur les problèmes d’ordre éthique et juridique que posent aux thanatologues certaines demandes en matière de nouveaux rites funéraires. Pour sa part, Guillaume Cuchet analyse en historien ce « possible tournant anthropologique » ( comme il l’écrit prudemment ), c’est-à-dire en le replaçant dans la perspective d’une génération qui, sur bien d’autres sujets, a déjà fait couler beaucoup d’encre : celle des baby-boomers, qui arrive peu à peu à l’âge où l’on ne peut plus différer la pensée de sa propre mortalité. Dans une réflexion magistrale sur « Les vertus de notre condition mortelle », le célèbre scientifique et scholar américain Leon R. Kass s’interroge quant à lui sur les raisons pour lesquelles les Juifs se sont en général montrés très ouverts aux avancées de la recherche biomédicale, mais aussi sur les limites qui devraient peut-être être imposées à de telles recherches. Pierre-Jean Dessertine s’arrête lui aussi sur cette « immortalité-par-la-science » que font miroiter sous nos yeux les nouvelles technologies et sur les mobiles pour lesquels celle-ci doit être fermement rejetée 1.
Mais la mort, c’est aussi bien évidemment le moment du trépas, de l’agonie, où chacun est confronté à la plus intime de ses peurs : celle de n’être plus. Or, en Occident, aujourd’hui, la plupart des gens meurent seuls 2, dans un lit d’hôpital, sans être entourés de leurs proches, sans le secours des rites qui pourraient donner sens à cette expérience ultime, et souvent dans une demi-inconscience que favorise l’usage à peu près généralisé de la morphine. Tenter de pallier la détresse que connaissent les mourants et leurs proches dans ces derniers moments, telle est la fonction des « intervenants en soins spirituels », profession nouvelle dont Claudine Papin témoigne. C’est également à partir de ces derniers instants de la vie que Louis-André Richard tente de penser une relation féconde entre soins palliatifs hospitaliers et philosophie comme apprentissage de la mort, la possibilité d’aborder sereinement les rives d’une « belle mort ». Quant à Benoît Castelnérac, c’est sous l’éclairage de la philosophie qu’il traite de la mort dans ses « Considérations atemporelles sur un thème inépuisable », où il aboutit à la conclusion, dont seule l’apparence est paradoxale, que « l’expérience de la mort » peut « nourrir l’amour de la vie ».
Chacun à sa manière et selon leurs propres présupposés, les sept contributeurs du présent dossier interrogent les réalités actuelles de la mort profondément marquées par l’indéniable nouveauté anthropologique qu’est une vie humaine qui trouve sa justification en soi, soustraite aussi bien aux anciennes perspectives métaphysiques qu’à une quelconque transcendance.
MARIE-ANDRÉE LAMONTAGNE
PATRICK MOREAU
*Les articles de ce dossier sont disponibles dans l'édition papier de la revue Argument, en vente dans toutes les bonnes librairies, ou par abonnement.