J’aimerais vous faire partager une petite réflexion sur l’indignation à l’heure de twitter, réflexion qui m’est venue à la suite d’un modeste succès qu’une de mes idées a remporté dernièrement sur les réseaux sociaux. Mais je dois auparavant vous mettre en garde. L’histoire se termine mal et je vais finir en vous insultant (Insérez ici un émoticon en forme de baboune).
L’histoire en question commence il y a quelques semaines, alors que je réfléchissais au prochain numéro de la revue Argument qui portera sur l’éducation et qui paraîtra à l’automne prochain. Fidèles à nos habitudes, nous avions sollicité depuis longtemps la collaboration d’essayistes de talent qui nous promettent des textes de réflexion étoffés sur l’école québécoise au jour d’aujourd’hui. Le numéro s’annonçait prometteur, mais j’avais le sentiment qu’il nous manquait quelque chose. Je me disais… comment écrire un numéro sur l’éducation sans faire la part belle à la parole de celles et de ceux qui passent leurs journées en salle de classe, ceux pour qui l’éducation est une réalité quotidienne et concrète? L’idée m’est alors venue de solliciter directement les enseignants en leur posant la question suivante: « Supposons que vous vous trouvez par hasard seul dans l'ascenseur avec François Blais, actuel ministre de l'Éducation, quel conseil lui donnez-vous pour améliorer l'école québécoise? ».
Tous ceux qui ont un jour ou l’autre œuvré au sein d’une revue d’idées savent que la principale difficulté lorsque l’on prépare un dossier, sur quelque sujet que ce soit, c’est de trouver l’angle qui permettra de faire entrer en dialogue, sur un même sujet, l’ensemble des contributeurs. Je dois, sans modestie aucune, admettre que de ce point de vue je trouvais mon idée vraiment formidable #lagrossetete.
Les membres du comité de rédaction étant eux aussi emballés, j’ai donc fait le nécessaire pour recevoir les textes des enseignants : j’ai créé un site leur permettant de soumettre leur idée, préparé le visuel, la promo, et ainsi de suite. On a ensuite invité, par l’intermédiaire de Facebook et de Twitter, les enseignants à soumettre leur court texte de 250 à 300 mots.
Le « succès » a été instantané. Pendant quelques heures, on peut même dire que ça twittait en titi. Des milliers de hits sur notre page web, des dizaines de milliers de gazouillis et de regazouillis. Les gros noms de la twittosphère nous @revueargumentaient ceci ou nous hashtaguaient cela.
#cenetaitqundebut
Quelques jours plus tard, la sexologue Jocelyne Robert a répondu à notre question directement sur son fil twitter en disant que si elle rencontrait le ministre de l’Éducation, elle lui présenterait Louise Michel. Le message était accompagné d’un lien vers une citation de la célèbre anarchiste française pour qui « La tâche des instituteurs, ces obscurs soldats de la civilisation, est de donner au peuple les moyens intellectuels de se révolter ».
Le tweet de la sexologue a fait exploser les références @revueargument. Nous avons eu encore bien plus de succès lors de ce deuxième coup de semonce. Le tweet de Jocelyne Robert a été bien plus retwitté dans les réseaux sociaux que l’original. Nous qui avions l’habitude de modestes échos twittosphériques étions en train, il me semble, de faire quelque chose comme trender dans la twittosphère québécoise.
La revue Argument qui trend? #wtf.
Or voilà… de ces dizaines de milliers de personnes qui ont vu notre appel sur twitter ou sur Facebook, nous avons reçu en tout et pour tout un grand total de … 18 idées pour améliorer l’école québécoise, dont plusieurs d’ailleurs ne provenant même pas d’enseignants. Vous avez bien lu : 18.
Bref, le succès retentissant de notre appel dans les réseaux sociaux a été inversement proportionnel à la médiocrité de notre récolte de bonnes idées pour améliorer l’école québécoise. Alors que nous voulions recevoir de véritables idées de la part des enseignants pour améliorer concrètement l’école québécoise, nous aurons reçu, en fin de compte, très peu d’idées dignes d’êtres publiées en nos pages.
Doit-on en conclure que les enseignants n’ont rien à dire? Je ne le crois pas. Sans doute le timing, en cette fin d’année scolaire, n’était pas le meilleur. Mais je ne crois pas qu’il s’agisse là de la principale explication du peu de succès qu’a remporté jusqu’ici notre initiative. L'essentiel me semble se trouver ailleurs.
Cette petite expérience m’a en effet permis de comprendre que les réseaux sociaux ne sont, en dernière analyse, qu’une vaste machine à s’indigner fonctionnant selon le principe de l’esprit de troupeau. On reçoit sur son fil twitter une photo que l’on trouve belle et tous ensemble on bêle « biiiiiiiien ». Deux secondes après, on apprend que quelqu’un quelque part a tenu un propos sexiste, et le troupeau bêle de nouveau « paaaaaas biiiiiiien ». Twitter et Facebook sont de vastes machines à créer du consensus, mais toujours le consensus le plus bête et manichéen qui soit. Tous ensemble, on doit choisir si on « aiiiiiiime » ou si on n’« aiiiiime pas ». Et tant pis pour la nuance.
Je me suis vraiment demandé comment le tweet de la sexologue a pu avoir autant de succès. Après tout, il renvoie à une citation qui, si on y réfléchit un peu, est totalement démagogique. Je le dis avec d’autant plus de chagrin que j’ai en haute estime Jocelyne Robert qui a, entre autres textes éclairants, rédigé l’un des commentaires le plus brillant sur le meurtrier Guy Turcotte. Je sais bien que son tweet était une forme de boutade, mais enfin, que voulez-vous que le ministre de l’Éducation fasse avec un tel conseil?
C’est sans doute ce qu’il y a de plus agaçant avec Twitter et Facebook. On reçoit un tweet, on entonne avec le troupeau « biiiien » ou « pas biiiienn » et on passe immédiatement à autre chose. Qu’on y songe pourtant : au final, on aura accordé à des sujets souvent complexes et demandant force nuances, et cela sans avoir recueilli aucune autre information pertinente, à peine quelques secondes de notre attention indignée.
Tout cela ne serait pas si mal si nous n’avions pas, après avoir « liké» ou « pas liké » quelque chose, l’outrecuidance de penser avoir contribué positivement à quoi que ce soit. En réalité, la seule chose que l’on fait, quand on clique « j’aime » ou « j’aime pas », c’est de contribuer à l’extension d’une logique perverse par laquelle l’on pense que tous les problèmes du monde peuvent se régler facilement en adoptant la posture morale appropriée. À la vérité, les indignés, du moins ceux qui agissent seulement par écrans interposés, ne contribuent strictement en rien à la discussion, sinon à rendre l’espace public stérile et inutilement polarisé.
D’où ma question : Vous êtes pas tannés d’être indignés, bande de caves?
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Allez, sans rancune. Je vous avais prévenu. Et si malgré mon avertissement vous êtes profondément indignés, cela m’est égal. Je sais que dans quelques secondes, vous serez ailleurs, à vous indigner sur le sort des enfants du Darfour ou sur la robe de gala portée par la starlette du moment. #jevousaimepareil.
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Les problèmes de notre temps, en particulier en éducation, sont multiples, complexes et d’une cruciale importance pour l'avenir de notre nation. Le ministre de l’Éducation ne peut pas être partout à la fois. Nous autres humanistes qui croyons encore que la parole réfléchie et intelligente peut améliorer le monde qui est le nôtre, estimons nécessaire de la donner, cette parole, aux enseignants. Visiblement, le filet que nous avons utilisé pour l’attraper n’était pas adéquat. Mais nous ne renonçons pas. Que ceux qui, enseignantes et enseignants, souhaitent faire de vraies et substantielles suggestions pour améliorer l’école québécoise nous envoient ici la leur avant le 1er août 2015.
Au plaisir de vraiment vous lire.
FRANÇOIS CHARBONNEAU
Post-scriptum de ma collègue au comité de rédaction, Marie-Andrée Lamontagne:
Ayant lu ce texte avant sa publication, je m’interroge sur la naïveté ou l’optimisme qui nous aura donné envie de croire, pendant un instant, que quelque parole sensée pouvait émerger de l’immensité bruyante de la blogosphère. «Qui, si je criais, qui donc entendrait mon cri parmi les hiérarchies / des Anges», interrogeait Rilke, de manière fameuse, dans la première élégie de Duino en 1912 (trad. Armel Guerne). Pourtant, ses chances d’obtenir une vraie réponse continuent de me paraître plus élevées là, sur les hauteurs du château de Duino, au début du siècle dernier, que dans la blogosphère. M.-A. L.
Post-scriptum II : je sais, vous êtes venus ici par les voies facebookiennes ou tweeteriennes par ailleurs dénoncées par ce texte. #contradictoire #commentvousjoindreautrement #oncomprendl’ironie
Crédit photo: wikkicommons.