«Notre fatigue linguistique est la seule à pouvoir rivaliser avec notre fatigue constitutionnelle», déclarait, devant la Commission de la Culture de l’Assemblée nationale[1], Ivanoe Vellone, président du Mouvement souverainiste du Québec. Qui oserait, au Québec, contredire ce constat mille fois répété? La fatigue, dans l’opinion publique, comme les burnouts dans les milieux de travail, prolifère. On le sait grâce aux sondages[2] qui, du reste, engendrent eux-mêmes d’autres sondages. Les milieux politiques n’y échappent pas, contribuant même à relayer et à propager l’idée de lassitude. Fédéralistes et souverainistes se renvoient au visage la responsabilité d’un tel épuisement et chaque camp use de la lassitude comme argument pour faire mousser sa propre thèse. D’autres réclament carrément, sur ces questions, des “moratoires” aussi risibles qu’impossibles politiquement.
Bref, dire qu’on en a marre est à la mode. On aime à exposer sa fatigue, à s’en plaindre[3], et parfois à la crier. «RAS LE BOL! RAS LE TROU! CRISSEZ-NOUS PATIENCE! C'est-tu assez clair?», écrivait subtilement Richard Martineau dans l’hebdomadaire Voir[4]. La posture de la fatigue est si universellement acceptée que le chroniqueur, fin lecteur des modes et des tendances, saisit l’occasion de précéder le vent dominant en proposant un pacte : «Tenez, vous qui me lisez, je vous fais une promesse solennelle : plus de chronique (ni aucun autre texte dans le journal) sur la politique politicienne. Plus de Constitution ou de partition, plus de Chrétien ou de Bouchard, plus de Villeneuve ou de Galganov. À un moment donné, trop, c'est trop. Ce sera notre modeste contribution à la lutte contre la pollution mentale.»
En finir, donc, avec nos “vieux débats”, au nom de la salubrité publique. Vouloir être sourds et aveugles. Couper. Changer de poste. Comment en sommes-nous arrivés là? Pourquoi du reste accuse-t-on “l’âge” des débats, dont on retrace les débuts à “il y a 30 ans”? (Ce qui n’est pas, historiquement, une très longue période pour une question aussi foncière. Sans compter que, dans le cas qui nous concerne, il s’agit d'un découpage fautif: il y a bien plus de trente ans que ces questions sont à l’ordre du jour au Québec.)
Comment expliquer cette mutation du ras-le-bol constitutionnel en un “refus global” de la politique, voire du politique? Refus qui s’exprime avec violence chez Richard Martineau, as formulateur de l’air du temps; nombre d’entre nous “parlent” donc à travers lui et il n’est pas ici le seul en cause.
L’Académisme de la rupture
Couper, en finir. Il y a, dans cette attitude, un esprit révolutionnaire. La fatigue affichée marche ici main dans la main avec la volonté de faire “table rase”. En disant qu’on veut couper, en finir, on cherche, sans le dire, sans s’y référer explicitement, à refaire le coup de “Refus global”. L’idée est de s’imposer comme le Borduas de son époque. C’est-à-dire porter et arborer simultanément les beaux chapeaux de révolutionnaire, d’avant-gardiste et de dissident; sans les risques de congédiement, doit-on ajouter, que Borduas courait, lui, en s’attaquant au clérico-duplessisme.
À défaut de dragon à combattre, on s’en invente. En plein délire de bovarysme politique, René-Daniel Dubois s’est forgé l’hydre sournoise du “totalitarisme soft”. Richard Martineau, lui, nous révèle qu’il vit dans une oppression totale : «mon pays, ce n’est pas un pays, c’est une secte». [5] Une secte où, doit-on ajouter, dans presque tous les journaux, télés, radios et magazines, il y a un quasi gourou, chroniqueur ubiquiste, s’exprimant à tout venant : Richard Martineau.
Avoir l’air de Borduas, donc, sans les risques. Pire : affirmer que l’on combat vigoureusement la norme alors qu’on contribue, sur toutes les tribunes, à la forger. Incarner la norme, même, mais se présenter tel un résistant éprouvé, tapi dans la marge. Avoir l’air de Borduas ou Gauvreau, pourquoi? Pour la beauté du geste, en définitive. Ils sont curieux ces héritiers de l’automatisme réduisant le message de 1948 à une esthétique indolore.
Esthétique au demeurant obligatoire, imposée. Académisme de la rupture. Dire et prétendre à tout prix que l’on coupe avec l’opinion, que l’on rompt avec la doxa, que l’on est, en somme, un dissident. Y a-t-il ambition davantage exhibée, aujourd’hui? Même Pierre Elliott Trudeau, qui a gouverné le pays (trop) longtemps, qui l’a transformé à son gré, persiste à se présenter comme un homme «à contre-courant».
Zapper, c’est consommer
Zapper, c’est ainsi que, le soir dans mon salon, je fais table rase; je m’illustre comme “révolutionnaire”, sans sortir de chez moi.
Zapper. Oui, au fond, c’est de cela dont il s’agit. N’est-ce pas précisément ce qu’on souhaiterait faire avec les questions et problèmes qui reviennent sans cesse, comme ceux de la constitution ou de la langue?
Et désormais, lorsqu’on ne zappe pas, on clique. On clique dans le cyberespace; un monde qui ne nous résiste presque pas et où tout est censément disponible, offert à la consommation illimitée. Un monde où l’individu, tel un ange, peut flotter sans attaches.
Nous vivons, la publicité nous le rappelle à chaque instant, dans une société de consommation, qui «est précisément le dispositif où toute réalité s’offre à la dégustation immédiate et devient en quelque sorte alimentaire. On doit rendre à l’acte de consommer son sens littéral si l’on veut en saisir la portée et les périls», affirmait Alain Finkielkraut dans une conférence à Montréal.[6] «La société de consommation, poursuivit-il, ce n'est pas l'empire des signes mais, comme son nom l'indique, celui de la nutrition. Ce n'est pas le triomphe du toc et du factice, c'est l'apothéose des fonctions organiques. Ce n'est pas la vie confisquée, c'est la vie déchaînée, insatiable et qui ne laisse à l'abri de sa voracité aucun objet du monde. Ce n'est pas la vie aliénée, c'est la vie aliénante et qui asservit les hommes à l'alternance perpétuelle de l'appétit et de l'assouvissement.»
Appétit et assouvissement; besoins et satisfactions [7]: voilà le cycle qui exerce son pouvoir tyrannique via télécommandes et souris. Zappeurs et cliqueurs (autrement dit nous tous) sont des “consommateurs” soumis à une “nature” agissant en nous au mépris de notre volonté. J’ai faim. Je mange. Je suis épuisé, je me couche. Après quelques heures, j’ai encore faim, je suis encore fatigué. Si je mange trop, j’ai la nausée. Si je ne dors pas, je “burnoute”. Ainsi va notre rapport aux écrans. Après un certain temps, l’envie irrépressible de changer de poste, de pulvériser les images en face de moi, pour me “reposer” et aller voir “ailleurs”. Mais qui n’a jamais eu, au sortir d’une session de zapping ou de navigation, une profonde impression d’être usé, fatigué, épuisé; avec dans la bouche un fort goût de vacuité?
Grâce à la télévision, qui a au Québec un défenseur inconditionnel [8], «l'œil lui-même absorbe ce qu'il voit au lieu, pour le contempler, de s'en abstraire ». Et Finkielkraut d’affirmer : «c'est parce que la télévision nous gave que nous sommes enclins à nous gaver en la regardant et que chaque jour nous nous promettons sans succès de contrôler notre boulimie optique ».
L’hyperconsommation
Avec l’hyperconsommation propre à “l’après guerre froide”, le rapport marchand aux idées[9], à la culture et à l’information, déjà solidement implanté, se déchaîne et connaît des sommets jamais atteints. Pourtant dotés de machines et de techniques visant à nous éloigner de la subsistance, jamais nous n'avons été aussi près de la vie, pour le dire avec RDI.[10]
Quand «l’oeil absorbe» au lieu de lire, quand le «besoin naturel» prend la place de la pensée, quelle utilité peut bien avoir l’argumentation rationnelle? Ainsi, Martineau, dans sa fameuse chronique, ne ressent-il même pas la nécessité d’avancer quelque argument pour convaincre ses lecteurs de l’inutilité de nos «vieux débats». Il se limite à un constat : «le coeur nous lève quand on voit Stéphane Dion et Bernard Landry à la télé ». Et on a compris : Martineau a assez mangé. «NON, Maman, je ne veux plus de constitution.» Aucun raisonnement ici. Suffit de dire que le besoin est comblé. Suffit de formuler son slogan. Infantilisation du discours consommateur qui rend inconstant, impatient, qui cherche la satisfaction immédiate. Pour qui les idées paraissent toujours trop “vieilles” et dont l’obsession est la recherche de «sang neuf».
Consommateur qui, en nous, travaille au corps le citoyen, le mine, le ronge. «Bon j’ai assez vu ces politiciens, ils m’emmerdent! Je veux en voir d’autres. Et qu’on passe à un autre appel.» Voici enfin résolue l’énigme des sondés qui, à chaque enquête d’opinion, révèlent spontanément leur ignorance crasse des questions récurrentes; mais qui en profitent, en même temps, pour exprimer leur «RAS LE BOL! RAS LE TROU!» d’en entendre parler.
Le politique emmerde le consommateur, qui réclame simplement la survie de la vie et de bons divertissements. Il se trouve franchement embêté, et vite exténué par ces problèmes éternels qui semblent insolubles et s’interposent obstinément au vivre-ensemble; un vivre-ensemble qu’il voudrait du reste strictement limité aux questions de l’entretien du corps. La «poursuite du bonheur», croit-il fermement, c’était la promesse de jouir d’une économie saine, non?
La consommation et les humeurs
La culture du zapping et du clicking, marquée d’impatience et d’inconstance, contribue à faire triompher dans le débat public un nouveau “style” où la raison cède la place aux pulsions. Nous vivons en effet la grande époque de la chronique dite d’humeur. Les “ondes de chocs” «décapantes» font les délices des lecteurs et les “montées de lait” qui «décoiffent» excitent les ricaneurs. La liberté d’expression dégénère en licence de pulsion. On aime à lire des “gueules”, surtout quand elles se font “grandes”, c’est-à-dire grandes ouvertes. Partout sur les sites WEB, l’image d’une personne qui hurle illustre et désigne l’espace où les internautes peuvent enregistrer leur opinion. Bref, “s’exprimer”, c’est gueuler. «Speak out!», nous enjoignent les sites web de journaux en anglais. Et peu importe au fond, si personne n’écoute, puisque l’important est de s’exprimer, c’est-à-dire “expulser”.
Dans une telle atmosphère, nulle surprise de voir couramment le juron prendre toute la place. «CRISSEZ-NOUS PATIENCE!», dit Martineau. «Je m’en contre-crisse»[11], affirme Pierre Foglia avec force raffinement, au sujet du dopage dans le cyclisme; l’alibi de “l’humeur” le dispensant d’en dire plus sur un sujet qu’il connaît bien et un drame, le dopage, qui ne doit absolument pas être relégué aux pages sportives.
Les “informations” à proprement parler ont toujours eu une vie éphémère. Mais aujourd’hui, dans la débauche écranique, les questions fondamentales sont vite rabaissées au rang d’objets périssables. C’est qu’au buffet télévisuel, il faut une variété de plats. Et un roulement régulier. Constater l’éternel retour d’une question suffit pour la déclarer périmée. Surtout si elle n’a pas d’effet direct sur le bien-être et le corps. Comment expliquer autrement que l’éternel retour des meurtres et des tempêtes de neige dérange toujours moins que les débats sur la loi fondamentale du pays?
Oui, la vie est un Buffet et dans l’avant-propos du livre portant ce même titre sublimement “nutritif”, Richard Martineau dit espérer que le lecteur saura se mettre «quelques idées sous la dent ». [12] Voilà venu le temps des idées offertes à la consommation et à son cycle. On les mange, on les rote, on les digère et... on les excrète.
En effet, Richard Martineau, en 1989, plaidant Pour une mission pédagogique des médias, formulait bien humblement son grand appétit pour l’histoire et son respect pour les morts : «il est paradoxal qu’on n’ait de cesse d’épaissir le mur qui divise les époques et isole le présent du passé. C’est là, dans ce curieux trou de mémoire, sur cette tache aveugle du souvenir, que la fonction pédagogique des médias sombre et se perd. Car comment peut-on parler d’éducation, s’il manque cette volonté d’échapper à la tyrannie du présent ? » [13]
Exprimant aujourd’hui un projet tout à fait contraire, Richard Martineau affirme se reconnaître entièrement dans une phrase de Melville citée par Arthur Schlesinger Jr : « le passé est mort, et on ne peut le ressuciter [...]. Le passé est le livre de chevet des tyrans; l’avenir, la bible des hommes libres. »
Réjouissons-nous. L’ère des idées comestibles en sera une où l’individu se trouvera délivré de la contradiction. Nulle boutade ici. Avec la société d’hyperconsommation, une époque s’est ouverte où penser dans la mode, pour la mode et par la mode, au gré des vents dominants, dispense de tout effort de justification. Et ne suscite plus de honte. Au contraire, les hebdos y voient de plus en plus leur mission, s’échinant à exposer de semaine en semaine, quitte à les précéder, voire à les inventer, les toutes dernières “tendances”. «Il faut passer à autre chose» deviendra la devise du journalisme. Et «quels sont les prochains trends? Quels trends pourrait-on lancer?» les seules questions à l’ordre du jour des réunions de nos rédactions.
Bouffer les Autres
Mais notre société est distincte, on le sait. Par la radicalité, ici, du «on passe à autre chose». Ne serait-on pas surpris d’entendre un rejet aussi suprêmement radical de la part d’un columnist américain analysant une question foncièrement récurrente comme le racisme? Les noirs, les blancs, les amérindiens, les hispanos, on en parle depuis... plus d’une centaine d’années? Ah! “RAS LE BOL! RAS LE TROU! CRISSEZ-NOUS PATIENCE! C'est-tu assez clair?” Imaginons un chroniqueur français ou allemand se penchant sur la construction européenne, qui a débuté après tout dans “l’ancien temps” de 1957 (pensez donc, avant la Révolution tranquille!) : « RAS LE BOL! RAS LE TROU! CRISSEZ-NOUS PATIENCE! C'est-tu assez clair ? ».
Dans les grandes nations qui n’ont pas honte d’elles-mêmes et se croient au centre de tout, on ne rougit pas si facilement des débats fondamentaux. Mais voilà, nous sommes une petite nation. Qui, de surcroît, a connu un grand exercice de table rase et ne finit pas d’en reproduire les tics. Périphériques, nous en venons à croire que c’est en nous débarrassant de nos questions foncières et en épousant la «situation»[14] des grandes nations que l’on deviendra normaux, que l’on accèdera à l’universel.
L’imitation est notre lot, voire une quête constante. Et cela débouche sur une volonté d’exil, comme nous le disait Hubert Aquin en parlant de notre “fatigue culturelle”, ancêtre de la lassitude constitutionnelle. Souffrant de ce que notre différence embête tout le monde, à commencer par nous-mêmes, nous sommes tous un jour ou l’autre tentés, faisait remarquer Aquin, par l’exil dans les capitales et métropoles[15].
Jadis, il fallait donc faire ses valises et déménager à Paris, New York ou Londres. Aujourd’hui, pourtant, comme Richard Martineau nous le fait comprendre : grâce entre autres à la télé, «à Internet et [au] grand débrouillage», nous pourrons nous exiler tout en restant au Québec. Pour ce faire, il nous convie toutefois à une ultime imitation : devenir un New Yorkais, qui, lui, est «son propre centre». «La culture new-yorkaise, écrit-il, est un carrefour, un point de rencontre, une plaque tournante. La culture new-yorkaise ne se sent pas menacée par [le] mélange : elle est ce mélange! (...) [À New York], on ne se demande pas qui est soi, qui est l’Autre; qui vient d’ici, qui vient d’ailleurs. On vit, on danse, on crée. Ici, maintenant ».
Une autre destination vient donc de s’ajouter dans les présentoires des agences de l’exil : la consommation des identités. Non pas le Mardi gras permanent ni l’Exposition universelle, où toutes les identités se trouvent livrables à domicile. «Malheureusement aujourd’hui, affirme Martineau, [le Québec] n’est toujours qu’une cafétéria. Un gros plat de poutine, avec un petit side order de guacamole...»
Non, ce dont nous avons besoin est plus fusionnel : «Le Québec ne trouvera sa place au Buffet, affirme Martineau, que le jour où il deviendra lui-même Buffet ». L’ère des idées mangeables engendre donc un cosmopolitisme de restaurant. Ici, plus question de valoriser l’expérience parfois éprouvante de l’Autre; de cette altérité souvent dérangeante, mais qui me donne pourtant accès à moi. Non. On rêve à un grand métissage procédant de l’absorption et de l’assimilation, par l’individu souverain, de tous les Autres, de toutes les différences. Transformé en petit esquif multiculturel, il combinera ainsi toutes les identités et ne se sentira donc jamais “à l’étranger”. Sans quitter son chez-soi. Paradoxal, ce cosmopolitisme nouveau genre, qui finit par avoir raison du dépaysement.
Quand on pourra être de partout à la fois puisqu’on ne sera de nulle part, quand il n’y aura plus d’altérité, quand le passé et les vieilles questions auront été liquidés, oubliés, nous aurons atteint l’idéal “a-identitaire” de Martineau : «un être sans corps, symbole même de la transcendance. Pas un Américain, un homme ou un Blanc, mais un métahumain, (...) capable d’entrer directement en contact avec tous les êtres qui l’entourent sans avoir à passer par un quelconque système de traduction ou de codification».[16]
Conclusion
Bref, nous sommes depuis longtemps en proie à la fatigue. Aujourd’hui, si celle-ci semble plus lourde que jamais, si dans tous les milieux, on l’exhibe, si elle prolifère, c’est non seulement parce qu‘un progressisme indécrottable, corrolaire d’un imaginaire révolutionnaire intarissable, entretient le mythe qu’un jour, nous réussirons à mettre derrière nous, de façon définitive, nos problèmes séculaires. C’est, surtout, parce que nous sommes devenus des hyperconsommateurs de tout, soumettant le monde et le débat public aux diktats du cycle sans fin des besoins et des satisfactions, bouffant les Autres au lieu de les rencontrer.
Antoine Robitaille
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NOTES
[1]Le 3 septembre 1996.