Un des principes de base de la démocratie représentative moderne consiste, pour les candidats aux élections, à avoir comme ambition de représenter l’ensemble des électeurs. Cela suppose implicitement qu’il existe quelque chose comme un intérêt général et qu’une fois un candidat élu il doit, dans le meilleur des scénarios, ne jamais oublier que ses décisions doivent se faire au profit du bien commun. J’admets d’emblée que la pratique de la politique partisane telle qu’on la connait aujourd’hui demeure souvent bien éloignée de cet idéal, mais il faut faire attention à ce qu’elle ne s’en éloigne pas totalement. Plusieurs de mes étudiants internationaux m’ont en effet assuré que là se situe le principal problème politique dans leur pays d’origine. On y vote en espérant que le pouvoir une fois acquis sera au service de sa tribu ou de sa région, ce qui a comme effet pervers de réduire le politique à une opposition stérile entre le eux et le nous.
C’est ce qui cloche avec le Bloc québécois. Un parti politique qui affirme représenter les intérêts d’une seule région adopte de facto une logique contraire à l’esprit démocratique. Même si le Bloc Québécois ne cherche pas à obtenir le pouvoir, il souhaite explicitement ne vouloir défendre que les intérêts du Québec, bref, être élu au profit d’une partie, et non de l’ensemble des électeurs du Canada. On pourrait penser qu’il s’agit là de la conséquence inévitable de son orientation en faveur de l’indépendance québécoise. Après tout, les indépendantistes sont obligés, bien malgré eux, de naviguer au sein d’un régime politique fédéral dont ils ne veulent pas faire partie. On ne saurait logiquement leur reprocher de ne pas se conformer pleinement au principe démocratique selon lequel les élus doivent agir en fonction de l’intérêt supérieur de tous les commettants.
Je pense pourtant qu’il est possible de dépasser la logique peu convaincante des « intérêts du Québec » au profit d’une stratégie, certes contre-intuitive et immensément difficile, mais qui redonnerait un véritable élan à ce parti politique. Pour se renouveler et aider à faire avancer l’idée d’indépendance québécoise, le Bloc québécois pourrait avoir l’audace de devenir un parti pancanadien.
Je sais, l’idée a l’air non seulement totalement saugrenue, mais les chances de succès sont à peu près nulles à court terme. Je n’ai pas en tête la prochaine élection. Mais sur le long terme, la chose n’est pas aussi farfelue qu’il n’y parait.
Ce bloc nouveau genre, appelons-le le parti indépendance-association ou pourquoi pas, sourire en coin, du « divorce à l’amiable », défendrait non plus les intérêts du Québec, mais ferait au contraire du divorce pacifique et cordial entre le Canada et le Québec l’intérêt général de tous les Canadiens.
Le parti présenterait des candidats, anglophones comme francophones, dans toutes les circonscriptions du Canada adhérant à un programme dont l’article 1 stipulerait qu’il est dans l’intérêt général de tous les Canadiens (non pas seulement des Québécois) que le Québec et le Canada rompent sereinement leurs liens politiques tout en établissant les bases d’un partenariat économique. Ce parti ne viserait pas à occuper le pouvoir, mais affirmerait qu’une fois élu il mettrait en œuvre son programme de divorce amical et paisible des deux anciens partenaires. Il prévoirait des dispositions et des garanties pour les minorités linguistiques francophones et anglophones des deux futurs pays et réfléchirait de surcroit aux voies de cette séparation.
Il ne faut pas sous-estimer le nombre de Canadiens anglais qui ne jugent pas catastrophique la perspective de voir le Québec devenir un État indépendant, mais pour l’instant, ces individus sont sans voix. Sans doute qu’à court terme peu de candidats se porteront volontaires et les premiers intéressés risquent, c’est sans doute inévitable, d’être de curieux personnages. Mais sur le long terme, ce nouveau parti présenterait plusieurs avantages. En plus de faire œuvre pédagogique, il dédramatiserait la question de l’indépendance québécoise en incluant les Canadiens anglais dans le processus de réflexion, eux qui ont souvent l’impression d’être les spectateurs impuissants des menaces indépendantistes québécoises. Sans doute refuseront-ils d’abord l’idée d’un parti politique à l’ambition si étrange, mais sur le long terme les indépendantistes québécois sauraient certainement y trouver des alliés canadiens-anglais (notamment en Alberta ou encore à Terre-Neuve) pour amorcer un dialogue fécond sur la refondation de ce coin d’Amérique. Le parti pourrait avoir des antennes chez les peuples autochtones qui cherchent eux aussi les voies d’une meilleure autonomie politique. Et qui sait, si, au gré des aléas de la vie politique et d’éventuelles crises, le parti représentait une part importante du vote, c’est quelque chose comme l’ensemble des Canadiens qui se trouverait derrière ce projet de divorce à l’amiable. Peut-on imaginer une meilleure légitimité à l’internationale?
De manière plus réaliste si, par un long et patient travail, ce nouveau parti arrivait à s’implanter partout à travers le pays et à obtenir un pourcentage significatif de l’électorat, il ferait de ce divorce annoncé non pas un scénario catastrophe, mais quelque chose de réfléchit et de souhaité conjointement, dans l’intérêt de tous. Cette pression sur le système politique aurait, à court terme, comme conséquence d’obliger les partis fédéralistes à enfin rouvrir le chantier constitutionnel qui est totalement bloqué depuis 20 ans. Et puis, les indépendantistes québécois se remettraient enfin à parler de quelque chose dont ils ne parlent jamais, sauf parfois entre eux, c’est-à-dire des raisons pour lesquelles il serait souhaitable que le Québec devienne un pays.
J’arrête ici cet exercice de réflexion à voix haute sans ignorer toutes les difficultés de la mise en place d’un tel parti, mais on ne fait face aux plus grands défis que par une audace encore plus grande. Si les indépendantistes québécois souhaitent un pays, ils ne l’obtiendront pas en votant pour le Bloc québécois dans son actuelle mouture. Mais s’ils transforment leur parti dans le sens ici proposé, les bloquistes pourraient sur le long terme transformer la dynamique politique canadienne. Et Gilles Duceppe, qui jouit d’un énorme capital de sympathie au Canada anglais, pourrait être l’homme idéal pour la réalisation d’un tel projet. Il deviendrait ainsi l’artisan, non plus d’une opposition stérile, mais d’une séparation à l’amiable.
FRANÇOIS CHARBONNEAU