Les cris fusent de partout. La politique libérale crispe différents secteurs de la société québécoise : étudiants, médecins, retraités, syndiqués, fonctionnaires, écologistes…de toute part, le mécontentement gronde. L'austérité est mise au ban des accusés : soit parce qu'elle affecte les uns, soit parce qu'elle sert de prétexte à un saccage écologique. « Coule pas chez nous », « protégeons nos acquis » et toute une ribambelle d'expressions de rejet de l'action gouvernementale se font entendre.
Le tumulte actuel ne présage pourtant pas une défaite libérale en 2018 : la majorité de nos concitoyens considèrent que l'intérêt général exige d'éliminer les déficits et ils sont prêts à des sacrifices pour ce faire. Ce problème est d'autant plus embêtant que le PLQ n'aura aucune difficulté à se présenter devant les électeurs en 2018 avec un budget excédentaire : l'équilibre est déjà rétabli et la chute du dollar canadien favorise l'accélération de l'activité économique du Québec, en stimulant les exportations. Si Philippe Couillard réussit à éliminer le déficit et à réaliser les baisses d'impôts qu'il projette avant les prochaines élections, il y a fort à parier qu'il se couvre de gloire.
Les libéraux pourraient aussi être servis par une mauvaise stratégie de leurs opposants. Jusqu'ici, l'opposition s'organise autour de la lutte contre l'austérité, alors que pour Philippe Couillard, elle n'est pas une fin en soi : elle sert un dessein plus vaste. Bien que le mécontentement soit légitime de la part des groupes affectés par les coupures, il serait périlleux pour les opposants au gouvernement de centrer leur stratégie sur la lutte à l'austérité, puisqu'elle s'attaque ainsi aux symptômes de la politique libérale, plutôt qu'à ses motivations fondamentales.
L'objectif des libéraux
La politique du gouvernement a pour finalité d'amenuiser le rôle de l'État québécois, tant sur le plan économique que social. En matière économique, les ministres sont au diapason. Le ministre Daoust affirmait en entrevue qu'il fallait réduire l'interventionnisme public dans l'économie[1]. Il évoquait aussi la privatisation des casinos ; même s'il est revenu sur ses propos, la façon de penser du ministre n'en apparaît pas moins nettement. Le dernier budget Leitao se situe lui aussi dans cette tendance : le gouvernement veut réduire les dépenses et les impôts afin d'offrir aux entreprises une « fiscalité compétitive »[2]. Ce ministre a même évoqué la possible privatisation de certaines sociétés d'État[3]. En filigrane, le gouvernement manifeste une conception très libérale de l'économie : il estime qu'en réduisant la ponction qu'exerce l'État et en diminuant son rôle, le Québec sera plus compétitif et les investisseurs seront donc plus enclins à y investir leurs capitaux. Dans cette perspective, notre prospérité à long terme dépend de notre capacité à attirer d'hypothétiques investissements privés. L'austérité, c'est un moyen : le résultat désiré, c'est d'effacer l'État québécois pour plaire aux investisseurs privés. En parallèle avec ce libéralisme économique, le gouvernement Couillard adopte une posture socialement libérale : sur des questions brûlantes, comme la laïcité et la protection du français, il prône une intervention très réduite au nom d'une conception extensive des libertés individuelles. Ainsi, économiquement et socialement, les libéraux adhèrent à l’idée d’un laisser-aller mur-à-mur.
Offrir une alternative politique
Contrairement à ce qu'avancent certains, le Québec n'est pas entré dans une ère politique centrée sur le débat entre « la gauche » et « la droite » : la divergence politique fondamentale qui traverse la vie publique concerne la capacité d'intervention qu'il convient d'accorder à l'État québécois, tant sur les plans économiques que sociaux – et, fort probablement, écologiques aussi. Partant de là, rien ne serait plus imprudent que d'adopter une stratégie défensive qui mise sur la lutte contre l'austérité et la défense des acquis. L'opposition doit passer à l'offensive, en élaborant un projet qui s'aligne sur la ligne de fracture fondamentale qui oppose les libéraux aux autres forces politiques : elle doit offrir un programme socialement et économiquement interventionniste.
Les avantages offerts par l'interventionnisme doivent être mis de l'avant. En premier lieu, son caractère démocratique mérite d'être souligné. À mesure que l'État prend de l'importance dans l'activité économique, les institutions démocratiques voient s'étendre leur influence. Les citoyens obtiennent, collectivement, de nouvelles prérogatives. À l'opposé, plus l'État s'efface de l'activité économique, plus l'influence des détenteurs de capitaux s'accroît et celle des citoyens rétrécit d’autant. Deuxièmement, l'intervention de l'État permet d'atténuer les inégalités économiques. On peut évidemment s'opposer aux inégalités pour des raisons morales, mais les récents travaux de Thomas Piketty montrent aussi qu'elles nuisent à la prospérité de la société. La redistribution de la richesse par l'État relève, dans cette perspective, du plus élémentaire des réalismes économiques. Enfin, l'intervention de l'État offre la possibilité de consolider le fait français au Québec. L'intervention de l'État québécois se justifie aisément en regard des failles que la Cour Suprême a créées dans la loi 101 et que le laisser-aller de la dernière décennie a préservées.
Évidemment, l'alternative qu'il faut opposer au laisser-aller libéral ne doit pas non plus être un modèle totalitaire. Il serait présomptueux de prétendre établir ici les limites précises qu'il faut imposer à l'intervention de l'État, mais il convient néanmoins d'élaborer un programme qui, dans le champ économique, n'étouffe pas l'initiative privée et qui, dans le champ social, ne se révèle pas trop intrusif par rapport aux choix individuels. Principalement, dans l'économie, l'État doit s'approprier certains secteurs névralgiques pour s'assurer qu'ils ne soient pas mis au service d'intérêts particuliers, stimuler la recherche et permettre la diminution du coût d'accès aux capitaux pour les acteurs privés nationaux. Dans le domaine social, la défense du français doit avoir pour objectif premier de faire contrepoids à l'attractivité qu'exerce l'anglais.
Comme nous le verrons plus bas, tous les partis ne sont pas au diapason des nécessités politiques actuelles, ce qui limite leur capacité à se présenter comme une alternative au gouvernement libéral.
La CAQ et QS
Dans le contexte actuel, la Coalition Avenir Québec et Québec Solidaire semblent les mieux adaptés : leurs programmes, certes distincts, exigent un État actif qui prend en charge le développement économique et social du Québec.
Avec la CAQ, François Legault a mis en place un parti résolument interventionniste. À plusieurs occasions, il a montré qu'il accorde un rôle très important à l'État dans le développement économique. Par exemple, il propose depuis plusieurs années de réduire les crédits d'impôt aux entreprises de 2 milliards pour allouer ces sommes en subvention[4]. Il avait aussi proposé une nationalisation partielle des compagnies pétrolières qui opèrent en Gaspésie[5]. L'interventionnisme viscéral de Legault transparaît également dans ses efforts pour promouvoir son « projet Saint-Laurent » : il propose une vision du développement économique qui s'étend sur plusieurs décennies et qui implique des investissements publics massifs à la grandeur de la vallée du Saint-Laurent. Sur les questions sociales, la CAQ suggère aussi une forme d'intervention pour protéger le fait français et les « valeurs québécoises ». Sous un gouvernement caquiste, l'État serait mis au service d'un programme nationaliste et interventionniste.
De son côté, Québec Solidaire propose une orgie d'investissements publics dans différents secteurs de l'économie, que ce soient les services à la population, l'industrie ou la recherche. Sur le plan social, QS propose une intervention en faveur de la protection du français et ce parti aurait également soutenu une loi pour renforcer la laïcité. En fait, QS se propose donc de mettre l'État au service d'un programme socialisant et modérément nationaliste.
Le Parti Québécois
Pour l'heure, le PQ se trouve dans une situation délicate. Face aux libéraux, sur le plan économique, il peut difficilement se démarquer. Le gouvernement Marois a imposé, lui aussi, des coupures douloureuses en invoquant l'obligation de réduire le déficit. De même, sur de nombreux plans, il s'accordait avec le libéralisme économique du gouvernement Couillard. La mesure économique phare du gouvernement Marois était un congé d'impôt de 10 ans à qui voudrait bien investir quelques centaines de millions au Québec. Ici, pas de vastes chantiers lancés par l'investissement public comme le proposent la CAQ et QS : la prospérité sera assurée par le laisser-aller et l'investissement privé qui, espère-t-on, l'accompagnera. Le ministre Marceau lui-même affirmait qu'il comptait sur l'investissement privé pour accélérer la croissance économique du Québec et il s'engageait à maintenir au Québec « un régime fiscal compétitif favorisant l'investissement privé »[6]. Même si la politique industrielle et la politique de recherche proposée par le Ministère du Développement économique supposaient une forme d'intervention étatique, le cadre général d'action du gouvernement était économiquement libéral. Ce choix mène le Parti Québécois dans une impasse : il ne battra pas les libéraux sur le plan de la rigueur budgétaire ou du libéralisme économique.
Les dernières années ont fragilisé la crédibilité du PQ auprès de nombreuses franges de la population : les espérances déçues suite aux grèves de 2012 ont entamé l'aura sociale-démocrate du parti, sans forcément lui permettre de gagner de la crédibilité auprès d'un électorat plus conservateur. De plus, le manque d'ardeur dans la défense de la langue française et la promotion de l'indépendance laisse un goût amer dans la bouche de nombre de nationalistes.
L'arrivée d'une nouvelle direction pourrait-elle permettre de faire table rase de cet héritage ? Il est difficile de l'avancer avec certitude, bien que le nouveau chef ait adopté une posture assez interventionniste et tournée vers une politique de plein emploi. Le vent de renouveau serait certainement plus perceptible si les nouveaux dirigeants du parti élaboraient un projet qui prévoit le développement du Québec sur la longue durée. Ce projet devrait s'appuyer sur une vision large des intérêts du Québec, qui s'approcherait de ce que Simon Pierre Savard-Tremblay nomme la « doctrine de l'intérêt national ». Cette vision devrait se justifier par une lecture de notre parcours historique et une compréhension des défis auxquels le Québec sera confronté dans les prochaines décennies, tant sur les plans intérieurs qu'extérieurs. Des solutions à long terme qui intègrent les champs politiques, économiques, sociaux et écologiques doivent en effet être proposées à nos concitoyens. Seul le recours à l'investissement public peut permettre la mise en place de ces solutions puisque les capitaux privés sont, par définition, guidés par des intérêts particuliers à court terme.
Forte de ce programme, la nouvelle direction pourrait ainsi renouveler le discours du parti et lui donner un nouveau souffle en montrant que le Parti Québécois n'a pas pour seul objectif d'offrir de nouvelles prérogatives aux 125 députés québécois – les pouvoirs fédéraux.
Et l'option indépendantiste, dans tout ça ?
Il ne faut pas croire que l'importance du débat sur l'interventionnisme nous éloigne de la lutte pour l'indépendance nationale, tout comme il ne faut pas craindre que la mise en avant d'un programme aussi vaste puisse nuire au projet indépendantiste. En élaborant un programme assez équilibré pour réunir plusieurs secteurs de la société québécois, la nouvelle direction du PQ pourrait accoucher d'une nouvelle phase de la lutte pour l'indépendance.
Un parti comme le PLQ qui abdique le rôle de l'État, qui se propose simplement de « laisser aller » l'économie et la société en espérant que tout se déroule pour le mieux n'a pas besoin d'affronter l'État fédéral pour défendre ses champs de compétence. Il n'a pas non plus besoin de lutter pour obtenir de nouveaux pouvoirs. La pensée magique appliquée à la politique n'a pas besoin des prérogatives d'un État pour exister.
À l'opposé, une démarche politique d'intervention dans l'économie et la société québécoise se butera forcément au cadre fédéral. Cette question mériterait en elle-même un long développement, mais il est possible d'énumérer sommairement quelques problèmes évidents. Sur le plan économique, la ponction qu'exerce le fédéral sur notre économie limite la capacité du Québec à trouver les fonds nécessaires pour mener une politique autonome de développement. Ce problème se poserait de façon plus aiguë si le gouvernement fédéral était dirigé par un parti interventionniste : Québec et Ottawa batailleraient alors pour des points d'impôts. Face à un gouvernement canadien plus libéral, un gouvernement québécois interventionniste priorisant une politique de plein emploi pourrait voir sa politique économique émoussée par une stratégie fédérale axée sur la lutte à l'inflation.
Un programme d'intervention dans le champ social pourrait aussi se buter au cadre canadien. Des mesures visant la protection du français risquent d'être invalidées par la Cour Suprême, comme par le passé. Un renforcement de la laïcité pourrait connaître le même sort. Le développement culturel sera lui aussi entravé, puisque l'accaparement fédéral des ressources économiques québécoises limite notre capacité d'action, en plus d'orienter l'activité culturelle en la mettant au service de l'unité canadienne.
Dans tous les cas, un projet politique fondé sur le laisser-aller ne rendra pas saillante la nécessité de l'indépendance, alors qu'une vision interventionniste placera immanquablement Ottawa dans le rôle d'éteignoir de nos ambitions.
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Les luttes politiques des prochaines années doivent dépasser la simple résistance à l'austérité : elles doivent s'articuler autour de la promotion d'un programme interventionniste qui permettra au Québec de relever les défis économiques, sociaux et environnementaux qui attendent la province. À terme, ce pourrait être la seule façon de battre les libéraux et de reprendre le contrôle de notre développement.
Les indépendantistes doivent profiter de la situation. Les enjeux liés à l'interventionnisme sont consubstantiels à la question nationale : quel rôle voulons-nous réserver à l'État québécois ? Quelle doit être l'étendue de sa capacité d'intervention ? Ces questions portent sur la capacité des Québécois à administrer leurs affaires, chez eux : elles nous laissent au seuil du débat sur l'indépendance. Si le Québec s'engage vers une reprise en main de son économie et de sa société dans le cadre provincial, il se butera tôt ou tard aux entraves inhérentes au régime canadien : qu'ils soient au pouvoir ou non, les indépendantistes doivent tirer profit de ces enjeux.
LAURENCE BELCOURT
[1] « Jacques Daoust revendique un État moins interventionniste dans l'économie », La Presse, 1er mars 2015.
[2] « Des baisses d'impôts pour les entreprises en 2017 », Canoë, 26 mars 2015.
[3] « Quebec weight asset sales in long-term program review », Reuter, 11 mai 2015.
[4] « Legault couperait la moitié des crédits d'impôt des entreprises », Le Devoir, 10 août 2012.
[5] « Anticosti : nationalisation partielle des pétrolières ? », La Presse, 29 janvier 2013.
[6] Discours sur le budget 2013-2014. Disponible au:
http://www.budget.finances.gouv.qc.ca/budget/2013-2014/fr/documents/Discours.pdf
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