On dit depuis plus de trente ans des francophones du Canada vivant à l’extérieur du Québec qu’ils sont « un million de personnes ». C’est ce que chantait le groupe musical Hart Rouge pendant la campagne référendaire québécoise de 1995 : nous sommes « un million de voix ». Ce million correspondait à peu près à l’ensemble des personnes qui ont le français comme première langue apprise et encore comprise. Ce chiffre d’« un million de francophones » était contesté par ceux qui jugeaient qu’il ne rend pas compte de l’assimilation des francophones, c’est-à-dire qu’une partie importante de ce million d’individus parle principalement l’anglais à la maison. Bref, un million représentait, pour eux, une sorte d’exagération. Mais d’autres notaient que ce chiffre d’un million rendait mal compte de la réalité de ceux qui parlent français couramment, mais pour qui le français n’est pas une langue « maternelle ». On pense à un immigrant maghrébin pour qui le français est une langue d’usage courant qui envoie ses enfants à l’école française à Toronto, mais qui a l’arabe comme langue maternelle. Selon la manière de comptabiliser le nombre de « francophones », cette personne aurait pu ne pas être comptée, ce qui est évidemment réducteur. C’est la raison pour laquelle l’Ontario a changé les critères pour définir qui sont les francophones en 2009 de manière à s’assurer de comptabiliser ceux pour qui le français, sans être une langue maternelle, est une langue d’usage à la maison[1]. Cela a fait grimper le nombre de francophones en Ontario de quelques dizaines de milliers d’individus de plus. Jusqu’à récemment, donc, si on ne s’entendait pas parfaitement sur la manière de comptabiliser le nombre de « francophones », personne ne remettait en cause l’idée que le nombre de francophones doit être d’environ un million d’individus, à quelques dizaines de milliers près.
Depuis quelque temps pourtant, je ne saurais dire quand, mais il me semble depuis au moins quelques années, la Fédération des communautés francophones et acadiennes[2] affirme représenter 2,6 millions de francophones. Je ne savais pas les francophones du Canada à ce point chauds lapins! Ce chiffre de 2,6 millions de francophones est maintenant cité par les médias écrits comme si cela allait de soi, encore ce matin dans la Presse. Comment le nombre de « francophones » est-il passé d’environ un million d’individus à 2,6 millions? Est-ce le retour de la revanche des berceaux? Qu’on se rassure, la natalité des francophones du Canada n’a pas connu une croissance fulgurante ces dernières années. L’explication est plus simple : la Fédération des communautés francophones et acadiennes comptabilise maintenant comme « francophones » toutes les personnes au Canada qui déclarent lors du recensement être capables d’avoir une conversation en français. En d’autres termes, tous les individus qui disent parler français dans les neuf provinces et 3 territoires majoritairement anglophones, incluant l’ensemble des anglophones bilingues pour qui le français est une langue seconde, sont considérés comme « francophones » par la FCFA.
Militant depuis toujours pour les droits des francophones en Ontario, il me peine de devoir critiquer la FCFA, mais quelqu’un doit dire quelque chose. On ne peut pas comptabiliser comme « francophones » des personnes qui ne se définiraient jamais eux-mêmes de la sorte. Je parle parfaitement la langue anglaise… mais est-ce que cela fait de moi un anglophone? Pour le commun des mortels, la réponse est évidente : bien sûr que non. Mais pour la Fédération des communautés francophones et acadiennes (FCFA), le seul fait de déclarer parler français fait de vous un « francophone ».
On comprend aisément pourquoi il est de l’intérêt de la FCFA d’affirmer représenter 2,6 millions de personnes plutôt qu’un seul million. Le chiffre a évidemment de quoi impressionner, il donne du poids à l’organisme. Mais, comme le veut l’adage, c’est un couteau à double tranchant et personne n’est dupe de l’opération.
D’abord, l’affirmation qu’il y a 2,6 millions de francophones au Canada pose le problème de la légitimité démocratique. Les dirigeants de la FCFA sont des personnes élues par les associations que représente cette fédération. Ces associations représentées par la FCFA parlent au nom des francophones de leur région. À ma connaissance, aucune de ces 21 associations membres (à part peut-être l’Assemblée fransaskoise) ne compte les francophones de la manière dont le fait maintenant la FCFA. La conséquence, bien entendu, c’est que l’on parle « au nom » des anglophones bilingues, même si ces personnes ignorent qu’il en soit ainsi et qu’elles ne sont pas représentées par les associations régionales. Le tout est ici très étrangement plus grand que la somme des parties…
Mais ce n’est pas le plus inquiétant. Si l’on compte comme « francophones » les personnes de langue maternelle anglaise qui ont appris le français, on peut logiquement compter comme « anglophones » les francophones qui parlent anglais. C’est précisément l’argumentaire que nous servent tous ceux qui, principalement au Canada anglais, jugent que les services en français à l’extérieur du Québec ne sont pas nécessaires puisque les francophones parlent à peu près tous anglais. La vérité, c’est que, pour des raisons qui se passent d’explication, il y a bien peu de francophones vivant à l’extérieur du Québec qui ne parlent pas l’anglais. Sont-ils tous anglophones? Si c’est le cas, pourquoi auraient-ils besoin d’écoles françaises, de services en français, de subventions pour leurs organismes? À ce jeu, on risque de perdre assez rapidement.
Par définition (justement!), toutes les définitions sont insatisfaisantes. Il y aura toujours des laissés pour compte. Je connais des personnes de langue maternelle anglaise qui vivent aujourd’hui en français et que je n’hésiterai pas à qualifier de « francophones », essentiellement parce qu’elles le font elles-mêmes. Ce serait évidemment dommage si ces personnes étaient exclues du nombre de francophones du Canada. Mais combien parmi le 1,6 million de « francophones de langue maternelle anglaise » savent que la FCFA parle en leur nom? Une dizaine ? Une vingtaine? Comment peut-on se permettre de parler au nom de gens qui ne soupçonnent même pas qu’ils sont ainsi définis comme « francophones » par une fédération qu’ils ne connaissent fort probablement même pas?
Je pourrais aisément donner des dizaines de raisons pour lesquelles il faut que la FCFA cesse ce genre de pratique, mais je vais m’arrêter ici. Le travail qu’a réalisé à ce jour la FCFA est trop important, les problèmes, dont l’assimilation, auxquels font fasse les communautés francophones du Canada sont trop sérieux pour qu’elle se permette pareille opération comptable qui risque de la discréditer sérieusement lorsqu’elle prend la parole auprès du décideur public. Pendant l’actuelle campagne électorale, elle a choisi comme mot clique #nouscomptons pour mobiliser les francophones du pays. Si elle persiste à compter comme francophones des gens bien aimables, mais qui ne se définiraient jamais eux-mêmes de la sorte, elle ne devrait pas se surprendre si plusieurs en viennent à juger que le mot clic #nouscomptonsbizarrement serait plus approprié.
FRANÇOIS CHARBONNEAU.