L’année 2015 n’est plus. L’élection canadienne, malgré une hausse du nombre de députés du Bloc québécois, a fait émerger un épiphénomène politico-médiatico-mondain en la personne du nouveau premier ministre Justin Trudeau. Pendant ce temps, à Québec, les thuriféraires de la grande vente de liquidation de l’État-nation martèlent les préceptes de leur petit catéchisme : le projet d’indépendance du Québec, en plus de représenter le pendant économique d’une épidémie de choléra, serait chose du passé. L’heure, nous disent-ils, est à l’« ouverture sur le monde », formule creuse à souhait qui n’a même pas le mérite de son originalité. Et pourtant, le monde en question, lui, nous indique qu’il vit présentement un véritable « moment souverainiste ». On ne parle même pas uniquement des peuples qui cherchent à conquérir leur indépendance (Catalans, Écossais…) mais aussi de pays dont des pans entiers de souveraineté ont été sacrifiés sur l’autel des compromissions mesquines le plus souvent cédées dans l’ombre du secret élitaire le plus complet. Les peuples, contaminés par la maladie du patriotisme, risqueraient d’exiger des redditions de comptes s’ils en venaient à retrouver leurs instruments d’action collective. Le référendum grec a été à cet égard probant, alors que les masses ont refusé le Petit Catéchisme austéritaire des idéologues à cravate des institutions européennes. Le premier ministre Alexis Tsipras s’est malheureusement ensuite effondré en raison de son incapacité à envisager une sortie de la zone euro.[1]
En France, le président François Hollande se présente comme un parfait petit caporal de l’orthodoxie européo-libérale. À la suite des terrifiants attentats de novembre 2015, ce même Hollande s’est cependant livré à un surprenant acte de souveraineté : la proclamation de l’état d’urgence. Tel est le point de départ du plus récent livre de Jacques Sapir, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris, portant le titre de Souveraineté, démocratie, laïcité. Quiconque connaît l’intellectuel sait qu’il est aujourd’hui l’un des seuls, dans le monde occidental, à véritablement penser la question de la souveraineté, enjeu généralement associé – à tort – à un simple sursaut émotif et irrationnel. Les thèses défendues dans l’ouvrage ne surprendront ni les lecteurs de ses principaux ouvrages ni les habitués de son blogue[2]. Les non-initiés pourraient au départ être effrayés par le statut d’économiste de l’auteur, abhorrant ces pléthores de chiffres et de concepts dont l’opacité a pour principal mérite de servir les desseins d’une expertocratie qui peut ainsi se draper dans une apparence de scientificité. Ce serait cependant bien mal connaître Sapir, qui a précisément fondé sa carrière de chercheur sur la réfutation des pseudo-certitudes de ceux qui se prétendent économistes, que l’on parle de leurs chapelles néo-classiques ou hayekiennes.
Sapir a consacré de nombreux travaux à tenter de refonder une véritable science expurgée de scientisme, tenant pour acquis qu’il ne peut y avoir de lois immuables tant que les agents économiques resteront des êtres humains, c’est-à-dire des êtres qui ne disposent ni d’omniscience ni d’omnipotence, et qui sont ainsi dans l’incapacité de connaître l’ensemble des effets d’une décision d’ordre économique. Pour nombre de penseurs libéraux, qui déifient l’individu en estimant que de l’addition de ses volontés résultera l’intérêt de tous, l’incertitude en économie est impensable car l’être humain obéirait à un chemin prédéterminé et à des lois permanentes. L’équation des économistes libéraux est donc fort simple : si la logique mercantile est scientifiquement prouvée[3], il n’est donc nul besoin de la soumettre au débat public et il suffit de la laisser entre les mains des véritables « scientifiques ». On passe dès lors à la fois du « pourquoi » – les préceptes libéraux faisant office d’évidences – au « comment », et du politique au technique. C’est ainsi que s’est justifiée la dépolitisation de nombreux choix économiques, l’État ne pouvant jamais aussi bien servir le bien commun qu’en s’effaçant devant les commissions d’experts – d’économistes ou de juristes chargés de trancher les cas litigieux – ou les entreprises, dont les buts égoïstes ne peuvent qu’être synonymes d’efficience. C’est là également où se manifeste l’union parfaite entre l’économie libérale et le droit positiviste[4] : alors que la première devient légalement coulée dans le béton juridique du second. Le cas autrichien fait figure d’exemple. Dans les années 1920, l’Autriche a voulu renforcer la réputation de sa monnaie nationale. Pour ce faire, le gouvernement a introduit constitutionnellement l’interdiction de contracter un déficit budgétaire. Cela a très bien fonctionné au départ et la stabilité fut au rendez-vous. Cependant, lors de la crise bancaire qui secoua le pays au cours de la seconde moitié de cette même décennie, l’État autrichien dut violer sa Constitution pour dépenser (très légèrement) davantage que ce qui était légalement autorisé. La décision a été gardée secrète, jusqu’à ce qu’elle soit découverte et qu’elle ruine la réputation de l’Autriche.
Sapir s’appuie sur ce dernier exemple afin de démontrer qu’il ne sert à rien d’enfermer l’État et son pouvoir discrétionnaire dans un délire réglementaire qui empêcherait un pays de réagir assez rapidement au moment où la nécessité d’une action de ce genre s’imposera. La souveraineté est précisément cette capacité à s’adapter en tout temps aux circonstances, la bonne décision d’aujourd’hui n’étant pas nécessairement celle de demain. Mais, au-delà du critère de l’efficience, qui ne saurait à lui-seul constituer une justification, la souveraineté s’appuie aussi sur celui de la légitimité. Il ne saurait ainsi y avoir de légalité sans que celle-ci ne s’appuie sur le juste. C’est la vieille question de l’Auctoritas et de la Potestas, c’est-à-dire respectivement du droit moral et politique d’agir et du pouvoir de le faire. La Rule of law à laquelle le monde contemporain est convié dans l’univers des corporations, des accords commerciaux et des banques centrales indépendantes de l’encadrement politique rompt avec le principe élémentaire de légitimité, alors que le procédural prétend valoir désormais par lui-même et pour lui-même. Sapir nous convie ainsi à repenser un véritable ordre démocratique qui demeure impensable sans la pleine souveraineté, soit la reconquête des instruments collectifs permettant une réelle influence sur l’avenir d’une communauté.
La souveraineté est la capacité qu’a un peuple, par le biais d’un État, de décider par lui-même des actions qui seront réalisées pour lui, sur un territoire donné. Cette notion de territoire et de frontières est fondamentale, la souveraineté d’un État impliquant la définition de qui en fait partie et de qui n’en fait pas partie, des devoirs et des limites de cet espace de solidarité. Au centre de cette souveraineté se situe un peuple. Sapir a bien raison de nous le rappeler : souveraineté nationale et souveraineté populaire ne s’opposent nullement et sont bien au contraire les plus fondamentaux des compléments. La nation s’appuie très certainement sur certains traits objectifs issus de l’Histoire. Mais qui dit Histoire dit surtout mémoire, et ainsi construction subjective d’une identité commune, ce que d’aucuns appellent la volonté de vivre ensemble. La souveraineté est donc une donnée essentielle pour une société hétérogène. Pour Sapir, la diversité n’est ni une catastrophe ni un projet à proprement parler. Elle est une réalité qu’il incombe de gérer convenablement. La question n’est donc pas celle de l’hétérogénéité des gens qui composent une collectivité mais celle des référents communs de cette même collectivité. Les institutions communes ont-elles à faire la promotion de ce qui unit les individus ou au contraire de ce qui les distingue, des identités personnelles de tous et chacun ? Dans le cas d’une société multiconfessionnelle, la seule solution est bien entendu celle de la laïcité, impliquant neutralité de l’État et égalité des croyants et des non-croyants. On ne saurait autrement faire coexister autant de gens de confessions divergentes tout en s’assurant que ceux-ci se reconnaissent comme membres d’une même nation. Sapir s’appuie d’ailleurs ici sur nul autre que Jean Bodin, reconnu comme le premier théoricien de la souveraineté, qui défendait la neutralité spirituelle de l’entité politique commune au moment des terribles guerres de religions. Après les attentats de janvier et de novembre 2015 en France, espérons que ces paroles résonneront.
Sans la souveraineté du politique, nulle démocratie. Telle est la thèse centrale de Sapir dans cet ouvrage. La confisquer revient à la remettre à des institutions – transnationales, commissions d’experts, structures fédérales – infiniment moins représentatives des tensions et des volontés populaires. Car le politique est par essence conflictuel – et non pas lieu du consensus contrairement à ce qu’en pensait un James Buchanan – et cela est d’autant plus vrai des sociétés modernes.
George Orwell affirmait qu’à une époque de supercherie universelle, dire la vérité était un acte révolutionnaire. Par cet essai indispensable, on peut donc considérer que Jacques Sapir pose un geste de résistance qui permettra d’alimenter en idées les défenseurs de Patries aujourd’hui plus menacées que jamais. Une nation à qui on enlève ses outils politiques est une collectivité neutralisée condamnée à l’impuissance. Un peuple à qui on a arraché la souveraineté ne saurait être libre ; il perd de surcroît ses repères et s’enfonce dans une anomie et une perpétuelle quête de soi. Supprimer la souveraineté d’une nation afin de la confier à des institutions infiniment moins démocratiques ne peut avoir pour résultat qu’un système despotique.
Jacques Sapir, Souveraineté, démocratie, laïcité, Michalon Éditeur, 2016, 326 p.
SIMON-PIERRE SAVARD-TREMBLAY
Doctorant en sociologie à l’Université Laval
[1] Je me permettrai de renvoyer le lecteur à ma chronique à la suite du référendum grec :
« Un cadeau de Grec », Le Journal de Montréal, le 7 juillet 2015. En ligne : http://www.journaldemontreal.com/2015/07/07/un-cadeau-de-grec
[2] RussEurope
http://russeurope.hypotheses.org/
[3] Ce que Sapir a jadis réfuté en long et en large dans :
Les trous noirs de la science économique. Essai sur l’impossibilité de penser le temps et l’argent, Seuil, 2003, 416 p.
[4] Lequel avait été l’objet d’un ouvrage précédent de Sapir :
Les économistes contre la démocratie. Pouvoir, mondialisation et démocratie, Albin Michel, 2002, 272 p.