Ce n’est rien de nouveau ni de rare. Mais parfois la coupe est pleine, et on se dit que c’est de la folie. C’est eux ou c’est moi, mais l’un de nous a perdu tout bon sens. Ou bien j’ai un sérieux blocage scientifique qui fait de moi une sorte d’attardé culturel, ou bien ce sont eux qui, par un mécanisme digne de la double-pensée orwellienne, se convainquent que tout se vaut, qu’aucun «objet culturel», comme ils disent, n’a de valeur réelle, et ils finissent par s’expliquer à eux-mêmes leur propre choix d’étude comme … je ne sais pas en fait, un caprice personnel insignifiant, je suppose. Ils sont alors devenus spécialistes de leur domaine comme d’autres choisissent leur cornet à la crèmerie : pressés par les demandes de bourses comme on l’est par la foule sortie profiter du beau temps, étourdis devant l’infini des possibles comme devant un étalage de saveurs qui transcendent les nuances du palais, ils se sont rabattus sur un classique : ils ont choisi «Rome» comme d’autres s’écrient «vanille!»
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Cette fois-ci, «eux», c’est Denis Feeney et son fascinant ouvrage Beyond Greek. The Beginnings of Latin Literature (Harvard University Press, 2016). D’abord les fleurs. Je le dis sans ironie, c’est un ouvrage remarquable. Le personnage central de l’histoire que raconte Feeney est Livius Andronicus, un Romain d’origine grecque du IIIe siècle av. J.-C. Ce Livius Andronicus est le premier Romain à avoir traduit un texte littéraire grec en latin, en l’occurrence l’Odyssée d’Homère. C’est à lui que nous devons entre autres l’écart qui existe encore aujourd’hui en français entre le nom du héros, Ulysse, et le titre de l’œuvre, l’Odyssée. Chez Homère le titre Odusseia annonce déjà le héros Odusseus. S’il avait été parfaitement cohérent, Livius Andronicus aurait nommé l’ouvrage l’Ulyssie mais, en choisissant plutôt de traduire le nom du héros par Ulixes tout en conservant le titre grec selon la graphie latine, Livius Andronicus a conservé le caractère étranger de l’œuvre, il a préservé la distance, et évité une appropriation symbiotique. La préservation du titre grec était autant la reconnaissance d’une dette que le signe d’une distance culturelle. C’était une révolution, rien de moins.
La traduction d’œuvres littéraires est un phénomène si commun aujourd’hui qu’il est difficile de mesurer l’importance du geste de Livius Andronicus. Recevoir, traduire et transmettre, cela va de soi. Mais ce ne l’était pas avant les Romains. Le grand mérite du livre de Feeney est de nous faire revivre ce moment en retraçant les grandes étapes de l’histoire de la traduction. Je me limite ici à deux constats.
Premièrement, la traduction existait avant Livius Andronicus. On a retrouvé des traces de traduction dans les deux grands empires égyptien et mésopotamien qui précèdent de plusieurs siècles le développement des cultures grecque et romaine; la plus ancienne de ces traces serait un traité de paix égypto-hittite datant du XIIIe siècle av. J.-C. et la plus célèbre, la Pierre de Rosette (196 av. J.-C.), qui reproduit un décret de Ptolémée V en trois langues : hiéroglyphes égyptiens, égyptien démotique et grec ancien. La Pierre de Rosette illustre parfaitement la pratique de la traduction dans les empires multiethniques qui bordaient au sud et à l’est le monde méditerranéen. La traduction avait alors une fonction administrative et était assurée par les scribes, genre de bureaucrates professionnels spécialistes de la traduction. Bref, ce genre de traduction administrative était purement instrumentale, comme elle l’est encore aujourd’hui dans les documents officiels du gouvernement fédéral. Et hier comme aujourd’hui, ces traductions mécaniques se produisent dans la plus grande indifférence de la culture de son vis-à-vis; bureaucratie pratique donc, et nécessairement étroite. Rien à voir avec les traductions de Livius Andronicus.
N’a rien à voir non plus la pratique de traduction qui avait cours à Alexandrie, bien que la nuance soit ici plus subtile. Car il y a eu à Alexandrie des traductions d’œuvres culturelles, la plus célèbre étant cette fois la Septante (environ 270 av. J.-C.), une traduction grecque de la Thora. Beaucoup de légendes entourent cette traduction célèbre et déterminante pour le reste de l’histoire occidentale; difficile en effet d’imaginer le christianisme confiné à l’hébreu et ainsi limité dans son expansion à n’être qu’une branche rebelle du judaïsme sans éprouver un fort sentiment de vertige historique. Toujours est-il que Feeney, en bon historien, déboulonne toutes ces légendes et explique que cette traduction aurait été réalisée par des juifs hellénisés dont l’habileté à lire l’hébreu ou l’araméen déclinait rapidement. Ce serait la même chose pour les histoires de l’Égypte et de Babylone rédigées en grec par des prêtres égyptien et babylonien : Manéthon (IIIe siècle av. J.-C.) et Bérose (IVe av. J.-C.). En somme, ces trois cas de figures sont à ranger sous la catégorie «Conséquences culturelles des conquêtes d’Alexandre le Grand». Une pression politique extérieure a produit un fort mouvement d’hellénisation au sein des populations, surtout chez leurs élites, et on a cherché à réaligner quelques textes religieux et historiques.
J’en arrive donc au deuxième constat. Ce n’est pas l’acte de traduction en lui-même qui distingue Livius Andronicus, mais la nature des textes qu’il a traduits : des œuvres littéraires. C’est en ce sens que Livius Andronicus fait figure de pionnier. Selon Feeney, même L’épopée de Gilgamesh, parmi les plus vieux textes littéraires connus, n’a jamais vraiment été traduite : elle a été retranscrite dans sa forme originale (écriture cunéiforme) ou adaptée librement dans d’autres langues. Il en va de même pour les tragédies grecques qui ont beaucoup voyagé à partir du Ve siècle av. J.-C. mais toujours dans leur dialecte d’origine, l’attique. Bref, tout ça pour dire que, avant l’initiative de Livius Andronicus, il aurait été tout à fait exact de définir la littérature par la négative comme étant, selon les mots de Feeney, «ce qui ne se retrouve pas en traduction». Les Romains ont donc été la grande exception, et c’est cette exception qui est devenue aujourd’hui la règle pour nous. On a retenu comme moment pivot les Ludi Romani de 240 av. J.-C. où, pour la première fois, une tragédie grecque a été jouée en latin, traduite elle aussi par Livius Andronicus.
L’ouvrage de Feeney est une mine d’informations au sujet de ce Livius Andronicus, des pratiques de la traduction dans l’Antiquité et du statut des œuvres littéraires dans la société romaine et ailleurs dans le monde antique. Mais, surtout, il permet de prendre conscience du poids historique de l’innovation romaine, une innovation culturelle si révolutionnaire qu’on peine à la remarquer tellement la pratique est devenue commune et banale. Cette révolution culturelle s’est produite à Rome sans éclats et en l’absence de pression politique extérieure. Puis les Romains ont conquis l’Occident, leurs mœurs ont défini les nôtres, de sorte que ce bouleversement majeur est passé inaperçu. En tout cas, il l’avait été pour moi avant que je lise l’ouvrage de Feeney. J’en retiens donc que le geste de Livius Andronicus est digne de ces actions qui laissent derrière elles un nœud dans le mince fil de l’Histoire. Je m’imagine Livius Andronicus devant son rouleau avec à ses côtés sa copie d’Homère, comme César devant le Rubicon avec son armée, murmurer lui aussi un alea jacta est puis franchir la frontière linguistique qui sépare le grec du latin pour faire entrer le premier vers de l’Odyssée à Rome.
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Voilà donc pour les fleurs. Le pot maintenant. La fascinante étude que propose Feeney est précédée d’une introduction qui est, ma foi, tout aussi fascinante. En voici deux extraits que je traduis aussi fidèlement que possible.
"L’objet de l’exercice n’est pas de célébrer (to congratulate) les Romains pour leur exceptionnalisme et l’étrange expérience qu’ils ont entreprise. À certains égards, je pense que leur expérience était véritablement inusitée, mais elle suivait ou recoupait aussi d’autres courants de la Méditerranée ancienne : il va sans dire qu’il est insensé (meaningless) de qualifier ces opinions comme étant intrinsèquement louables ou blâmables, supérieures ou inférieures. Je dois essayer d’être aussi précis que possible concernant les différences et similarités entre ce que les Romains ont fait et ce que leurs contemporains ont fait, mais je ne prétends faire aucun jugement de valeur, bien que je doive identifier leurs propres jugements de valeur quand je pense que c’est possible de le faire.
Enfin, je ne suis pas intéressé dans le cadre de ce livre par les questions de valeur ou de statut telles qu’elles se posent selon nos propres références contemporaines. Je suis très heureux (I am very happy) d’avoir à lire l’Énéide ou Les Métamorphoses et, en ce sens banal, je suis un partisan du mouvement dont je retrace l’histoire. Mais je suis encore plus heureux (But I am perfectly happy) d’imaginer un monde contraire dans lequel l’Énéide et Les Métamorphoses n’auraient jamais été écrits, un monde beaucoup plus plausible en fait, un monde où Rome s’élève encore pour devenir une puissance majeure sans toutefois que son élite n’ait accès à une littérature vernaculaire – comme ce fut le cas pour les Perses achéménides et les Parthes, par exemple, ou encore les Carthaginois, pour autant que nous le sachions".
C’est le Credo relativiste. Je ne devrais pas être étonné, je le connais, j’ai lu Max Weber et je connais son exigence de neutralité axiologique. N’empêche, quand j’ai lu ces lignes, le livre m’est tombé des mains. Je suis heureux d’avoir eu la patience de le ramasser et de poursuivre ma lecture. Mais plus j’avançais dans le livre, plus je me disais que cette profession de foi du relativisme historique neutralisait la grandeur du geste de Livius Andronicus, qu’elle discréditait la motivation profonde de cette entreprise de traduction initiée à Rome, à savoir l’admiration pour les grandes œuvres de la littérature grecque. Je pense par exemple au Pro Archia de Cicéron (62 av. J.-C.), un discours prononcé à la défense du poète grec Archias dont la citoyenneté était contestée et qui risquait l’expulsion de Rome. Sur la base de la prémisse que «tous les art qui ont pour but d’humaniser les hommes sont unis entre eux par un lien commun et par une espèce de parenté étroite», la défense d’Archias par Cicéron devient la défense de l’éducation par les grandes œuvres. Devant les autorités juridiques de Rome, Cicéron rappelle la raison d’être de cette éducation : «cette occupation de l’âme est la plus digne d’un être humain, la plus digne d’un homme libre.» Humanissimam et liberalissimam, littéralement : «la plus humaine» et «la plus libre». Nous parlions encore, il n’y a pas si longtemps, d’une éducation humaniste et libérale, c’est-à-dire une activité qui éduque la semence d’humanité que chacun porte en soi et qui, par le fait même, le libère de l’abrutissement des pulsions animales et de la pression sociale.
Mais le Credo relativiste interdit de telles distinctions, il interdit les hiérarchies et, du coup, l’exercice du jugement. Nous, qui aimons penser que le relativisme et l’ouverture à l’autre sont solidaires, sommes gênés par l’exemple romain qui enseigne plutôt que l’ouverture à une autre culture ne procède pas de la molle indifférence mais, au contraire, de l’admiration. C’est, pour parler comme Nietzsche, «le pathos de la distance», leur admiration pour la grandeur et la beauté, une grandeur et une beauté pourtant éloignées de leur identité culturelle, qui a ouvert la littérature romaine à celle d’un autre peuple.
Règle générale, les cultures sont mutuellement ingrates et agressives. Elles se nourrissent les unes des autres, c’est bien connu, mais c’est habituellement sur le mode du cannibalisme, en digérant complètement la culture précédente ou voisine pour l’incorporer et effacer toute trace d’altérité. C’est la raison pour laquelle l’exception romaine mérite d’être soulignée ; non, c’est la raison pour laquelle l’exception romaine mérite d’être célébrée. Suivant l’exemple de Livius Andronicus, les Romains se sont appropriés les œuvres grecques mais, pour reprendre cette image, sans jamais les digérer complètement. Avant même de conquérir définitivement la Grèce en 146 av. J.-C., la culture romaine était vécue sur le mode de la distance. C’est ce que Rémi Brague a appelé la voie romaine : «Est “romain”, explique-t-il, quiconque se sait et se sent pris entre quelque chose comme un “hellénisme” et quelque chose comme une “barbarie”. Être “romain”, c’est avoir en amont de soi un classicisme à imiter, et en aval de soi une barbarie à soumettre.» Et depuis, l’éducation, l’éducation véritable, a toujours été romaine dans son esprit.
Mais voilà que Denis Feeney, spécialiste du monde romain et dépositaire d’une quantité impressionnante de connaissances admirables, renie l’esprit romain. Il n’est pas le seul à le faire, je le sais bien, et il a derrière lui tout l’arsenal de la méthodologie académique pour se justifier. Il peut donc affirmer que, pour lui, traduire ou non les grandes œuvres du passé n’est pas ce qui compte au fond, ce n’est pas une question qu’un chercheur doit se poser. Et pourtant il contribue malgré lui à la conservation de l’héritage culturel romain. En cela, il ressemble davantage à un scribe ancien, bureaucrate du savoir, qu’à Livius Andronicus. Et je me dis alors : de deux choses l’une, ou il ne comprend pas véritablement la motivation de Livius Andronicus, ou alors il le méprise en secret. Très honnêtement, je ne sais pas laquelle des deux est la pire.