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Pourquoi le deuxième amendement de la constitution américaine est-il un… amendement?

Un texte de François Charbonneau
Thèmes : États-Unis, Philosophie, Société
Numéro : Argument 2016 - Exclusivité Web 2016

Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi le deuxième amendement de la constitution américaine est précisément cela, un amendement ? C'est une question qu'on ne se pose pas assez, il me semble. Si vous suivez un peu l'actualité, vous savez à quoi je fais référence : le deuxième amendement de la constitution des États-Unis d'Amérique garantirait aux Américains le droit de porter une arme pour se défendre. Du moins, est-ce ainsi que l'on interprète généralement le sens de ce deuxième article du fameux « Bill of Rights » américain. Mais pourquoi est-ce un amendement et non un article de la constitution elle-même ?  Pourquoi les pères fondateurs américains n'ont-il pas inclus d’emblée le droit de porter une arme dans le texte même de la constitution ? Pour le comprendre, il faut réfléchir aux enjeux politiques auxquels faisaient face les pères fondateurs américains en 1787. Mener cette réflexion nous amènera à conclure non sans un paradoxe apparent que jamais les pères fondateurs américains n’ont souhaité garantir aux citoyens des États-Unis le droit de porter une arme pour leur propre protection.

En 1787, les anciennes colonies américaines sont devenues 13 États indépendants. Ces 13 États sont alors liés les uns aux autres par les Articles de la confédération, traité qui, pour diverses raisons, est devenu à ce moment-là totalement désuet. On aurait tort de se représenter les États-Unis de l'époque en considérant ce qu'ils sont devenus aujourd'hui. À l’époque, l’entité politique est formée de 13 petits États indépendants, situés sur une mince bande de terre à l’extrémité est de l’Amérique du Nord, et qui collaborent relativement peu entre eux. Mais ces États associés ont contracté mutuellement une dette pendant la guerre d'indépendance, dette qu'ils ont de plus en plus de difficultés à rembourser. Ce n'est pas la seule raison, mais c'est certainement la principale qui fera en sorte que les Américains de l’époque jugeront nécessaire de réécrire le traité les liant les uns aux autres. À l’origine  de cette réécriture, qui deviendra la constitution de 1787, on trouve donc la volonté de mettre en place « une union plus parfaite », l’Union présente étant justement, pour l’instant, déficiente.

Or, la nouvelle constitution proposée inquiète beaucoup ceux que les historiens appelleront plus tard les « antifédéralistes », c’est-à-dire ceux qui s’opposent à son adoption. La principale critique des antifédéralistes tient à ce que cette nouvelle constitution ne s’appuie pas du tout, selon eux, sur les principes sur lesquels reposait la pensée politique des Américains au moment de la Déclaration d’indépendance, à peine une dizaine d’années plus  tôt. Pour le dire très simplement, la pensée politique des patriotes américains en 1776 se nomme le « whiggisme », ou « true-whiggisme ». Elle correspond à une manière très particulière de comprendre ce qu'est la liberté. Elle apparaît essentiellement aux XVIe et XVIIe siècles chez des penseurs qui tentent  de comprendre les conditions de possibilité de la liberté, principalement dans un contexte monarchique. Cette pensée politique trouve sa meilleure incarnation dans la pensée d’Algernon Sidney, un auteur aujourd’hui tout à fait oublié, mais qui a exercé une profonde influence sur les révolutionnaires américains. Pour Sidney, qui mourra en martyr de la liberté quelques années avant la Glorieuse Révolution anglaise de 1688, le pilier de la liberté se trouve dans la résistance de l’individu au pouvoir. Dans la perspective qui est la sienne, la tendance naturelle de l’homme au pouvoir est d’accroître son propre pouvoir au détriment de la liberté des autres hommes. Les hommes libres doivent donc défendre jalousement leur liberté, les armes à la main si nécessaire, en opposant une résistance constante au pouvoir du Roi. Dans l’esprit de Sidney, et de bon nombre de penseurs whigs après lui, la liberté se mérite. Elle est la récompense de ceux qui l’ont défendue chaque fois qu’un monarque a tenté d’usurper le pouvoir, se faisant par le fait même tyran. Évidemment, pour Sidney et la plupart des Anglo-Saxons du XVIIIe siècle, seuls les Anglais sont vraiment libres, parce que seuls les Anglais défendent leur liberté les armes à la main. L’évènement de référence d’une telle défense de la liberté est en Grande-Bretagne la Glorieuse Révolution à l’issue de laquelle le « peuple » se serait « donné » un Roi aux pouvoirs limités par un Bill of Rights. Une telle compréhension de la liberté avait le mérite de faire craindre le pire aux monarques anglais s’ils essayaient de repousser indûment les limites de leur pouvoir, et on peut dire sans peur de se tromper que les Anglais du XVIIIe siècle étaient effectivement plus libres que leurs contemporains. Mais n’oublions pas que leur compréhension du politique leur permettait aussi de justifier des réalités plus troublantes : si les hommes libres le sont pour avoir eu le mérite de défendre leur liberté, par essence les esclaves méritent donc leur sort. Ceux-ci n’avaient qu’à se battre jusqu’à la mort pour défendre la leur. Suivant cette vision manichéenne du monde, il n’y a pas d’autres options que de vivre libre ou mourir, live free or die, comme le veut encore aujourd’hui la devise de l’État du New Hampshire.

Si les Anglais des colonies d’Amérique ont réagi avec tant de virulence à la tentative du Parlement anglais de les taxer, c'est très précisément parce qu'ils étaient habités par cette compréhension politique de la liberté. Il fallait absolument défendre sa liberté les armes à la main contre la volonté du Parlement anglais d'élargir son pouvoir de manière indue. Seuls les hommes non libres peuvent accepter de payer des taxes sans d’abord avoir été consultés.

Au moment de déclarer leur indépendance, les Américains pensent qu'ils n'auront pas de difficulté à battre les troupes de la Grande-Bretagne, et qu’ils auront encore plus de facilité à anéantir les mercenaires prussiens qu'envoie contre eux le roi George III. Encore une fois, c'est la pensée « whig » et la relecture des écrits d’Algernon Sidney qui les convainquent que la victoire est une quasi-certitude. En effet, le credo whig  est cette conviction qu’un homme qui se bat  pour sa liberté possède une plus grande valeur militaire qu’un soldat payé pour combattre. C'est aussi la raison pour laquelle les Américains du XVIIIe siècle estiment que la liberté est mieux assurée par des milices bien organisées que par une armée permanente. Les premières victoires des milices américaines contre les troupes de George III, notamment à Lexington, à Concord et à Breed’s Hill semblent d’ailleurs à leurs yeux confirmer cette théorie.

Or, si les membres du Congrès américain, et en particulier les Pères fondateurs comme George Washington, ont appris quelque chose de la Guerre d'indépendance, c'est que les milices ne sont guère d’un grand secours lorsqu’il s’agit de véritables batailles rangées. La Guerre d’indépendance va démontrer que les milices résistent très mal à l'assaut des troupes régulières qui sont, elles, bien entraînées et nettement plus efficaces. George Washington savait fort bien que sans l'intervention de l'armée et de la marine françaises, jamais les révolutionnaires américains n'auraient réussi à battre les troupes régulières de Sa Majesté. Et c’est notamment la raison pour laquelle la nouvelle constitution, à la rédaction de laquelle il participe, prévoit que les États-Unis auront dorénavant une marine et des forces armées permanentes.

Pour les antifédéralistes cependant, cette nouvelle constitution proposée en 1787 est une hérésie. Elle ne ressemble en rien à ce qu’ils connaissent de la pensée politique whig et des saints principes de la liberté au nom desquels ils se sont battus pendant de longues années. L’oubli le plus flagrant ? La nouvelle constitution ne contenait pas de Bill of Rights précisant les droits des citoyens américains. Mais pourquoi les pères fondateurs qui ont écrit cette nouvelle constitution n’avaient-ils pas inclus une telle charte des droits ? Eh bien, parce qu’ils la jugeaient redondante par rapport aux constitutions des États et en ce sens plutôt inutile.

Pour la plupart des rédacteurs de la constitution américaine négociée à Philadelphie à l’été 1787, une charte des droits n’a en effet de sens que sous un régime monarchique.  Le peuple marque ainsi les limites et l’étendue des pouvoirs qu’il confère à son Roi. Mais à quoi peut bien servir une charte des droits dans une République ? Selon les Pères fondateurs américains, du moins au moment de la négociation à l'été 1787, une charte des droits en contexte républicain relève d’une contradiction logique. Puisque c'est le peuple qui est au pouvoir et que le peuple fait les lois, le peuple n'a pas à être protégé contre lui-même.  On protège le peuple contre le monarque,  bien entendu, puisqu'il peut se faire tyran. Mais dans un système démocratique, où le peuple choisit périodiquement ses représentants, quelle pourrait bien être la pertinence de « garantir » aux individus des droits ?

Cette manière de comprendre la nature d’une République qui était celle des rédacteurs de la constitution n’avait pourtant rien pour convaincre les antifédéralistes qui continuaient de tenir pour à jamais valables les principes de la pensée politique whig. Une bonne partie de la population américaine était d'ailleurs en parfait accord avec ces antifédéralistes. La grogne était suffisamment grande pour faire craindre aux Américains d’alors que la constitution ne soit jamais ratifiée. C'est la raison pour laquelle certains ont proposé d'inclure le fameux « Bill of Rights » sous la forme d'une série de 12 amendements devant être adoptés aussitôt après la ratification de la constitution. En fin de compte, seulement 10 de ces amendements seront ratifiés (un onzième le sera également, mais plus de deux cents ans plus tard, en 1992) et sont depuis connus sous le nom de Bill of Rights. Fait significatif :  l’article 1, qui porte sur la liberté d’expression, n’aurait pas dû être l’article 1, mais bien l’article 3, si tous les articles avaient été ratifiés.

Que retrouve-t-on dans ce fameux Bill of Rights ? La série d’amendements se lit comme un parfait bréviaire de la pensée politique whig. Il s’agit d’une importante concession faite aux antifédéralistes par les promoteurs de la constitution, et cela dans le seul but de la faire adopter.  On y trouve les principaux éléments de la pensée whigs, tels que la liberté d’expression, le droit d’être jugés par ses pairs (tribunal par jury), l’habeas corpus, le droit de ne pas s’incriminer soi-même, de ne pas devoir loger des soldats dans sa maison, de ne pas se faire imposer l’exercice d’une religion par l’État, et ainsi de suite.

Mais la plus grande concession à la pensée politique whig se trouve dans le deuxième amendement de la constitution portant sur le droit de porter des armes. Cet amendement se lit comme suit : « Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d'un État libre, le droit qu'a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé. » Cet amendement reprend la conviction, au cœur de la pensée politique whig, et pourtant invalidée par la Guerre d’indépendance américaine, que la milice est plus efficace pour défendre un État qu’une armée professionnelle. Or les auteurs de la constitution ne s’inquiétaient pas outre mesure de cette disposition, puisque la constitution prévoyait aussi la création d’une armée et, surtout, d’une marine permanentes, placées sous le contrôle du commander-in-chief.

Le deuxième amendement a donc tout à voir avec la pensée politique whig qui faisait de la milice un rouage essentiel d’un État libre et n’a rigoureusement rien à voir avec le droit théorique qu’aurait un individu de posséder une arme à feu pour sa protection personnelle.  Prétendre le contraire est une aberration (sans compter que les Pères fondateurs américains vivaient à une époque où l’on mettait  beaucoup de temps à charger un fusil d’une seule balle, ce même fusil étant souvent inefficace à plus d’une dizaine de mètres). De plus, se baser sur un document écrit à une époque qui ne connaît pas encore l’électrification pour justifier le droit de posséder des mitraillettes militaires crachant des milliers de balles à la minute n’est pas seulement absurde, c’est indécent.

Cela étant, il ne sert à rien de sombrer dans le désespoir. S’il faut reconnaître un mérite aux Pères fondateurs, c’est qu’ils se savaient faillibles. C’est précisément parce qu’ils savaient qu’ils ne pouvaient pas tout prévoir qu’ils ont inclus dans la constitution américaine un mécanisme ingénieux : une formule d’amendement. Cette formule d’amendement a permis de protéger un certain nombre de droits individuels sous la forme, justement, du Bill of Rights. Or, sans être parfaites, les dispositions qui le composent ont quand même le mérite de protéger les Américains contre l’oppression potentielle de leur propre gouvernement, et l’on sait maintenant que les gouvernements démocratiques peuvent eux aussi en certaines circonstances se montrer despotiques. Un peu partout dans le monde, des chartes des droits permettent de protéger les minorités contre une possible oppression de la majorité. On aura compris le caractère paradoxal de l’héritage antifédéraliste : l’antifédéralisme nous a donné à la fois la paranoïa antigouvernementale qui a traversé l’histoire des États-Unis et qui s’incarne aujourd’hui dans le mouvement Tea Party comme dans le lobby des armes à feu, mais ce même mouvement a aussi, en exigeant une charte des droits, puissamment contribué à créer un système politique qui, même s’il connaît d’innombrables ratés dans la pratique, est fondé sur des principes qui sont eux-mêmes sains. N’oublions pas que chaque fois que l’on a abrogé des lois discriminatoires contre des groupes en particulier (abolition de l’esclavage, mouvements des droits civiques, droit à l’avortement et plus récemment la reconnaissance du mariage gai) on a toujours invoqué le Bill of Rights… qu’exigeaient bruyamment les antifédéralistes.

Les pères fondateurs américains avaient bien des défauts, mais ils avaient le mérite, disions-nous, de se savoir faillibles. En ce sens, ils n’ont pas écrit une bible, mais un document organique appelé à changer au gré des circonstances. Il serait souhaitable que ceux qui entretiennent un rapport quasi religieux avec la constitution américaine comme s’ils lisaient la parole divine se rappellent que les pères fondateurs américains eux-mêmes ne pensaient pas avoir créé une œuvre parfaite et éternelle, mais au contraire souhaitaient la voir amender au besoin. Et la meilleure preuve que les pères fondateurs envisageaient la possibilité que la constitution soit amendée est de se rappeler que les amendements contenus dans le Bill of Rights, amendements auxquels tiennent tant les Américains sont, justement, des amendements. 

 

FRANÇOIS CHARBONNEAU

*L'auteur tient à remercier Marie-Andrée Lamontagne et Patrick Moreau pour leurs commentaires judicieux.




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