Nos connaissances sont généralement plutôt minces relativement à Chypre, petit pays pourtant tellement riche sur le plan historique et qui occupe une position géostratégique privilégiée en Méditerranée orientale. Dans le présent texte, nous essaierons d’expliquer pour quelles raisons, après 40 ans de négociations entre le Nord et le Sud, entre Chypriotes turcs et grecs, l’île est toujours divisée.
Malgré les efforts qui semblent réels de la part des deux présidents chypriotes, il apparaît que la réunification de Chypre est fort improbable à court et même à moyen termes. Et voici pourquoi : à cause de l’absence d’une conscience collective commune, les Chypriotes n’ont jamais eu la possibilité de prendre en charge leur destin politique.
En effet, la présence historique de trois puissances tutélaires, les séparations géographiques successives, d’abord de la capitale Nicosie, ensuite de l’île entière après l’invasion de la Turquie, la peur et la méfiance installées entre les deux groupes ethnoculturels, sont autant de facteurs qui gênent le développement d’une conscience collective commune chypriote. En l’absence de cette force mobilisatrice, les trois puissances tutélaires, Grande-Bretagne, Grèce et Turquie, ont et ont eu beau jeu pour maintenir leur emprise sur l’île.
Partie 1 : La reprise des négociations pour la réunification de l’île
« Chypre est le théâtre d’un conflit interethnique et intercommunautaire de longue durée, connu mondialement sous le nom de la Question Chypriote »1.
Le cadre des négociations actuelles
Le 15 mai 2015, le président de la République de Chypre (R de C), Nicos Anastasiades, et Mustafa Akinci, président de la République Turque du Nord de Chypre (RTNC, non reconnue internationalement) ont enclenché une nouvelle ronde de négociations sur la base de la Déclaration commune du 11 février 20142.
Globalement, on y retrouve l’énoncé de grands principes démocratiques au sein d’un régime politique de type fédératif dans un État unifié constitué d’un gouvernement fédéral et de deux États politiquement égaux et totalement indépendants du gouvernement fédéral quant aux pouvoirs qui leur sont dévolus par la Constitution. Souverain, le futur État fédéral chypriote, membre de l’Union européenne et de l’Organisation des Nations unies, jouira d’une personnalité internationale propre et d’une citoyenneté commune.
La déclaration du 11 février 2014 précise également que dans les négociations, les deux leaders (présidents) chypriotes grec et turc détiennent les pleins pouvoirs décisionnels (ultimate decision making power). L’entente finale devra toutefois être ensuite soumise par référendum simultanément à la population chypriote grecque et chypriote turque.
La bonne foi des deux présidents
Le courant passe visiblement bien entre Anastasiades et Akinci, politiciens aguerris de la même génération et tous deux originaires de Limassol, une ville de la partie Sud de l’île. Les deux présidents entament alors les pourparlers de bonne foi, avec ouverture d’esprit, et en ayant pour objectif d’arriver à un accord au cours de l’année 2016 !
Dans cette foulée, le 21 janvier 2016, l’agence de presse Reuters rapporte les propos du président Anastasiades : « At a time when Europe is enduring a deep crisis, primarely linked to the tragic events unfolding in Cyprus immediate neighberhood, myself and Mustafa [Akinci] are working tirelessly to reunify our country »3.
De son côté, lors d’une entrevue accordée le 18 juin 2015 à un journaliste d’Al Jazeera, le président Akinci mentionne que les acteurs engagés dans les négociations doivent harmoniser leur vision (aligne themselves) pour devenir dans le futur des partenaires plutôt que des ennemis; des partenaires égaux, ajoute-t-il, au sein d’une fédération. Plus concrètement, le président de la RTNC rappelle au journaliste que plusieurs projets communs ont déjà vu le jour et que d’autres sont en cours. À titre d’exemples, M. Akinci parle de l’abolition des visas pour circuler du nord au sud de l’île et inversement; de l’ajout de points de passage le long de la frontière militarisée de la zone Tampon qui divise l’île; de l’implantation d’un système de communication viable dans tout le pays ainsi que de la mise en place d’un comité des personnes disparues, à l’initiative des Nations Unies4.
Ce sont des activités qui, selon le président chypriote turc, demandent la coopération de tous et qui favorisent par le fait même l’établissement de liens de confiance.
Les négociations sous l’égide des Nations Unies
Le processus actuel de négociation sur la réunification de Chypre, tout comme les négociations passées, est placé sous les auspices de l’ONU. Le conseiller spécial du secrétaire général Ban Ki-Moon, Espen Barth Eide, est accompagné dans sa mission des négociateurs chypriotes grec et turc. Il s’agit d’Andreas Mavroyiannis et d’Ozdil Nami.
« Reduce differences and focus on convergences » : « Réduisez le nombre d’objets de discorde et mettez l’accent sur les points de convergence » est le mot d’ordre qu’ont reçu, de leurs autorités respectives, les trois négociateurs.
En définitive, nous ne pouvons qu’admirer le regard optimiste que posent MM. Nicos Anastasiades et Mustafa Akinci sur le règlement de la question chypriote. Mais, une interrogation fondamentale surgit tout de même : pourquoi réussiraient-ils alors que d’autres processus antérieurs ont lamentablement échoué depuis plus de 40 ans, notamment, le plus récent et le plus exhaustif, le plan Annan, soumis à la population chypriote en 2004 ?
Partie 2 : Le problème : l’absence d’une conscience collective chypriote ?
Le rejet du plan Annan
À la fin du mois de mars 2004, le secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, dépose un plan pour la réunification de l’île auprès des négociateurs de la Grèce, de la Turquie et de Chypre réunis à Bürgenstock en Suisse. Le plan de réunification des Nations Unies, le plan Annan comme il est convenu de l’appeler, est soumis par référendum à la population de Chypre, le 24 avril 2004. Il sera rejeté à 75,8 % des voix par les Chypriotes grecs tandis que les Chypriotes turcs répondent «OUI» à 64,9 % des voix.
L’hypothèse de l’absence d’une conscience collective chypriote
En nous inspirant librement du texte du professeur Stavros Tombazos de l’Université de Chypre, La pluralité de consciences à Chypre (2012), nous soumettons l’idée que l’échec de l’adoption majoritaire du plan Annan est sous-tendu par le caractère déficitaire d’une identité supérieure aux identités nationales, par l’absence d’un Nous chypriote avec l’autorité et le poids nécessaires pour agir de manière déterminante sur le cours de l’histoire, bref, par une conscience chypriote manquée5.
L’histoire contemporaine de Chypre, depuis la proclamation de l’indépendance le 16 août 1960 suivie de la mise en place de la république jusqu’à la reprise des négociations sur la réunification de l’île le 15 mai 2015, rend compte de cette impossibilité d’en arriver à construire une conscience citoyenne chypriote commune. Étant donné que l’histoire contemporaine de cette île de la Méditerranée orientale est extrêmement touffue et supérieurement complexe, nous ne retiendrons, pour illustrer notre point de vue, que les thèmes suivants : les pièges inhérents à la première Constitution de Chypre; les conséquences néfastes sur l’unité nationale de la première et de la deuxième séparation de l’île ainsi que l’impact de la « troisième séparation » de l’île.
La Constitution de 1960 et ses pièges
La Constitution de 1960 porte virtuellement en elle la minorisation du peuple chypriote, l’émasculation de sa puissance politique ainsi que les conflits interethniques à venir.
En effet, les représentants chypriotes, le Chypriote grec Mgr Makarios et le Chypriote turc Dr Fazil Kücük, ne sont pas partie prenante aux discussions qui mèneront aux accords de Zurich (11 février 1959) consacrant l’indépendance de Chypre par rapport à la Grande-Bretagne et le maintien de la souveraineté britannique sur les bases militaires d’Akrotiri et de Dekelia. Dans ces accords, selon l’historienne Delphine Hassan, la Grande-Bretagne, la Turquie et la Grèce se déclarent puissances protectrices de Chypre et s’octroient le droit d’intervenir unilatéralement en cas de conflits qui menaceraient l’une ou l’autre des deux communautés ou encore, advenant le cas où les Chypriotes modifieraient la Constitution sans avoir obtenu la majorité des deux tiers nécessaires dans chaque communauté à tout amendement6.
Quelques jours plus tard, les accords de Londres (19 février 1959) entérineront ceux de Zurich. Cette fois, les Chypriotes, Mgr Makarios et Dr Kücük, sont invités et ils signeront les accords de Londres, conjointement avec les représentants de la Grande-Bretagne, de la Grèce et de la Turquie.
Ultérieurement, le Traité de garantie, le Traité d’alliance et le Traité d’établissement, en annexe à la Constitution, institutionnaliseront et constitutionnaliseront le fait que Chypre n’exerce pas de souveraineté complète sur son territoire en matière de défense et de sécurité puisque le pays est essentiellement soumis aux intérêts et à l’implication des trois États garants de sa sécurité, la Grande-Bretagne, la Grèce et la Turquie7.
Dans le même ordre d’idées, Pierre Brocheux8, dans La décolonisation au XXe siècle, avance que l’État de Chypre est le fruit d’accords entre des puissances extérieures et non entre les Chypriotes eux-mêmes. En d’autres mots, du point de vue de Mallison, « (…) The Cypriots played only a residual part »9. Un rôle que nous pourrions qualifier d’accessoire.
De plus, la Constitution de 1960 cache en elle une importante pomme de discorde interethnique puisqu’elle est basée sur une structure bicommunautaire, la communauté grecque et la communauté turque, comme en fait foi l’article 1 de cette Constitution : L’État de Chypre est une République indépendante et souveraine, dotée d’un régime présidentiel avec un président grec et un vice-président turc, élus par les communautés grecque et turque respectivement comme il est établi ci-dessous dans la présente Constitution10.
Or, il est reconnu par plusieurs experts que, dans l’exercice du pouvoir au sein des institutions politiques, de la justice ou de l’armée, la communauté turque a bénéficié d’une correction démographique la favorisant au détriment de la communauté grecque majoritaire11.
Dans le prolongement de cette affirmation, dans son article du 8 avril 2008, Chypre : la marche douloureuse vers la réunification, Philippe Perchoc12 soutient que, compte tenu du déséquilibre démographique entre les Chypriotes grecs (80 % de la population) et les Chypriotes turcs (20 % de la population), la Constitution, parrainée par les trois puissances garantes (puissances tutélaires) a donné un poids politique important à la communauté turque (20 % de la population et 30 % des sièges au Parlement et au gouvernement). L’auteur explique cette situation par une certaine flexibilité que les Chypriotes turcs auraient démontrée à l’égard de la puissance coloniale britannique; celle-ci les en aurait de cette façon récompensés. Devant cet état de fait, les Chypriotes grecs se sont montrés très insatisfaits13.
En bref
Force est de constater que la Constitution de Chypre, étroitement liée aux Traités de garantie, d’alliance et d’établissement, avalise un régime tutélaire sur l’État chypriote; lui garantit une pseudo-autonomie et lui offre une souveraineté tronquée. De plus, cette Constitution met en place un dispositif qui institutionnalise le bicommunautarisme et qui autorise un État tiers, en l’occurrence la Grande-Bretagne, à occuper de manière souveraine, par ses deux bases militaires, une superficie représentant environ 3 % du territoire de l’île, soit 256 km2.
Le legs colonial britannique, notamment le système bicommunautaire (biethnique) aurait ainsi servi d’assise aux conflits interethniques (Michael, 2011 citant Costas Constantinou). En somme, du point de vue de Michael, « l’ingérable » Constitution (unworkable Constitution), basée sur le sectarisme et la division, porte en elle le germe de son échec (collapse) qui se matérialisera trois ans plus tard14.
De son côté, Rossetto qui rapporte les propos de Gala Plaza et ceux de Georges Ténékidès, qualifie le statut constitutionnel de Chypre de « bizarrerie constitutionnelle », voire d’un « régime hybride, d’indépendance à la fois et de tutelle qui constitue un non-sens juridique »15.
Dans ce contexte général, comment les Chypriotes grecs et turcs auraient-ils pu développer une conscience citoyenne commune, une identité supérieure aux identités nationales respectives ? C’était impossible !
La première et la deuxième séparation de l’île et les conséquences sur l’unité de Chypre
La première (1963) et la deuxième (1974) séparation de l’île sont des événements qui ont donné naissance à un véritable schisme entre les communautés chypriotes grecque et turque. L’étrange processus de décolonisation, la mise en place d’une république, dès le départ, fragilisée par son caractère constitutionnel bicommunautaire et par le déséquilibre des pouvoirs entre les deux communautés ainsi que des idéologies politiques incompatibles (l’énosis : ou le rattachement à la Grèce pour les Chypriotes grecs et le taksim : la séparation de l’île entre la Turquie et la Grèce pour les Chypriotes turcs), sont autant d’éléments du grand contexte géopolitique de la première séparation de l’île.
Il semble cependant que ce soit l’initiative du président de la république, Mgr Makarios, de soumettre à la population 13 amendements constitutionnels qui aurait servi de bougie d’allumage aux violences de 1963-196416. Ainsi, craignant la perte de pouvoirs constitutionnels pour les Chypriotes turcs, et sans même laisser le temps à ceux-ci de s’exprimer, à titre de puissance tutélaire, « la Turquie rejette immédiatement un tel projet qui revient sur les droits acquis en 1960 »17.
Les Chypriotes turcs se retirent alors du Parlement. C’est la fin de la coexistence pacifique. L’échec de la Constitution. L’effondrement de la République chypriote.
La partition de la capitale Nicosie
En 1963, à la suite de violents affrontements interethniques, la capitale Nicosie est divisée, à l’initiative des Britanniques. On baptisera cette ligne de démarcation qui sépare la capitale entre les deux communautés, la « Ligne verte ». En 1964, c’est dans cette atmosphère de crise intercommunautaire qu’est déployée la Force des Nations Unies chargée du maintien de la paix à Chypre, forte d’un contingent de 7 000 hommes, les Casques bleus18.
Petit pays de 9 251 km2, divisé plus que jamais, Chypre est de plus militarisé et le demeure toujours à ce jour.
En outre, la montée des nationalismes respectifs, alimentés, entre autres idéologies, par l’énosis et le taksim; les conflits larvés entre le président Makarios et le régime putschiste des colonels en Grèce qui mèneront au renversement du président fomenté par la garde nationale chypriote, cette dernière encouragée par la junte militaire d’Athènes ainsi que l’arrivée à la présidence de Chypre de Nikos Sampson, un ennemi juré des Turcs, forment un ensemble de facteurs qui préparent le terrain pour l’invasion de l’île par la Turquie ainsi que pour sa deuxième séparation.
L’invasion de l’île par la Turquie
L’été 1974 aura été funeste pour Chypre. « En effet, le 20 juillet au matin, un contingent de 7 000 hommes et de 40 blindés débarquent à l’ouest de Kyrenia ouvrant le feu »19. Au cours de cette « opération de paix », l’armée d’Ankara occupera 37 % (38 %) de l’île. On assistera alors à un gigantesque déplacement des populations. On a estimé qu’environ 200 000 Chypriotes grecs avaient alors fui le nord de l’île pour s’installer au sud, laissant tout derrière eux, pendant que 22 000 Chypriotes turcs avaient quitté le sud pour le nord laissant également tout derrière eux20.
Dans la foulée de ces migrations forcées, la Turquie envoie un contingent de plusieurs milliers de colons turcs d’Anatolie s’établir dans le nord de l’île pour en garantir le peuplement. La Turquie se lance donc dans une colonisation de peuplement systématique caractérisée par des vagues migratoires depuis 197421. De plus, à la suite de l’invasion turque, la « Ligne verte » qui divisait la capitale Nicosie sépare désormais tout le pays en deux parties d’est en ouest : la partie Nord de l’île et la partie Sud de l’île.
Certains analystes de la question chypriote22 blâment les colonels de la junte militaire grecque pour le renversement du président Makarios et, conséquemment, pour l’instabilité politique créée dans le pays ce qui aurait, pour ainsi dire, poussé la Turquie, en tant que puissance tutélaire garante de la sécurité des Chypriotes turcs, à procéder à une opération militaire, une « opération de paix » : l’opération Attila. C’est ainsi qu’en 1975, riches d’une extension territoriale majeure, les Chypriotes turcs proclament l’État fédéral turc de Chypre, précurseur de la déclaration unilatérale d’indépendance huit ans plus tard23 de la RTNC reconnue à ce jour uniquement par Ankara.
Le destin de Chypre est plus tragique que jamais. Sous le joug d’acteurs extérieurs puissants (Grande-Bretagne, Grèce, Turquie, ONU), séparé en deux parties, rongé par des conflits interethniques permanents, Chypre est un pays dont le « Nous » chypriote est éclaté, la conscience citoyenne commune morcelée.
La « troisième séparation » de l’île : l’adhésion de l’île à l’Union européenne
Le 1er mai 2004, dans un contexte politique trouble, Chypre adhère à l’Union européenne. Effectivement, rappelons que quelques jours plus tôt, le 24 avril 2004, le Plan des Nations Unies pour la réunification de l’île (plan Annan) venait d’être rejeté à 76 % par les Chypriotes grecs, mais accepté à 65 % par les Chypriotes turcs. Comme l’observe justement Perchoc : Chypre intégra l’Union européenne (…) alors que la « question chypriote » subsiste : même si l’Union européenne se disait opposée à accepter une île divisée, la partie nord est de facto exclue24.
Cette nouvelle réalité que constitue l’intégration de l’île dans un environnement géopolitique européen peut être qualifiée d’hors norme ou pour le moins, de situation inconfortable. Une nouvelle réalité qui ajoute un niveau additionnel de complexité à une situation politique déjà hyper-complexe; qui accentuera les divisions basées sur le communautarisme et qui créera au cœur du pays, deux catégories de citoyens ne bénéficiant ni des mêmes droits, ni des mêmes prérogatives, n’étant pas soumis non plus aux mêmes obligations, l’acquis communautaire ne s’appliquant pas stricto sensu dans la partie Nord du pays.
Précisons ici que l’on entend par l’acquis communautaire, un ensemble de lois, de droits et d’obligations auxquels sont soumis les États membres de l’Union européenne. En théorie, la R de C exerce sa souveraineté sur l’ensemble de Chypre, mais en pratique, sa souveraineté réelle ne s’exerce que sur la partie Sud de l’île. En bref, l’adhésion à l’Union européenne cimentera davantage ce que Michael25 appelle « l’exceptionnalité » bicommunautaire et bizonale de Chypre : le hors norme institutionnalisé.
La diversité des statuts territoriaux
Dans une analyse plus fine des enjeux de ce hors norme institutionnalisé, Claude Blumann dans Le statut de la partie Nord de Chypre dans l’Unions européenne26 démontre que, bien que la RTCN soit inexistante du point de vue du droit, paradoxalement, elle existe d’un statut de facto. Cette entité, écrit Blumann, fait ainsi partie de l’Union européenne comme composante de la R de C (…), bien qu’en même temps, Chypre Nord échappe totalement au contrôle du gouvernement chypriote et relève d’un autre gouvernement, certes non reconnu et illégitime.
Dans le même ordre d’idées, signalons aussi que la zone Tampon, un anachronisme persistant, comme la qualifie Agapiou-Joséphidès27, quoiqu’étant sous la souveraineté de la R de C, échappe totalement au contrôle effectif de celle-ci. Dans ce no man’s land européen, ligne de démarcation militarisée entre la partie Nord et la partie Sud de Chypre, seule la Force des Nations Unies chargée du maintien de la paix à Chypre a autorité et elle exerce donc en quelque sorte des attributions étatiques dans cette partie du territoire de la R de C28.
En somme, on observe qu’il existe aujourd’hui à Chypre une grande diversité de statuts territoriaux, entre autres, celui de la partie Nord de Chypre, de la « Ligne verte », de la zone Tampon et des bases militaires britanniques auxquels pourraient s’ajouter d’autres types de statuts juridiques tels que les espaces marins et les compétences au sein du ciel européen.
Un vrai casse-tête géopolitique
Au final, en termes géopolitiques, Chypre est un immense casse-tête ! On pourrait dire qu’il l’est autant sur le plan constitutionnel et politico-juridique que sur le plan de la diversité des statuts territoriaux. En tenant compte de l’enchevêtrement inouï des composantes du grand contexte chypriote, comment est-il permis de penser sérieusement que l’île sera un jour réunifiée ?
Partie 3 : La résolution de la Question Chypriote aura-t-elle lieu ?
En interprétant librement Tombazos29, nous avons antérieurement soumis l’idée que le développement d’une conscience chypriote qui transcende l’identité ethnocommunautaire est un préalable au pouvoir de déterminer la destinée d’un pays.
Or, selon nous, un ensemble de facteurs font en sorte qu’il apparaît quasi impossible aujourd’hui pour les Chypriotes de se penser collectivement en tant que citoyens d’un même pays. Parmi les facteurs poids lourds négatifs, relevons : la Constitution de 1960 écrite par des acteurs extérieurs; la constitutionnalisation de l’ethnocommunautarisme et d’un certain favoritisme ethnoculturel; la présence des puissances tutélaires dans les affaires de l’île; le rôle des nationalismes respectifs et des mouvements politiques tels que l’énosis et le taksim; l’invasion par la Turquie suivie de l’occupation illégale de 37 % du territoire de l’île; l’arrivée massive de colons turcs de l’Anatolie; la séparation de l’île; la mise en place de la RTCN autoproclamée et la souveraineté tronquée de la R de C.
Tous ces facteurs mettent en péril – voire rendent tout bonnement impossibles – le développement d’une conscience citoyenne chypriote commune ainsi que le règlement de la question chypriote.
Du point de vue de Michael30, la séparation de l’île est l’un des plus puissants obstacles à la résolution du conflit chypriote : « This deeply entrenched separation constitutes the main impedement to any rapprochment. The main effect of the physical division of the island has been to hamper communication, interaction and contact (…) ».
Des facteurs d’ordre psychologique et politique en jeu
Toutefois, d’autres facteurs pourraient avoir contribué à faire échouer les négociations. Par exemple, la peur et la méfiance qui se sont installées dans les deux groupes vis-à-vis de l’un et de l’autre tout aussi bien que la perception de chacun de perdre beaucoup et de gagner peu31. En plus de ces raisons d’ordre psychologique, d’autres de nature politique peuvent également justifier le statu quo. Ainsi, sur la question du fédéralisme, tandis que les Chypriotes grecs favorisent la mise en place d’un État unique ou unifié (unitary) fondé sur les droits de la majorité et la transterritorialité, les Chypriotes turcs favorisent surtout des arrangements constitutionnels décentralisés qui trouvent leur assise sur des principes d’autonomie et de self-determination32. En un mot, le partage des pouvoirs demeure à ce jour un enjeu de taille pour les deux parties dans les négociations portant sur la réunification de l’île. Dans la foulée de cette réflexion, Varnava33 se montre plutôt pessimiste quant à la réunification : a future that unfortunately seems very distant.
Des facteurs d’ordre économique à considérer également
Par contre, Watson34 aborde la question sous un angle différent. Il fait valoir l’importance des facteurs économiques dans le processus de négociation ainsi que pour l’évaluation du risque que feront les Chypriotes lorsqu’ils auront à se prononcer sur la réunification de l’île. Le chercheur soutient que le brouillard relatif aux conséquences purement économiques de la réunification aurait influencé les Chypriotes grecs à rejeter majoritairement le plan Annan (2004). Il avance également qu’en plus d’une information fouillée sur les enjeux économiques de la réunification, des projets économiques, éducatifs ou touristiques convergents doivent être présentés aux Chypriotes.
Il s’agit, poursuit Watson, de rendre la réunification attrayante pour les deux parties qui auront l’opportunité de se mettre en mode collaboration. Beaucoup plus optimiste que Varnava quant à la réunification de l’île, Watson, un économiste convainquant, nous fait part de son credo : « Good business and good politics seems a deeply attractive future and one which, while perishable, is still open to Cyprus today »35.
La réunification de l’île aura-t-elle enfin lieu ?
De notre point de vue, malgré la bonne foi et l’enthousiasme des présidents Nicos Anastasiades et Mustafa Akinci, la résolution de la question chypriote n’aura pas lieu ni à court ni à moyen termes. Le problème chypriote, au cœur de « la dialectique permanente du fragment et de l’unification »36, constitue une étude de cas de première importance sur l’échec de la décolonisation britannique. « Le mot décolonisation est employé ici dans son sens large pour désigner une dépossession volontaire de la part des maîtres décolonisateurs, à la suite de négociations ou de transactions ou le résultat d’une guerre politique et militaire, une lutte de libération nationale »37.
Tant que les Chypriotes eux-mêmes n’auront pas réglé leurs différends et tant qu’ils n’auront pas mis fin à l’hégémonie des puissances tutélaires, on pourra affirmer que le processus de décolonisation est toujours en cours à Chypre et qu’il retarde dangereusement la réunification. Tel est le cœur de la Question chypriote !
Le 17 février 2016, j’ai eu un entretien de plus de deux heures avec MM. Alban Nadeau et Roger Charest qui ont fait partie de la Force des Nations Unies chargée du maintien de la paix à Chypre. Monsieur Charest a servi à Chypre en 1964 et en 1973 tandis que M. Nadeau a servi en 1973. Je leur suis reconnaissante d’avoir accepté de partager avec moi leur grande expérience du terrain chypriote. Je leur dédie cette réflexion.
Pierrette Beaudoin
1 Emel AKÇALI, Chypre : Un enjeu géopolitique actuel, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 17.
2 DÉCLARATION COMMUNE DU 11 FÉVRIER 2004, http://cyprus-mail.com/2013/02/11/joint-declaration-final-version.
3 Michele KAMBAS, Cypriot president says peace talks make progress but work needed, http://www.reuters.com/article/us-europe-cyprus-president-idUSKCN0VK224.
4 Mustafa AKINCI, « With my election there is hope », https://www.google.ca/?gws_rd=ssl#q=Al+Jazeera+Akinci+18+juin+2015.
5 Stravos TOMBAZOS, « La pluralité de consciences à Chypre », dans Jean Rossetto et Kalliope Agapiou-Joséphidès, La singularité de Chypre dans l’Union européenne, Paris, Maré et Martin, 2012, p. 364, 368-369.
6 Delphine HASSAN, Chypre, Paris, Presses Universitaires de France, 2015, p. 353.
7 William MALLISON, « Foreign Policy Issues of a Part-Occupied EU State », The Cyprus Review, printemps 2011, vol. 23, no 2, p. 156; Jean ROSSETTO, « Le statut constitutionnel de la République de Chypre », dans Jean Rossetto et Kalliope Agapiou-Joséphidès, La singularité de Chypre dans l’Union européenne, Paris, Maré et Martin, 2012, p. 233-234.
8 Pierre BROCHEUX, « Libye et Chypre : Deux décolonisations, deux styles-Chypre : l’indépendance à l’épreuve des communautés », dans Pierre Brocheux et collab., Les décolonisations au XXe siècle. La fin des empires européens et japonais. Paris, Armand Collin, 2012, chapitre 9, p. 147.
9 William MALLISON, loc. cit., p. 155.
10CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE DE CHYPRE, Wikipédia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Constitution_de_la_R%C3%A9publique_de_Chypre
11 J. ROSSETTO, loc. sit., p. 235.
12 Philippe PERCHOC, « Chypre, la marche douloureuse vers la réunification », Nouvelle Europe [en ligne], mardi 8 avril 2008, http://www.nouvelle-europe/node/30, consulté le 24 novembre 2015, p. 2.
13 Andrekos VARNAVA, « Why the Latest Initiative to Reunify Cyprus will Fail : The Six Pillars of the Cyprus Problem and the Impregnable Roof », The Cyprus Review, printemps 2011, vol. 23, no 1, p. 149.
14 Michalis Stravou MICHAEL, Resolving the Cyprus Conflict. Negociating History, New York, Palgrave MacMillan, 2011, p. 27.
15 J. Rosetto, loc. sit., p. 229.
16 Victoria HISLOP, La ville orpheline, Paris, Les Éditions Escales, 2015, p. 9
17 D. HASSAN, op. cit., p. 358.
18 LA DOCUMENTATION FRANÇAISE, Chronologie, document mis à jour le 6 octobre 2011, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/chypre/donnes-generales.shtml.
19 D. HASSAN, op. cit., p. 369.
20 Ibid., p. 373.
21 Ibid., p. 373; P. PERCHOC, loc. cit., p. 3.
22 E. AKÇALI, op. cit.
23 M. S. MICHAEL, op. cit., p. 42.
24 P. PERCHOC, loc. cit., p. 3.
25 M. S. MICHAEL, op. cit, p. 176.
26 Claude BLUMANN, « Le statut de la partie Nord de Chypre dans l’Union européenne », dans Jean Rossetto et Kalliope Agapiou-Joséphidès, La singularité de Chypre dans l’Union européenne, Paris, Maré et Martin, 2012, p. 23-36.
27 Kalliope AGAPIOU-JOSÉPHIDÈS, « La zone Tampon : un anachronisme persistant », dans Jean Rossetto et Kalliope Agapiou-Joséphidès, La singularité de Chypre dans l’Union européenne, Paris, Maré et Martin, 2012, p. 63.
28 Ibid, p. 93.
29 S. TOMBAZOS, loc. cit., p. 359-369.
30 M. S. MICHAEL, op. cit., p. 204.
31 Ibid., p. 205.
32 Ibid., p. 207, p. 209; Eiki BERG, « Compromising with facts, clashing with norms ? Revisiting territoriality and sovereignty in Cyprus, Moldavia and Bosnia », dans Thomas Diez and Nathalie Tocci, Cyprus : a conflict at the crossroads, Manchester, Manchester University Press, 2013, p. 174.
33 A. VARNAVA, loc. cit., p. 154.
34 Max WATSON, « Growing together ? Prospects for economic convergence and reunification in Cyprus », dans Thomas Diez and Nathalie Tocci, Cyprus : a conflict at the crossroads, Manchester, Manchester University Press, 2013, p. 256-272.
35Ibid., p. 271.
36E. AKÇALI, op.cit., p. 21.
37 Pierre BROCHEUX, loc. cit., chapitre 9, p. 7.