Après les attentats d’Orlando aux États-Unis et les attentats de Nice en France, survenus tous deux à un peu plus d’un mois d’intervalle, force est d’admettre que les sociétés occidentales font les frais d’un terrorisme inédit qui est là pour rester. Il se distingue essentiellement par le cheminement psychologique du tueur, identifié à ce qu’on appelle communément la trajectoire du « loup solitaire ». Ce cheminement a ceci de troublant qu’il semble constituer de prime abord une forme d’autoradicalisation du tueur en question, malgré le fait que ce type de terrorisme soit souvent encouragé par des rencontres réalisées via internet ou l’information qui y est trouvée. Pourtant, il est clair qu’on n’adhère pas du jour au lendemain à un radicalisme meurtrier par une rencontre fortuite sur le World Wide Web.
Clairement, ce qui ressort du cheminement psychologique de ces loups solitaires, c’est qu’ils obéissent à la fois à des injonctions conscientes (pragmatiques) et à des injonctions inconscientes (symboliques). Le cœur des injonctions conscientes du tueur réside dans la volonté d’effectuer un meurtre de masse, c’est-à-dire un acte de terrorisme aux fins d’un projet politique : l’établissement d’un État islamique sur différents territoires contrôlés par l’organisation du même nom. Mais cette injonction consciente a un revers bien connu chez le tueur : le fait que l’acte terroriste qu’il souhaite accomplir constitue aussi pour lui-même un acte de suicide. Dans le cadre de son activité terroriste planifiée, le tueur voit vraisemblablement, et ce, de façon consciente son suicide comme un suicide altruiste, si on se réfère aux catégories élaborées par le sociologue français Émile Durkheim1.
Motifs conscients et suicide altruiste
Si on ne considère que les motifs conscients du tueur, il s’agit d’un suicide altruiste parce que le tueur accomplit son suicide au nom d’une cause, celle de l’État islamique, et au nom d’une communauté, la communauté musulmane, dont il croit malheureusement connaître les intérêts supérieurs. Aux yeux du tueur, son acte est de toute évidence compris en lui-même comme un acte visant le bien commun au nom d’une certaine vision fantasmée de la communauté islamique. En somme, le tueur se suicide en commettant un acte visant les ennemis de sa vision de ladite communauté et de sa vision du bien commun qui s’identifie à celle de l’État islamique. Autrement dit, il se voit comme un soldat qui consent à sa propre mort sur un champ de bataille pour le bien de sa communauté, ce qui est l’exemple-même d’un acte conçu comme étant altruiste.
Une fois qu’on a précisé les motifs conscients et pragmatiques du tueur, on peut aussi déceler dans son action, comme je l’ai dit plus haut, des motifs inconscients dévoilant la nature profondément symbolique du suicide et de l’acte meurtrier commis par ces loups solitaires. En la matière, les attentats d’Orlando et de Nice ont ceci en commun qu’ils ont été commis par des individus détenteurs de la citoyenneté de leur pays respectif, tout en étant d’origine immigrante. Or, si on suit la piste du suicide altruiste sous couvert d’attentats, on se rend compte rapidement que ces loups solitaires n’ont guère le profil des individus commettant un tel acte. Toujours dans la perspective de Durkheim, les individus qui s’adonnent au suicide altruiste se distinguent généralement par une trop forte intégration à un groupe, à ses normes et à son code de discipline.
En fait, ce type de suicide est justement le fait de quelqu’un qui est tellement (trop) intégré à un groupe spécifique de par sa socialisation, qu’il en vient à avoir du mal à se distinguer comme individu du groupe auquel il appartient. Dans les cas de ce terrorisme nouveau genre dont nous discutons ici, cela ne tient pas la route. Ni le tueur de Nice, non plus que son homonyme d’Orlando n’avaient le profil de soldats socialisés dans un islamisme extrême et ultra-pratiquant préparant ses membres à la mort via un suicide altruiste débouchant sur un attentat visant l’Occident. Au contraire.
Motifs inconscients et suicide anomique
Si la thèse du suicide altruiste ne tient tout simplement pas la route, celle du suicide anomique, en revanche, semble beaucoup plus probante. Toujours dans la perspective de Durkheim, le suicide anomique s’inscrit dans les développements propres aux sociétés modernes, où la vie des individus est de moins en moins réglée par la tradition et par les coutumes. La postmodernité, caractérisée par l’éclatement des modes de vie et la pluralité des valeurs, vient radicaliser le déficit d’ancrage de l’individu dans le lien social. Cela fait en sorte que l’individu, probablement trop tôt dans sa vie, devra tenter de se forger une personnalité relativement stable dans un environnement social instable, où il devra sélectionner les valeurs et le mode de vie qui lui tiennent à cœur. Le fait que l’injonction d’être lui-même appartient de plus en plus à l’individu-même rend aussi possible l’errance identitaire, les changements brusques de trajectoires, les crises de la quarantaine, etc.
Puisque nous sommes soi-disant de plus en plus le produit de nous-mêmes, il s’en suit logiquement une désacralisation des valeurs et du lien social qui nous lient aux autres. Les relations « post-it » prennent de l’ampleur et nous acquérons de plus en plus une mentalité de clientèle vis-à-vis des institutions, des autres personnes et de la culture. En d’autres termes, plus notre environnement social est liquide, soit appelé à se recomposer constamment avec des objets et des liens sociaux impermanents, plus nous sommes nous-mêmes des individus liquides et impermanents.
À l’ère de la postmodernité, le passage à la vie adulte s’avère une grande épreuve. Rapidement, l’individu rencontre plusieurs difficultés relatives à l’injonction d’être lui-même dans un monde qui ne lui lègue bien souvent que très peu de repères. Cette dictature de l’authenticité débouche fréquemment sur la fatigue d’être soi2, ce mal contemporain qu’est la dépression. Perte de repères, perte de sens par rapport à notre vie, la perception à tort ou à raison d’un avenir bloqué, la persistance d’un malaise existentiel vague et sans issue, tels sont des aspects de la fatigue d’être soi, de cette dépression pouvant mener au suicide anomique.
À en croire les informations colportées par les médias, et ce, contrairement à la majorité des terroristes islamiques aux trajectoires plus classiques, il y a fort à parier que les tueurs de Nice et d’Orlando avaient eux-mêmes ce genre de trajectoire anomique. L’un comme l’autre n’étaient pas des musulmans pratiquants, buvaient de l’alcool, battaient leurs épouses, souffraient de dépression et d’instabilité psychique3. L’un était amateur d’égoportraits, vraisemblablement lui-même homosexuel4, l’autre était un « grand séducteur », « enchainant à la fois les conquêtes féminines et masculines »5. On voit aisément comment la trajectoire des deux meurtriers était anomique : il suffit seulement d’entrevoir la distance entre les prescriptions de la religion islamique et les comportements de ces deux loups solitaires. L’anomie, en effet, a cette tendance à être reliée à des comportements contradictoires dévoilant bien souvent des individus fragmentés et souffrant de leurs multiples facettes.
Le nihilisme occidental et le terrorisme systémique
Au final, le terrorisme islamique de ces deux loups solitaires paraît d’abord avoir eu un motif conscient et pragmatique : celui d’effectuer un suicide altruiste via un attentat-suicide, de commettre un meurtre de masse aux fins politiques de l’État islamique. Or, je crois que ce motif conscient et pragmatique masque bien mal la face cachée d’une motivation réelle à la fois inconsciente et symbolique : celle d’un suicide anomique symbolisant vraisemblablement le meurtre d’une identité6, l’identité du tueur lui-même. Bien sûr, ce meurtre de soi par soi ne vise probablement par l’entièreté de l’identité du loup solitaire, mais bien ce qu’il conçoit comme étant sa part défaillante, sa part d’ombre qui rend le reste de son identité consciente incohérente, en quelque sorte. Dans le cas précis qui nous occupe, je crois que cette part identitaire perçue comme étant défaillante est assimilée à la part occidentale de l’identité de ces deux loups solitaires. En d’autres termes, le meurtre de masse symbolise moins ici une attaque politique contre l’Occident qu’une attaque dirigée contre le nihilisme occidental et sa part dans l’identité dysfonctionnelle des tueurs.
Sans s’éterniser sur le nihilisme occidental en question, je dirais simplement qu’il est le revers, l’autre côté de la médaille de nos sociétés occidentales valorisant le pluralisme culturel, bien souvent jusqu’au relativisme moral. Au moins depuis la révolution culturelle des années 1960, il y a chez nous à l’œuvre une lente déconstruction des institutions et des normes qu’elles souhaitent perpétuer. D’une manière ou d’une autre, ces individus se sentent écartelés entre ce nihilisme et la permissivité dans laquelle ils évoluent au sein de la société occidentale, et les valeurs plus rigoureuses de leur société d’origine. C’est ce malaise qui serait en quelque sorte responsable de leur passage à l’acte suicidaire.
Si l’attentat terroriste est ainsi conçu comme une matérialisation du nihilisme occidental, on peut très certainement dire qu’il s’agit d’un nihilisme actif, axé sur la destruction. Cela ne signifie pas non plus que ce phénomène s’arrête ici. Comme je l’ai dit plus haut, le climat ambiant de permissivité, de relativisme moral qui se déploie au moins depuis la révolution culturelle des années 1960, vient promouvoir implicitement un nihilisme passif. Ce dernier est sans contredit un nihilisme d’autodestruction, de déclin associé à la fatigue civilisationnelle d’un Occident qui ne sait plus où réside la vérité : sa vérité.
Sous un autre angle, on peut dire en fait que sa « vérité » résiduelle réside dans l’absence de vérité. En y réfléchissant bien, on retrouve ce genre de glissement de la pensée dans l’idéologie dominante de type libérale-pluraliste. En effet, l’absence de vérité est déterminante dans ce type de pensée où on refuse de consentir à hiérarchiser des valeurs ou des principes, argumentant qu’elles se valent toutes. Au final, qu’on dise de ces vérités qu’elles se valent toutes ou qu’elles sont toutes fausses, on aboutit au même cul-de-sac idéologique.
Or, tant que les sociétés occidentales n’aborderont pas de front la question de ce nihilisme passif qui est le nôtre, la dynamique du terrorisme de type « loup solitaire » risque de se perpétuer. Il fait ressortir les injonctions profondément contradictoires de la société, de l’État et de ses institutions qui promeuvent une vision irréaliste de l’intégration et, plus largement encore, de l’accession de la jeunesse à l’autonomie et à la vie adulte.
Qu’on le veuille ou non, ce type de terrorisme est un phénomène profondément social qui ne se résoudra pas en faisant appel à des thérapeutes ou à des travailleurs sociaux. C’est pourquoi il est grand temps d’aborder le phénomène avec une vision d’ensemble clarifiant à la fois les attentes de la société en matière d’intégration, tout en visant davantage de cohérence en la matière.
Mathieu Pelletier
Sociologue et écrivain
1 Durkheim, Émile. 1897. Le suicide, disponible en ligne sur le site web Les classiques des sciences sociales : http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.due.sui2 (page consultée le 26 juillet 2016)
2 Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.
3 Pilorget-Rezzouk, Chloé et Salomé Legrand. 2016. « Attentats de Nice : qui était le tueur? ». Europe 1. En ligne : http://www.europe1.fr/faits-divers/qui-etait-le-tueur-de-nice-2800882 (page consultée le 25 juillet 2016) et « Qui est Omar Mateen, l’auteur de l’attentat d’Orlando? ». Le Monde. En ligne : http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2016/06/12/fusillade-d-orlando-ce-que-l-on-sait-du-tireur-presume_4948782_3222.html
4 « Tuerie d’Orlando : Omar Mateen, “100% gay”, aurait voulu se venger ». Europe 1. En ligne : http://www.europe1.fr/international/tuerie-dorlando-omar-mateen-100-gay-aurait-voulu-se-venger-2780542
5 Pilorget-Rezzouk, Chloé et Salomé Legrand, op. cit.
6 L’expression du « suicide comme meurtre d’une identité » est utilisée par le sociologue québécois Daniel Dagenais dans le contexte du suicide des jeunes au Québec. À cet effet, on consultera son article intitulé « Le suicide comme meurtre d’une identité », initialement publié dans la revue Recherches sociographiques en 2007 et disponible intégralement à l’adresse suivante : http://www.erudit.org/revue/rs/2007/v48/n3/018007ar.pdf .
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