Dans son édition des 24 et 25 septembre dernier, Le Devoir consacrait un mini-dossier à la question du numérique à l’école. La tendance s’alourdit un peu partout (dans les pays riches, bien sûr) et la France s’apprête par exemple à investir un milliard d’euros d’ici 2018 pour équiper ses collèges et lycées, et pour former ses enseignants (en trois jours, précise le site officiel du Plan numérique pour l’éducation). Mais, pour commencer, l’introduction en classe d’outils connectés – en particulier de tablettes – contribue-t-elle oui ou non à la réussite scolaire ? Eh bien on n’en sait pour l’heure fichtre rien, notamment, au Québec, parce que la vaste majorité des élèves à tablettes fréquentent des collèges privés, où les résultats scolaires sont de toute manière très élevés : « Déjà doués, ces élèves vont continuer à réussir, tablette ou pas », explique Thierry Karsenti, Monsieur TIC en éducation. Pour les autres, le seul bienfait attesté concerne la motivation (qui augmenterait) et l’absentéisme (qui diminuerait). Autrement dit, la révélation d’une dimension nouvelle (pédagogique) de ce qui est déjà leur joujou de prédilection suffirait à les faire venir en classe et à susciter leur intérêt pour les matières enseignées. Est-il toutefois bien raisonnable de capitaliser (à coups de milliards) sur quelque chose d’aussi vaporeux que l’effet de nouveauté ? Même en supposant que ce bénéfice soit pérenne – la tablette s’accordant mieux aux mœurs des élèves –, il est à mettre en regard des inconvénients : l’utilisation permanente de la tablette, aussi bien pour le travail scolaire que pour le divertissement et la « socialisation » ; l’explosion corollaire du temps d’écran, avec les problèmes de santé physique et mentale afférents (sédentarisation, obésité, myopie, troubles du sommeil) ; enfin, l’indifférenciation des activités, qui problématise le suivi des parents, lesquels non seulement ne voient plus le cheminement de leurs enfants, mais peinent à « départager le temps passé à faire les devoirs de celui passé sur YouTube ou Facebook, quand l’enfant est devant le même écran ».
En deçà de ces questions rabâchées, l’introduction du numérique à l’école n’est pas exempte de contradictions. D’abord dans le discours de ses promoteurs, qui vantent l’individualisation de l’enseignement au service du renforcement de l’autonomie de l’élève, mais seulement pour l’inféoder tout de suite au sacro-saint travail « collaboratif », avec une tonalité coercitive : ainsi une des enseignantes rencontrées par la journaliste du Devoir se réjouit-elle que « ça oblige les élèves à vraiment s’impliquer en classe. […] Ça force le travail collaboratif. » Ensuite, n’y a-t-il pas une contradiction plus profonde encore dans le fait de recourir à l’instrument par excellence de la distraction (celui qui met tout à un doigt) pour accroître l’attention et la concentration des élèves ? Car, bien sûr, « les tablettes et d’autres outils permettent trop facilement aux élèves de faire quelque chose d’autre que d’écouter l’enseignant », dit Thierry Karsenti en rappelant une évidence.
La façon dont cette contradiction est surmontée invite à réinscrire le phénomène au sein de la tendance de fond dont il n’est qu’un moment. Ce qui frappe en effet dans le reportage du Devoir, c’est – sans surprise, cependant – la surveillance resserrée que permettent les tablettes et la jouissance qu’elle procure. L’enseignante suit en temps réel sur son propre écran le travail de chacun et « sai[t] tout de suite qu’un élève n’a pas fait sa lecture. […] Avant, les jeunes assistaient au cours sans avoir lu leurs romans. Maintenant, ceux qui font ça sont vite repérés », se félicite-t-elle. Aucune dissimulation n’est tolérée, pas le moindre quant-à-soi : « Bon, il y a encore un groupe qui ne m’a pas invitée dans son cercle, je ne vous vois pas travailler là ! » Et, pour le cas où un impudent ouvrirait sur sa tablette une fenêtre prohibée, elle ajoute, enthousiaste : « Je peux même forcer l’écran d’un élève et y afficher ce que j’ai à mon propre écran ! »
Il est évidemment souhaitable que les élèves fassent leurs lectures et suivent la leçon, et il est parfois indispensable d’avoir recours au contrôle et à la contrainte. Mais qui ne perçoit qu’avec cette jubilation sans retenue excitée par la télésurveillance en temps réel un degré est franchi dans le viol de l’intimité ? Au gré d’une analyse ontologique de la gamme de produits d’Apple (« La pomme théologique », Argument vol. 15, No 2), j’ai naguère décrit le iPad comme une sorte de double digital proportionné au crâne humain, comme un miroir dans lequel se reflète non le visage mais la vie intérieure de l’utilisateur (par le biais de ses allées et venues sur Internet, de ses conversations, de ses photos, de sa musique, etc.). C’est à cette intimité objectivée, ainsi que je l’ai appelée, que l’enseignante a maintenant accès et qu’elle peut même forcer pour lui imposer un contenu. Jusqu’alors, un élève pouvait rêvasser – et éventuellement se faire rappeler à l’ordre – sans que la teneur de son vagabondage ne s’affiche sur l’écran de l’enseignant. Désormais, la tablette encourage une filature seconde par seconde des actions de l’élève qui ne se limite plus à ses faits et gestes physiques, mais commence à empiéter sur le secret de ses processus mentaux et de son intériorité. Un degré de liberté s’estompe ainsi avec la possibilité de cacher ou nier son inattention, puisqu’elle crève l’écran. N’oublions jamais que les fenêtres (windows) nous donnent à voir. Grâce à ce miroir de l’âme, mais sans tain, qu’est la tablette, le prof commence à voir à quoi pense l’élève.
L’entrée des tablettes à l’école apparaît alors pour ce qu’elle est : une étape dans la recherche forcée de transparence absolue des consciences, une préparation des esprits au grand œuvre de la neuroéducation, dont elle n’est qu’un ersatz. Comme je l’ai montré dans un précédent article, le projet de la neuroéducation est en effet de visualiser l’activité cérébrale pour en vérifier la conformité à des modèles et éventuellement inviter à la corriger en vue d’un apprentissage optimal et dépourvu de faux-fuyant. Si la tendance se maintient, les tablettes devraient donc à terme être remplacées par l’écran total des IRM portatifs dont rêvent les chercheurs de cette discipline scientifique. « Car nous voyons, à présent, dans un miroir, en énigme, disait saint Paul, mais alors ce sera face à face. » Avec la machine qui voit en nous, d’un regard pénétrant.
Alors que le numérique approche de l’école à grands pas et en fanfare, les critiques (tels Normand Baillargeon) qui se bornent d’ordinaire à reprocher l’absence de « données probantes » à l’appui des réformes pédagogiques menées tête baissée par le ministère de l’Éducation feraient bien de ne pas perdre de vue cette perspective, afin que le mirage de la réussite ne fasse pas écran au jugement.
CHRISTIAN MONNIN
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Crédit photo: Jim Cianca wikicommons