Les médias parlent beaucoup du multiculturalisme sans trop savoir de quoi il s’agit1. Si plusieurs le considèrent comme une idéologie, d’autres l’associent plutôt à la réalité de la diversité culturelle, ou bien à un ensemble de politiques publiques dans des pays d’origine anglo-saxonne comme le Royaume-Uni et le Canada. Mais le multiculturalisme fait aussi appel à des imaginaires, à des grands ensembles idéels producteurs de représentations. À tel point qu’il est devenu une véritable esthétique qu’on doit analyser en dehors de la science politique et de la sociologie classique.
Nous avons identifié trois imaginaires potentiels auxquels peut se rattacher le multiculturalisme en tant que vecteur de représentations. Même si ces trois imaginaires sont tous reliés, nous allons faire le survol de chacun d’entre eux dans l’ordre suivant.
Premièrement, nous verrons que le multiculturalisme va de pair avec un retour de l’orientalisme. Cette attirance pour l’Inconnu se traduit notamment par une soif de réenchantement du monde, voire par une quête spirituelle étrangère à l’héritage occidental. Le multiculturalisme fusionne avec l’orientalisme en magnifiant les différences culturelles et en mythifiant les civilisations dont elles sont issues2. Bien au-delà des débats houleux sur l’immigration, il s’agit donc de percevoir la xénophilie qui anime le quotidien de bon nombre d’Occidentaux.
Deuxièmement, le multiculturalisme emprunte au romantisme sa valorisation de l’authenticité et son rejet du rationalisme. Dans l’imaginaire populaire, la préservation des cultures étrangères passe par une certaine prédominance du naturel sur l’artificiel : l’assimilation au pays d’accueil est souvent perçue comme le produit d’un déracinement culturel hostile au groupe auquel appartient l’individu.
Troisièmement, le multiculturalisme rappelle le polythéisme en réhabilitant un « vivre-séparé » caractéristique des sociétés traditionnelles. Au niveau macrosociologique, cette réhabilitation de l’enracinement communautaire correspond à un affaiblissement des modèles d’intégration universalistes (républicains) issus de la tradition judéo-chrétienne : le morcèlement des sociétés occidentales se déroule graduellement suivant une dynamique tribale qui a été analysée par le sociologue Michel Maffesoli dès 19883.
Un retour de l’orientalisme
Il ne faut pas confondre ici l’orientalisme tel que nous le concevons avec le concept du même nom développé en 1978 par Edward W. Saïd. Dans un livre célère, l’universitaire américain affirmait grosso modo que l’orientalisme était une représentation de l’Orient fabriquée dès le XIXe siècle par les Occidentaux pour maintenir leur supériorité dans le monde arabe4. Dans une perspective marxisante, Saïd réduisait tout un pan de l’histoire européenne à un strict rapport de domination économique, politique et idéologique. Nous pensons que la question est aujourd’hui devenue largement plus complexe.
Selon nous, l’orientalisme actuel ne se définit aucunement par ce rapport hiérarchique entre l’Orient et l’Occident, mais plutôt par une soif de réenchantement du monde dénuée de velléités colonialistes. À travers l’exaltation sans précédent de la diversité culturelle, c’est la séduction qu’exerce encore l’Orient sur l’Occident qui est à rechercher. Un Orient aux frontières mal définies présenté comme un modèle de sagesse ancestrale et de tolérance envers les minorités, voire comme un modèle de renouvèlement sociétal. Une représentation de l’Autre chargée d’histoire, mais aussi d’un vaste fantasme collectif.
Malgré la caricature, l’Orient des Mille et Une Nuits demeure une puissante source de l’imaginaire occidental. Comme d’autres avant lui, Michel Foucault en reconnaitra la réalité, en évoquant cet « Orient qu’on s’imagine comme origine, comme point vertigineux où naissent la nostalgie et la promesse du retour […], l’Orient qui est offert à la raison colonisatrice de l’Occident5 […] ». Quant à elle, l’essayiste Martine Gozlan parlera d’une « traversée de l’imaginaire européen » longue de deux siècles pour caractériser l’actuel engouement pour l’Orient6.
L’une des principales raisons pour lesquelles l’orientalisme refait son apparition réside dans « l’assèchement » des sociétés occidentales marquées par un rationalisme déshumanisant. Face à la perte de repères engendrée par le désenchantement du monde – c’est-à-dire la sortie de la religion, la disparition des valeurs traditionnelles, l’individualisme et le progrès technologique –, plusieurs en appellent à une sorte de « revitalisation spirituelle » de l’Occident afin de l’extirper de cette ère tragique.
D’ailleurs, en ce qui concerne plus précisément la société française, c’est bien cette sorte de léthargie globale que Michel Houellebecq a dépeint avec une grande précision dans son dernier roman, Soumission7. Si l’auteur a écrit sur l’islam et son désir de conquête, il a surtout écrit sur une société française désenchantée à la recherche d’une solution à sa dépression. Et il se trouve que cette solution vient d’Orient dans ce scénario.
En gros, l’orientalisme nourrit le multiculturalisme comme représentation idéologique, dans la mesure où la civilisation occidentale ne se contente plus d’entretenir une fascination pour l’Autre : elle en importe directement des segments sur son territoire par le biais de l’immigration. De cette manière, l’Orient n’est plus seulement un Éden inaccessible au progrès désenchanteur, il intègre son éternel rival.
Un retour du romantisme
Si le multiculturalisme rime avec une certaine vision fantasmée de l’Orient qui trouve historiquement son ancrage au XIXe siècle, il invite également les peuples à réintégrer leurs communautés respectives de manière à réorganiser la vie quotidienne autour de traditions que certains auraient cru dépassées. Sur ce plan, le multiculturalisme représente l’aboutissement d’un processus de « réensauvagement » : la citoyenneté fondée sur des grands principes universels (le contrat social, la République, etc.) est remplacée par la prédominance des modes de vie communautaires. Autrement dit, les particularismes culturels, religieux et même ethniques prennent le dessus sur l’appartenance à la nation ou à la communauté politique.
Inutile, donc, de préciser que ce romantisme ambiant s’accompagne d’une idéologie différentialiste de type prérévolutionnaire8. Nous pourrions rapidement définir le différentialisme comme une posture intellectuelle qui rejette le métissage intercommunautaire et valorise les différences culturelles et religieuses9. Effectivement, que ce soit à l’échelle locale ou internationale, le différentialisme prône une certaine séparation entre les peuples. Considérées comme autant d’expressions du patrimoine naturel de l’humanité, les cultures font l’objet d’une forme de « traitement écologique » : dès lors, on souhaite les protéger de l’assimilation à la société d’accueil, et ce, quitte à créer des « réserves » où les communautés pourraient rester dans l’intimité.
Cette jonction idéologique entre romantisme et multiculturalisme réhabilite ainsi la notion d’authenticité. Valorisation de ce qui est authentique, car l’identité tend dorénavant à primer sur la citoyenneté et la nature sur la culture. Valorisation de la tradition qui préserve et non de la modernité qui supprime, car il faudrait maintenant que tous les peuples du monde renouent avec leur origines – avec un âge d’or froidement aboli par le désenchantement du monde.
C’est d’ailleurs pourquoi le romantisme a rapidement permis la résurgence du mythe comme récit fondateur à notre époque. Un peu partout dans le monde et pas seulement en Occident, on observe que le désir de retrouver une identité mythique est revenu au cœur de l’imaginaire communautaire : qu’il s’agisse pour les Autochtones du Canada de reprendre contact avec la culture et la religion de leurs ancêtres10, ou même, pour les islamistes de refonder un califat qui serait en tous points conforme à la volonté originelle du prophète Mahomet exprimée au VIIe siècle de notre ère.
Au lieu de desserrer les mailles des communautés immigrantes pour y faire pénétrer la modernité occidentale, le multiculturalisme en resserre les coutures et en bloque les moindres accès. Ceci étant, nous ne pourrions non plus omettre le fait que cette esthétique romantique entretient également une certaine affinité philosophique avec des projets politiques d’extrême-droite consacrés à la préservation d’un « ordre naturel ». En effet, comment ne pas voir dans cette nostalgie des origines – pour reprendre les mots de Mircea Eliade11 – une quête de réaffirmation identitaire exprimant le rejet de l’universalisme comme projet d’intégration et d’émancipation ? Pour tout dire, nous assistons à une « naturalisation de la culture »12.
En Europe tout particulièrement, l’extrême droite baigne dans un romantisme analogue au multiculturalisme en faisant la promotion de l’enracinement et en refusant, tout comme lui, le métissage interculturel. Dans les partis d’extrême droite comme au sein des associations antiracistes gagnées à l’idéal communautaire, on plaide unanimement (mais avec, bien entendu, des objectifs différents) pour la préservation d’identités mythifiées, éloignées autant que possible de la réalité. Seulement, les acteurs ne s’entendent pas sur la civilisation à préserver : l’Orient ou l’Occident ? La France de Jeanne d’Arc ou l’Orient de Shéhérazade ?
Un retour du polythéisme
Tous ces éléments nous permettent d’identifier un troisième imaginaire à l’origine du multiculturalisme : le polythéisme. Non pas le polythéisme comme croyance en une multitude de divinités, mais bien comme mode d’organisation sociale hérité des sociétés traditionnelles. Un « polythéisme des valeurs »13 qui brise l’unité des grandes villes et attribue en leur sein à chaque petit groupe un territoire à protéger.
Plus encore, le polythéisme rétablit le principe d’endogamie – c’est-à-dire l’ensemble des pratiques culturelles et religieuses destinées à préserver l’intégrité, voire la pureté de chaque « tribu ». Peu étonnant donc, que Michel Maffesoli ait parlé quasi prophétiquement de « polyculturalisme » dans Le Temps des tribus pour définir cette atmosphère sociétale14. Aujourd’hui, plusieurs auteurs parlent simplement de « communautarisme » pour décrier la disparition des sociétés de masse homogènes.
En gros, la ville devient le théâtre de toutes les oppositions imaginables. Alors que la modernité avait conçu des individus libres et égaux en droit, capables de s’émanciper de leurs communautés d’appartenance, le multiculturalisme revient en arrière pour réintroduire le sujet dans un univers culturel et même ethnique auquel il serait éternellement lié – ce qui correspond grosso modo à de l’essentialisme. Dès lors, comment s’étonner que de nombreux essayistes s’insurgent contre ce polythéisme ambiant menant à l’établissement d’une forme d’apartheid ? S’il était encore parmi nous, le philosophe Karl Popper ne parlerait-il pas d’une lutte entre sociétés closes et sociétés ouvertes ?15
La disparition de cette unité fait en effet place à une mosaïque de valeurs diamétralement opposées qui s’entrechoquent et s’harmonisent à la fois dans une sorte de « chaos organisé ». Dans cette perspective, le multiculturalisme incarne le réveil des identités plurielles face au legs uniformisant des Lumières.
Conclusion
Le multiculturalisme se situe donc à l’intersection de trois imaginaires complémentaires : l’orientalisme, le romantisme et le polythéisme. Chacun à leur manière, ces imaginaires définissent les facettes d’un multiculturalisme qui ne saurait être réduit à une simple idéologie ou à un ensemble de politiques publiques.
Au contraire, nous avons montré que le multiculturalisme représentait beaucoup plus : non seulement est-il devenu une esthétique transcendant largement le champ politique, mais il est également le moteur d’une transformation profonde des sociétés occidentales. C’est pourquoi nous devons continuer de mener une réflexion sérieuse sur ce phénomène, en évitant les pièges du politiquement correct et de la bien-pensance académique.
Jérôme Blanchet-Gravel
1 Cet article est une adaptation d’une communication présentée en Sorbonne le 30 juin 2016 à l’occasion des Journées internationales du Centre d’Étude sur l’Actuel et le Quotidien (CEAQ).
2 À ce sujet, voir Jérôme Blanchet-Gravel, « Les nouveaux visages de l’orientalisme » dans Le Retour du bon sauvage. La matrice religieuse de l’écologisme, Montréal, Boréal, 2015, p. 201-222.
3 Michel Maffesoli, Le temps des tribus. La fin de l’individualisme dans les sociétés de masse, Paris, Méridiens Klinksieck, 1988.
4 Edward W. Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Éditions du Seuil, 1980.
5 Michel Foucault, préface à l’Histoire de la folie, Plon, 1961, p. IV.
6 Martine Gozlan, Le désir d’Islam, Paris, Grasset, 2005, p. 43.
7 Michel Houellebecq, Soumission, Paris, Flammarion, 2015.
8 De type prérévolutionnaire, car la Révolution française a tenté d’abolir les particularismes en proposant un modèle de République universaliste.
9 Voir Jérôme Blanchet-Gravel, « Le différentialisme et l’islam imaginaire », dans Claude Simard, L’islam dévoilé, Montréal, Éditions Dialogue Nord-Sud, 2015, p. 205-206.
10 Voir Jérôme Blanchet-Gravel, « Les identités à fleur de peau », Le Huffington Post Québec, 28 avril 2016.
11 Selon l’ouvrage célèbre de l’historien des religions, La nostalgie des origines, Paris, Gallimard, 1971.
12 Maffesoli utilise cette expression dans Le temps des tribus, p. 87.
13 Selon la célèbre formule de Max Weber.
14 Michel Maffesoli, Le temps des tribus, p. 129-149.
15 Voir Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis (tomes 1 et 2), Paris, Seuil, 1979 (1962).