Les bienfaits de l’indépendance américaine font consensus aux États-Unis. Cet événement majeur, le plus important qui soit dans l’histoire d’un peuple, n’est remis en question par personne dans ce pays. De la même façon, les Français célèbrent encore leur Révolution et n’accepteraient assurément pas de revenir à la période précédant celle-ci, ni à vivre sous une monarchie absolue de droit divin. Ces événements marquants dans l’histoire d’un peuple forment au sein de celui-ci un consensus très fort. Ils sculptent en quelque sorte l’expérience nationale des nations. Ils forment un récit national où le social se concilie avec le politique. Bien sûr, il demeurera toujours une minorité en désaccord avec cet état des choses (par exemple, des monarchistes en France), mais il n’en demeure pas moins que ces événements ont modelé et continuent de modeler l’identité des peuples d’aujourd’hui. D’ailleurs, plusieurs de ces événements fondateurs sont soulignés par des fêtes nationales et autres anniversaires. Ils sont également au cœur du « récit national » tel qu’il est fréquemment enseigné dans les écoles.
Cela étant dit, l’enseignement de l’histoire a un statut particulier, car on n’enseigne pas l’histoire comme on enseigne les mathématiques. Au Québec notamment, cette problématique de l’enseignement de l’histoire fait d’ailleurs débat depuis quelques années, entre autres à la suite de l’annonce d’une réforme de l’enseignement de l’histoire commandée par le gouvernement Marois. Ce débat a ressurgi avec force au mois de mai 2016 alors que le ministre de l’Éducation Sébastien Proulx a fait tomber le couperet sur cette réforme et proposé en retour quelques changements pour que l’histoire du Québec telle qu’elle est enseignée reflète mieux l’existence des minorités culturelles et linguistiques de la province. Ces changements ont provoqué une levée de boucliers chez plusieurs et en particulier chez les nationalistes québécois. Ces nationalistes souhaitent en effet revenir, au nom du récit national, à la réforme commandée par Pierre Duchesne et Marie Malavoy.
Spécifions d’emblée que plusieurs récits historiques sont possibles. Un récit centré sur les classes sociales par exemple. Or, on remarquera que le récit national est régulièrement utilisé par les historiens, et ce même dans les études qui ne visent pas directement les identités nationales. Ces études ont souvent la forme de L’histoire de X dans un pays Y. Ajoutons au passage que si c’est le cas, c’est peut-être entre autres parce que le récit national permet de clarifier la chronologie de l’histoire, ce qui était selon Beauchemin et Fahmy-Eid une lacune avec l’ancienne approche. En effet, le récit national possède une relative permanence ce qui permet à l’élève de mieux situer les événements dans le temps. Les antiréformistes s’opposent cependant à cette forme de logique narrative au nom de l’objectivité et aussi du risque d’ethnocentrisme qu’il comporterait. A priori, les deux groupes ont donc de bonnes raisons de défendre leur position. Nous verrons toutefois que l’objectivité dont se réclament les uns n’est pas aussi évidente qu’il y paraît et que l’ethnocentrisme qu’ils reprochent aux autres peut facilement être évacué de l’équation.
L’un des arguments que l’on oppose à cette réforme de l’enseignement de l’histoire centré sur le récit national est qu’elle serait tendancieuse (favorisant l’idée de souveraineté) et trop ethnocentriste. Nous devrions par conséquent refuser cette réforme au nom de l’objectivité et de l’inclusion de tous. Un tel procès d’intention n’est pas sans fondement et l’on ne doit pas fermer les yeux devant ce risque d’une instrumentalisation politique des cours d’histoire. Cette réforme a été proposée par le gouvernement Marois, il est donc fort probable qu’elle tende à promouvoir la souveraineté. Ajoutons à cela l’identité des responsables du rapport sur les consultations à propos de l’enseignement de l’histoire au Québec et tout indique que cette réforme ait été proposée pour former de jeunes souverainistes. Jacques Beauchemin, sociologue d’envergure, est toutefois bien connu pour ses prises de position en faveur de la souveraineté. Par contre, de son côté, la seconde auteure du rapport, Nadia Fahmy-Eid, ne semble pas défendre ouvertement une position politique sur ce sujet de la souveraineté. J’ajouterais sur ce point qu’il est compréhensible que la population s’inquiète du risque d’endoctrinement de ses enfants par l’État. Bien que le diagnostic devrait certainement être plus nuancé par rapport à un tel risque, je suis prêt à concéder aux opposants à la réforme de l’enseignement de l’histoire qu’il y a effectivement là un danger réel. Je partage donc cette inquiétude au sujet d’un éventuel endoctrinement et c’est pour cette raison que je crois qu’une mise au point sur cette question est nécessaire. Ma question aux antiréformistes est donc la suivante : comment peut-on présenter l’histoire de manière objective ? Concrètement, comment doit se réaliser cet enseignement d’une histoire objective ? Serait-ce une histoire qui s’en tient exclusivement aux faits ? Serait-ce une histoire qui présente tous les événements sur un même pied d’égalité et où le biais supposément introduit par le récit national serait inexistant ? En réalité, mis à part les dates auxquelles ils se sont produits, les faits historiques sont généralement sujets à interprétation. L’enseignement de l’histoire devrait-il donc se réduire exclusivement aux dates pour s’accorder avec ladite objectivité ? Bien sûr que non, me répondraient certainement les antiréformistes. On peut très bien, allègueront-ils, s’en tenir aux faits lorsqu’il est question d’enseigner l’histoire. On peut parler par exemple des constitutions, des guerres et d’autres grands événements en n’exposant que leur dimension factuelle. Par exemple, c’est un fait que la constitution de 1982 n’a (toujours) pas été signée par le Québec. On peut aussi présenter les différents acteurs politiques qui étaient pour ou contre tel projet de loi ou décrire telle guerre en conservant une distance avec l’objet. Bien sûr qu’on peut présenter l’histoire ainsi ! Mais présenter l’histoire de manière aussi froide désincarne l’histoire en question, la déshumanise et elle lui enlève en partie son sens, qui ne va pas sans une certaine empathie (ou antipathie) pour les acteurs pris dans le drame historique. De plus, notre histoire n’est pas l’histoire de n’importe quel pays. Nous en sommes encore partie prenante. De ce passé, résulte le présent dans lequel nous vivons. Cette manière qui se veut objective de présenter l’histoire ne revient-elle pas à refuser en quelque sorte aux Québécois leur propre histoire ? Présentée à la manière d’un récit qui ne nous concernerait pas, cette dernière devient non seulement banale, mais en outre cette façon de la présenter montre l’histoire comme étant le cours normal des choses, alors que l’histoire n’est pas normale et qu’elle est remplie de moment où il est nécessaire pour les acteurs humains qui la font de s’insurger. Présenter l’histoire de cette façon, c’est-à-dire comme le déploiement passif de « grandes tendances » face auxquelles les êtres humains ont bien peu de pouvoir, n’est assurément pas destiné à former des souverainistes. Or, si je ne m’abuse, le fait d’être ainsi expressément destiné à ne pas former de souverainistes ne relève pas plus de l’objectivité que l’attitude opposée. En effet, cette manière prétendument objective de présenter l’histoire vise en réalité à former des libéraux, c’est-à-dire des individus appuyant en matière de constitution le statu quo, c’est-à-dire le statut fédéraliste, et partageant également certaines convictions au sujet du rôle historique mineur que jouent les acteurs politiques comme des gouvernements réduits essentiellement à leurs fonctions gestionnaires.
Le ministre Proulx a également affirmé vouloir effectuer quelques changements au programme d’histoire pour qu'il reflète mieux l’existence des minorités culturelles et linguistiques de la province. Cette posture du ministre a l’avantage de paraître plus neutre, plus objective que la réforme voulue par le gouvernement Marois. Or, cette intuition se révèle fausse elle aussi. Elle encourage de façon assez évidente l’idéologie multiculturaliste. Elle vise clairement à faire du peuple franco-québécois une communauté parmi tant d’autres au Canada et veut même suggérer qu’il ne constitue, au sein même du Québec, qu’une communauté culturelle n’ayant pas plus de droits que les autres. Précisons toutefois que l’idée du récit national n’est pas d’évacuer toutes ces communautés culturelles de l’histoire du Québec. Les autochtones comme les anglophones du Québec ont une importance historique évidente au Québec et il serait totalement démagogique (et stupide) de ne pas les inclure dans le récit de l’histoire nationale. Même chose, évidemment, pour les communautés immigrantes à partir du moment où elles commencent à jouer un rôle majeur dans ladite histoire. Par contre, lorsque des tenants de l’idéologie multiculturaliste encouragent ces changements, nous nous devons de nous méfier. En effet, derrière ces changements apportés au programme d’histoire, se profile un projet politique, celui du parti libéral - tout comme les péquistes en avaient un. Mais se réclamer de l’objectivité comme le font les libéraux alors que leur projet cache une idéologie bien identifiée est selon moi beaucoup plus dangereux que de se réclamer ouvertement d’un récit national.
Les tenants de l’objectivité prétendent désirer que les élèves choisissent par eux-mêmes leurs positions politiques. C’est un objectif très louable certes, mais l’on peut légitimement douter que les élèves de troisième et de quatrième secondaire soient aptes à comprendre toutes les conséquences des grands événements historiques. Pour être en mesure de comprendre ces grands événements historiques, il faut mobiliser des connaissances dans les domaines de la politique, de l’économie, de la géopolitique et souvent dans bien d’autres disciplines. Un étudiant ne peut assurément pas se situer face à tous ces enjeux. Présenter l’histoire de manière « objective » encourage alors les étudiants à se déraciner de leur histoire, à considérer celle-ci comme quelque chose qui leur est étranger. Pour reprendre un exemple déjà évoqué plus haut, en 1982, l’Assemblée nationale du Québec a refusé à l’unanimité de signer la constitution canadienne. Serait-ce un tabou aujourd’hui qu’un professeur d’histoire clame haut et fort que le Québec s’est fait duper dans cette histoire ? Peut-on reconnaître dans notre récit national certains éléments qui font consensus ? Alors que l’on fête la mémoire des Patriotes au mois de mai, il va de soi que ces événements font non seulement partie de notre récit national, mais en représentent des éléments structurants. L’enseignement de l’histoire ne devrait-il pas être cohérent avec ce calendrier et reconnaître que des Canadiens français de l’époque sont morts pour une cause juste et noble alors qu’ils vivaient sous un régime tyrannique ? Même son de cloche pour la constitution de 1982. Sommes-nous devenus si colonisés que nous nous refusons même le droit de nous réclamer du discret statut de « société distincte » ? Sans endoctriner les élèves, je crois que nous pouvons nous entendre sur quelques événements où les Québécois se sont fait flouer par le fédéral. Bien entendu, il y a aussi des événements positifs dans l’histoire du Québec notamment la loi 101. Cette loi est une partie importante de notre identité et elle marque fortement le récit national. Un fédéraliste comme un souverainiste pourraient reconnaître sans peine cet état des choses. Bien entendu, les élèves auraient toutefois le droit, si ce n’est le devoir, de mettre en doute les contours de la nation comme ceux de l’identité nationale. Ensuite, il leur resterait à se situer face à ces enjeux, du côté souverainiste ou du côté fédéraliste, ou encore ils pourraient tout simplement s’abstenir.
Un autre risque du récit national aux yeux de ses opposants – et je partage en partie ces inquiétudes qui sont les leurs – est celui de l’ethnocentrisme. Renforcer l’enseignement de l’histoire pourrait, selon eux, causer un renfermement sur soi. Les souverainistes connaissent bien ce discours, ils se le font servir depuis des décennies. Prenons donc à notre tour ce risque au sérieux : exposés exclusivement au récit historique national, les Québécois pourraient ne connaître que leur propre histoire et délaisser par le fait même une connaissance, même minime, des autres peuples et des autres cultures ; ainsi ils se priveraient d’énormes richesses. Ils souffriraient du péché moderne par excellence, celui de ne pas être « ouverts sur le monde ». En fait, une telle inquiétude est là encore un faux débat et ne repose que sur un sophisme, soit celui de la pente glissante. Les raisons qui ont mené à la réforme de l’enseignement de l’histoire découlent principalement du constat que les Québécoises et les Québécois ne connaissent pas leur histoire. Ce constat est à la fois évident et tragique et je crois que tous les partis politiques présents à l’Assemblée nationale s’accorderont sur le fait qu’il faut changer cette situation. Le risque évoqué de favoriser ainsi l’ethnocentrisme constitue un faux débat, car nous sommes très loin, comme on vient de le voir, de la situation où nous ne connaîtrions que l’histoire du Québec. Bien des Québécois connaissant mieux l’histoire des États-Unis ou l’histoire de France que la leur propre, on conviendra que l’ethnocentrisme dont on se méfie tant n’est pas vraiment à l’ordre du jour !
De plus, s’intéresser particulièrement à l’histoire du Québec ne relèverait de toute façon en aucun cas de l’ethnocentrisme. En fait, un tel intérêt mènerait plutôt à l’ouverture sur le monde. En effet, s’intéresser réellement à l’histoire québécoise amène nécessairement à s’intéresser aussi aux autres histoires et aux autres cultures. L’histoire du Québec, comme toute autre histoire d’ailleurs, est intrinsèquement liée aux autres histoires nationales. Quelle fut la réaction des Anglais lors de la révolte des patriotes ? Quels sont les liens que les Québécois ont entretenus avec les Américains tout au long de leur histoire ? Pourquoi le Québec a-t-il subi une crise économique en 1929 ? Comment la communauté internationale a-t-elle réagi face aux deux référendums québécois de la fin du XXe siècle ? Pourquoi les Canadiens ont-ils été conscrits lors de la Première Guerre mondiale ? Autant de questions qui montrent qu’un récit national n’a rien de fermé ni de borné et on pourrait aisément continuer cette liste très longtemps. Connaître et comprendre l’histoire du Québec nous amène nécessairement à nous ouvrir sur le monde, car toutes les histoires sont reliées entre elles et il est par conséquent impossible de connaître exclusivement une seule histoire. S’intéresser à l’histoire québécoise inaugure un parcours qui commence à partir de nous, mais qui se terminera on ne sait où.
Un processus similaire s’opère lorsqu’il est question de culture. L’un des plus fameux peintres québécois, Paul-Émile Borduas, s’est fortement inspiré d’un mouvement européen, le Surréalisme, lorsqu’il a fondé l’automatisme. On ne peut donc comprendre pleinement le travail de Borduas sans étudier un tant soit peu le Surréalisme. Ce mouvement est l’un des plus marquants du XXe siècle ; en l’étudiant à partir d’un peintre québécois tel que Borduas on s’ouvre ainsi sur ce qui s’est fait d’important ailleurs dans le domaine de l’art. On pourrait ainsi donner plusieurs exemples d’artistes marquant de l’histoire québécoise qui se sont tous inspirés, sans exception, de courants artistiques « étrangers ». C’est l’une des raisons pour lesquelles l’enseignement de l’histoire et de la culture québécoise non seulement ne comporte aucun risque d’ethnocentrisme, mais constitue en fait la meilleure occasion de véritablement s’ouvrir sur le monde et de prendre conscience de ce qui fait la particularité du Québec dans ce « grand contexte ». Alors non seulement la question de l’enseignement de l’histoire nationale n’est pas un problème, mais elle apparaît au contraire comme une solution en favorisant une ouverture et une curiosité pour l’histoire du monde. L’ignorance de sa propre histoire ne saurait en aucun cas favoriser une telle ouverture, car, en réalité l’ignorance ne nourrit que l’ignorance.
DAVID SANTAROSSA