Recension du livre codirigé par Daniel Baril et Normand Baillargeon, La face cachée du cours Éthique et culture religieuse, Montréal, Leméac, 2016, 293 p.
Le cours Éthique et culture religieuse (ECR) se donne depuis huit ans déjà à la place de l’enseignement religieux confessionnel et de l’enseignement moral. Applaudie par les uns, son implantation a été vivement critiquée par ceux qui y ont vu un retour en catimini de l’enseignement de la religion à l’école. Chassée par la porte, la religion serait revenue par la fenêtre.
Il était donc temps, pour y voir un peu plus clair, « de soumettre cet enseignement au crible de la raison » (D. Baril et N. Baillargeon, p. 9) et d’une analyse rigoureuse. Une quinzaine d’auteurs[1] d’horizons divers – anthropologie, philosophie, sciences de l’éducation et des religions, sociologie, éthique – et provenant de tous les niveaux d’enseignement se sont ainsi penchés sur le contenu du cours ECR. En fait, leur analyse porte uniquement sur le volet « culture religieuse » de ce cours, le maillon faible de cet enseignement dont il importait, selon les deux codirecteurs, de dévoiler la « face cachée ».
L’objectif, clairement énoncé dans le texte de présentation, est « d’informer la population des aspects méconnus de ce cours et de ses effets sur la formation de la pensée » (D. Baril et N. Baillargeon, p. 10). Malgré un emballage renouvelé qui se veut le reflet de l’évolution de la société québécoise, société plus multiculturelle et pluraliste qu’auparavant, ce cours soulève en effet les mêmes problèmes d’ordre philosophique, éthique, pédagogique et juridique que l’ancien enseignement religieux confessionnel.
Les collaborateurs de cet ouvrage ne se contentent pas de mettre en lumière les lacunes du volet « culture religieuse ». Ils proposent aussi des solutions pour remédier aux nombreuses difficultés que pose son implantation dans une société dite laïque.
Je ne vais pas résumer ici en détail chacune des douze contributions qui forment un ensemble cohérent et exemplaire du point de vue argumentaire, mais plutôt tenter de dégager les lignes de force du collectif et les principales critiques formulées par les auteurs à l’endroit de cette formation. En conclusion, j’exposerai sommairement quelques-unes des solutions de rechange proposées.
La victoire des lobbyistes
Dès le début, le lecteur découvre que le cours ECR répond aux vœux d’un puissant lobby religieux qui a tout fait pour maintenir les privilèges confessionnels au sein de l’école. La conception du cours s’est faite dans l’esprit du courant philosophique lié à ceux que l’on a appelé les anti-Lumières, dont le représentant le plus connu au Québec est Charles Taylor, un ardent défenseur de cette importance fondamentale de la culture religieuse. Les anciennes structures administratives, les anciens services ont tout simplement reçu de nouvelles étiquettes.
L’enseignement quant à lui repose en grande partie sur des témoignages de foi, de pratiques religieuses (vestimentaires ou alimentaires) et sur l’exposé de rituels. Mais seul le beau côté des religions est présenté aux élèves. On leur cache que « la religion peut inspirer des crimes » (F. Doyon, p. 83). Jamais le voile n’est soulevé pour révéler leur côté sombre. Pourtant, il arrive, et même souvent, que les religions oppriment, persécutent et tuent elles aussi.
« L’enseignant est désormais obligé de donner l’enseignement sur l’ensemble des croyances religieuses de l’humanité » (p. 34), écrit Marie-Michelle Poisson dans un texte remarquable qui montre à quel point l’humanisme universel est combattu par les anti-Lumières[2]. Elle taille en pièces l’oxymore de Charles Taylor selon qui « la raison doit accepter de sortir d’elle-même et de s’appuyer sur les intuitions indémontrables » (M.-M. Poisson, p. 40).
Qui plus est, les monothéismes, les croyances superstitieuses, les pseudosciences (astrologie, magie blanche, spiritisme), les mythologies, l’ésotérisme, le créationnisme et les légendes autochtones sont mis sur le même plan et tous présentés comme légitimes et acceptables. Ce faisant, les auteurs du cours ECR me semblent donner raison sans le savoir à Michel Onfray pour qui la religion est « une hallucination collective appuyée sur une série de légendes[3] ». Et la réflexion de Joseph Joubert qui me vient à l’esprit également n’en est que plus risible, lui qui a écrit que « le grand bienfait de la religion est d’empêcher l’homme d’être superstitieux[4] »!
En revanche, les connaissances acquises par les élèves du « fait religieux » sont superficielles, anecdotiques, désuètes, voire caricaturales. Tout cela en application d’un principe jugé sacro-saint : la tolérance. Archipauvre en contenu, le volet « culture religieuse » s’inscrit dans une logique multiculturaliste et relativiste explicitement revendiquée.
Aucun sens critique
Un des reproches les plus acerbes que presque tous les auteurs du collectif adressent au volet « culture religieuse » est l’absence de toute forme de critique, préoccupation qui doit pourtant être au cœur de la mission de l’école. Il est interdit aux enseignants de débattre ou de critiquer avec les élèves des faits religieux propres à telle ou telle religion, « puisque cela serait discriminatoire envers les minorités » (J. Quérin, p. 48). Il faut inculquer le respect absolu de toutes les positions religieuses, même si elles sont ineptes ou incompatibles entre elles.
Jamais les contradictions entre le volet éthique et le volet « culture religieuse » ne sont ainsi abordées. Par exemple, la discrimination dont les femmes sont victimes dans bien des religions n’est pas remise en cause dans le volet « culture religieuse », bien qu’elle soit abordée dans le volet « éthique ». Comment ne pas y voir une contradiction flagrante au sein d’un même cours? Le jeune est donc amené à décoder ainsi cette contradiction : d’un point de vue religieux, le sexisme et l’infériorisation de la femme sont acceptables, mais d’un point de vue éthique, ils ne le sont pas? Étrange enseignement.
L’ignorance, déguisée en tolérance, semble d’ailleurs un préalable au fameux « vivre-ensemble ». On enseigne au jeune à « croire sans preuve » (F. Doyon, p. 68), à agir sans discernement, à tout accepter bêtement lorsqu’il s’agit de religion. On devine l’effet pernicieux que peut avoir un tel endoctrinement qui se situe aux antipodes du développement de la pensée critique.
Comment ne pas évoquer ici les propos du journaliste Mario Roy[5]? Le multiculturalisme, écrivait-il en substance, sous-entend que notre société occidentale n’a pas de valeurs importantes à défendre, car toutes les cultures, toutes les religions se valent. Or, c’est faux. Une société démocratique et laïque n’est pas seulement différente, elle est meilleure qu’une société totalitaire ou théocratique. Une société prônant l’égalité entre hommes et femmes est meilleure qu’une société patriarcale qui tient les femmes dans un état permanent d’infériorité et de sujétion et restreint leurs droits.
On peut penser à l’interdiction récente imposée aux Iraniennes de circuler à vélo ou, plus grave encore, à ces millions de fillettes intelligentes et créatives que l’on prive d’instruction du simple fait qu’elles sont des filles. Une société où existe la liberté d’expression est meilleure que celle qui décapite les apostats, tue les homosexuels, les intellectuels, les romanciers et les journalistes. « Le relativisme est une contrefaçon de la tolérance » (F. Doyon, p. 68).
Ce qui vaut pour les sociétés vaut tout autant pour les religions. « Les croyances religieuses, affirme François Doyon, peuvent être jugées selon les critères de la raison et de la science, comme n’importe quelle autre croyance » (p. 70). Et le philosophe d’ajouter : « Si les jeunes avaient une meilleure culture scientifique, l’imposture de la religion serait largement reconnue et elle n’aurait pas l’importance anachronique dont elle jouit aujourd’hui » (p. 77). Le relativisme naît de l’ignorance.
Des présupposés indémontrables
Le cours ECR, élaboré de toute évidence par des croyants, repose sur un certain nombre de présupposés dont beaucoup sont invérifiables tels que ceux-ci : il existe un monde surnaturel ; il y a une vie après la mort ; la prière nous met en communication avec des êtres immatériels ; l’enfer existe pour les méchants, etc. D’autres affirmations sont contestables : l’être humain n’est pas un animal ; la moralité vient de la religion ; les athées doivent certaines de leurs valeurs aux religions. On induit les jeunes en erreur en leur faisant croire que les valeurs judéo-chrétiennes sont à l’origine des valeurs humanistes.
Tous ces présupposés, toutes ces affirmations non vérifiables constituent le fonds « dogmatique » sur lequel repose le cours ECR. Mais consolons-nous : toute affirmation gratuite (sans preuves) se réfute gratuitement (sans preuves), y compris les « intuitions indémontrables » de Charles Taylor.
En enseignant à de jeunes esprits en formation toutes les mythologies de l’humanité, on cherche en réalité à « formater leur cerveau au moule de la pensée religieuse » (D. Baril, p. 90), à baser leur jugement éthique sur des croyances religieuses.
Pire encore, au primaire, on présente comme des faits historiques les récits mythiques, les miracles de Jésus, le Déluge, les mythes créationnistes, les anges qui apparaissent aux humains, dictent des livres sacrés ou fécondent des vierges, etc. L’enfant est incapable à cet âge de faire la part des choses et gobe tout. Au secondaire, on enseigne que Jésus constitue une preuve de l’existence de Dieu. En matière de religion, ce qui est cru devient plus vrai que la réalité, la pseudo loi divine primant sur la loi humaine, ce qui est la source d’innombrables inepties. On affirme, par exemple, que la charia est la « loi de Dieu ». Dieu veut donc que l’on coupe des mains et qu’on lapide les adultères. Je me permets d’ajouter que chez les chrétiens, Saint Augustin lui-même a reconnu que certains des plus grands crimes ont été commis au nom de Dieu et de l’Église.
Quant aux aspects conflictuels des religions, ils sont balayés sous le tapis. Comment ne pas voir dans cet endoctrinement un effort de propagation de la foi et de prosélytisme? « Prétendre présenter de façon culturelle des contenus de foi en contexte éducatif relève de la fraude intellectuelle » (D. Baril, p. 112).
Les jeunes, de plus en plus nombreux, qui n’ont pas de religion sont les grands oubliés du cours ECR, car il faut bien appeler un chat un chat, c’est bel et bien d’un cours de « religion » qu’il s’agit. Ils devront faire leur choix dans le copieux buffet qui leur est offert. Daniel Baril rappelle que les « sans-religion » (athées, agnostiques, humanistes) et les non-pratiquants représentent 80 % de la population. Une question surgit aussitôt à l’esprit : peut-on favoriser le « vivre-ensemble », la « reconnaissance de l’autre » et le « respect des différences » lorsque 80 % de ces « autres » sont exclus (D. Baril, p. 93-94)? Poser la question c’est y répondre. Et pourtant, les concepteurs du cours ECR prétendent être inclusifs et ouverts à tous. Il semble bien que « hors de la religion », point d’attention. Il faut vigoureusement les démasquer et dénoncer cette autre imposture.
Stéréotypes sexistes et culturels
Sous la pierre des religions se cachent les vers des divisions sociales, des privilèges, des forces antidémocratiques et du sexisme. Nadia El-Mabrouk et Michèle Sirois ont retourné cette pierre et constaté, en analysant le matériel didactique du primaire (manuels et cahiers d’activité), que « la discrimination religieuse à l’égard des femmes, écrivent-elles, transparaît clairement à travers les illustrations, qui ne laissent aucun doute quant au statut inférieur des femmes dans les religions » (p. 122). Les pratiques rétrogrades des fondamentalistes et des intégristes sont complètement banalisées. L’inacceptable est accepté dans la plus totale inconscience.
Systématiquement, les chrétiens portent une croix, les juifs, une kippa, la musulmane, un hijab, l’autochtone, des plumes et vit dans un tipi, etc. Caricatures, stéréotypes folkloriques. Mais pas un mot sur l’impureté des femmes liée aux menstruations, sur le culte excessif de la virginité, sur les mariages de fillettes de 8 ou 10 ans, sur le sort des femmes musulmanes lors des divorces, sur les funérailles islamiques auxquelles les femmes ne peuvent assister, etc. Encore une fois, les informations qui dérangent sont passées sous silence. On dévalorise la connaissance au profit de l’ignorance. Autre exemple de fraude intellectuelle. Daniel Dulude y voit, non sans raison, « un beau ramassis insignifiant de caricatures de l’ensemble des religions » (p. 181).
Des solutions de rechange
En refermant cet ouvrage riche en informations sur la question, force est de conclure avec Sylvie Midavaine, qui décrit l’enseignement du fait religieux en France, que cet enseignement est un « emballage dans lequel la véritable marchandise est bien l’enseignement des religions. Or, cela est contraire au principe de la séparation des Églises et de l’État. Le retour du religieux à l’école publique est bien une violation de la laïcité » (S. Midavaine, p. 167). On peut certainement en dire tout autant de la situation au Québec où le cours ECR est une véritable imposture.
Il est possible de former autrement les jeunes au « vivre-ensemble ». Des solutions existent et les auteurs en proposent plusieurs.
La plus radicale consiste à abolir purement et simplement soit le volet « culture religieuse » soit la totalité du cours ECR, puisque dans les faits ce cours relaie le récit officiel des religions pratiquées par les différents groupes ethniques vivant au Québec. Pourquoi, dans un État laïque, définir les groupes ethniques uniquement par la composante religieuse? Cette question soulève de graves problèmes.
Il ne saurait être question de réinstaurer le cours de morale pour la simple raison qu’il n’incombe pas à une société libérale d’imposer « un modèle de vie bonne » (N. Baillargeon, p. 238). « Là où l’éducation veut former un esprit ouvert, autonome, l’endoctrinement produit un esprit fermé et hétéronome » (p. 237), rappelle Normand Baillargeon. Or, la religion et l’enseignement de la morale sont des terreaux fertiles à l’endoctrinement. Pour contrer cette menace, ce spécialiste de l’éducation avance l’idée que « l’école doit en priorité transmettre le savoir politique du citoyen en faisant connaître les valeurs sur lesquelles repose notre conception de la citoyenneté » (p. 260). Un cours de civisme est une avenue possible pour remplacer le cours ECR.
André Gagné, quant à lui, propose d’enseigner, à la fin du secondaire, l’histoire des religions au lieu du cours ECR. Il faut faire en sorte que les élèves s’interrogent avec un esprit critique sur ce qu’est une religion, ses personnages fondateurs, ses textes dits « sacrés », les idéologies que véhiculent ces textes rédigés par des humains, et par conséquent nullement exempts d’erreurs et de contradictions.
J’en veux pour preuve, contre la prétention de ceux qui croient que les textes sacrés sont d’« inspiration divine », l’exemple de la Vulgate : celle-ci, révisée et traduite par saint Jérôme au ive siècle sous « l’inspiration divine », nous dit l’Église catholique, renferme de nombreuses erreurs de traduction, la plus connue étant sans doute les cornes dont Jérôme affuble Moïse et que Michel-Ange a sculptées dans le marbre. Faut-il faire remonter ces erreurs au Saint-Esprit, demandait Érasme avec une pointe d’ironie? Et que dire des contradictions internes qui émaillent les textes canoniques, de leurs multiples appels à la violence et au meurtre. Les dieux seraient-ils des êtres assoiffés de sang?
Autre solution alternative au cours ECR : initier les jeunes à l’esprit critique comme cela commence à se faire en Ontario où il existe un projet pilote à cet effet dans trois écoles secondaires. Il ne s’agit pas d’enseigner aux élèves quoi penser, mais comment penser, rappelle Christopher DiCarlo, qui décrit sommairement le contenu de son cours d’apprentissage de la pensée critique. Argumenter est un art qui s’apprend et qui s’enseigne. Si les jeunes apprennent à penser par eux-mêmes et de manière responsable, ils seront prémunis contre l’endoctrinement religieux et la radicalisation. Libre à eux ensuite d’adhérer à telle ou telle religion, mais ils le feront en toute connaissance de cause.
Il faut tout faire, enfin, pour valoriser les approches scientifiques, notamment le darwinisme, et ne pas hésiter à critiquer les religions parce que ces institutions humaines sont éminemment critiquables.
La face cachée du cours Éthique et culture religieuse est un livre à lire et à relire par tous ceux qui souhaitent entendre un autre son de cloche concernant le contenu du cours ECR. Mieux renseignés, ils seront mieux armés pour le contester et en dénoncer les lacunes. Ils verront que son volet « culture religieuse » est un raboteur de rationalité et qu’il se dérobe à l’esprit du temps.
La publication de cet ouvrage s’imposait. Il ne reste plus qu’à espérer que le ministère de l’Éducation ait l’honnêteté intellectuelle de reconnaître qu’il a fait fausse route en rendant ce cours obligatoire dans le réseau scolaire d’un État laïque. Il est urgent de corriger le tir, comme le souhaitent les auteurs du collectif.
JEAN DELISLE
Jean Delisle est professeur émérite à l’Université d’Ottawa. Il a signé ou cosigné une vingtaine d’ouvrages dans le domaine de la traduction. Il est traduit dans une quinzaine de langues.
http://artsites.uottawa.ca/jdelisle/
[1] Normand Baillargeon, Daniel Baril, Christopher DiCarlo, François Doyon, Daniel Dulude, André Gagné, Mathieu Gagnon, Nadia El-Mabrouk, Stéphane Marie, Sylvie Midavaine, Marie-Michelle Poisson, Joëlle Quérin, Michèle Sirois et Sébastien Yergeau.
[2] Est-il besoin de rappeler que le pape Pie VI avait condamné en 1791 la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789?
[3] Interviewé par Stéphan Bureau à Télé-Québec, en 2007.
[4] Journal, 27 janvier 1800.
[5] « Des idées claires », La Presse, 16 février 2011, p. A 22.