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Requiem pour un conflit générationnel

Un texte de Daniel Tanguay
Thèmes : Société
Numéro : vol. 1 no. 1 Automne 1998 - Hiver 1999

« Mes amis, nous l’avons eu dur, quand nous étions jeunes : nous avons souffert de la jeunesse même, comme d’une maladie grave. Cela tient à l’époque dans laquelle nous avons été jetés, l’époque d’un grand déclin, d’une décomposition allant toujours s’aggravant, et qui par toutes ses faiblesses, et même le meilleur de sa force, s’oppose à l’esprit de la jeunesse. La décomposition et, avec elle, l’incertitude sont propres à cette époque : rien qui repose sur des pieds solides ni sur une ferme confiance en soi : on vit pour le lendemain, car le surlendemain est douteux. Tout est glissant et dangereux sur notre chemin, et la couche de glace qui nous porte encore est devenue elle-même mince : tous, nous sentons l’haleine dangereusement chaude du vent du dégel — là où nous marchons encore, bientôt personne ne pourra plus marcher. »



Nietzsche.


Je suis tombé par hasard sur ce texte de Nietzsche lorsque je préparais cet essai. La lecture de la première phrase de ce fragment posthume de l’année 1884 m’a rempli d’un profond malaise. Elle exprimait en effet brutalement et sans apprêt la terrible réalité que je n’avais jamais totalement voulu m’avouer à moi-même. Au lieu d’avoir vécu ma jeunesse comme le temps de toutes les promesses et de toutes les insouciances, je l’avais vécue comme une maladie grave, presque incurable. Plus troublant encore, je semblais à jamais coincé et enfermé dans cette maladie. Plus je vieillissais, plus semblait s’éloigner le temps de la guérison, le temps où je me réconcilierais avec ma jeunesse. Pour rendre justice à la complexité de la réalité, je devrais dire le temps où moi-même j’accepterais de me guérir, ou du moins de prendre les moyens pour accélérer ma guérison. Il fallait tout d’abord faire un effort spécial de la pensée pour tout simplement connaître la nature exacte de mon mal. Or, ceci exigeait un courage qui m’avait jusque-là fait cruellement défaut : le courage d’avouer que je m’étais complu dans ma maladie. Au cours des années, j’en étais venu à ressembler à ces malades dont la seule activité consiste à vous entretenir de leur maladie en vue d’attirer sur eux la compassion. J’en étais venu par-dessus tout à croire que ce qui m’appartenait en propre, c’était un désespoir silencieux qui n’arriverait jamais à prendre la forme d’un cri. Le cri était remplacé par des murmures, par des plaintes à peine audibles, par des gémissements sourds qui montaient comme des vagues submergeant toutes véritables paroles. 

Si je reviens à mon malaise à l’égard du fragment de Nietzsche qui sert d’épigraphe à cet essai, je pourrais dire qu’il provient aussi d’une difficulté à endosser totalement le diagnostic sur les causes de la maladie. Il serait exagéré de dire que nous vivons une époque de décomposition, qui serait témoin du déclin de l’empire américain. Surtout, il serait injuste d’affirmer que notre époque s’oppose à l’esprit de la jeunesse. Au contraire, et c’est bien là l’une des sources de la maladie, notre époque déifie la jeunesse. Je reconnais en revanche un sentiment familier dans le manque de confiance qui résulte de l’incertitude propre à l’époque. Je ne suis pas le seul à avoir appris à marcher prudemment sur la glace mince tout en désespérant d’atteindre un jour le sol ferme. L’avenir se limite ainsi au seul prochain pas, toute l’attention étant absorbée par l’écoute de craquements de la glace. Car nous savons qu’à l’occasion d’un faux pas, la glace peut céder sous notre poids et l’eau noire glacée devenir notre dernière demeure. Nous avons ainsi appris que la vie est une chose aussi sérieuse que de traverser par une journée de printemps un lac d’une rive à l’autre.

Je suis à la recherche du ton juste pour parler de ma jeunesse, de ma maladie. Je sens bien que le pathos ne convient pas, car je ne réussis pas à croire en l’importance de notre destin, de notre mission. Nos projets semblent ne jamais pouvoir dépasser le stade de l’autodérision. Nous éprouvons une immense difficulté à nous prendre au sérieux, à accorder une quelconque importance à ce qui peut sortir de nous. Toute affirmation trop dogmatique tend à nous apparaître comme une faute de goût. Nous fuyons comme la peste ce qui pourrait assimiler notre individualité à un groupe, à une collectivité, à une sensibilité commune. Nous aimerions ne jamais dire nous. Nous aimerions modestement toujours nous contenter du je. Nous aimerions même faire apparaître derrière ce je une infinité fluctuante de trajectoires, l’éclatement sans cesse recommencé de notre identité, le miroitement kaléidoscopique de notre moi fragmenté. Notre je ne serait plus dès lors qu’un faisceau instable rassemblant pour un temps les éclats dispersés de notre vie. 

On saisit par là toute la difficulté de mon entreprise : je voudrais décrire la sensibilité d’un nous qui caresse le rêve d’échapper à tout nous et qui, même plus, ne sait plus exactement ce que veut dire je. Cet état de choses déroutant devrait d’emblée paralyser l’analyse. Voilà bien l’une des raisons pour laquelle la sensibilité de cette génération n’a été l’objet que de peu d’attention. Il faudrait un sismographe d’une précision inouïe pour enregistrer le frémissement sismique de cette génération. Il faudrait plus encore posséder la capacité rare de distinguer ces légères ondes de choc des tremblements de terre produits à répétition par la génération des aînés. Car nous savons de toute éternité ce que la génération qui nous précède a désiré, rêvé, obtenu. Nous le savons à satiété et notre tête est sans cesse pleine du vacarme assourdissant de leurs rêves. Elle a toujours su manifester jusqu’à la plus pure indécence ses désirs et ses aspirations. François Ricard a fort bien décrit dans son essai La Génération lyrique (Montréal, Boréal, 1992) comment cette génération a drainé à son profit toutes les ressources de la société en vue de l’édification de son monde. L’autre génération a dû s’insérer dans ce monde qui se faisait et se défaisait au gré de la variation des désirs de la génération des aînés. Elle s’est fondue dans ce monde jusqu’à y perdre son propre visage. C’est pourquoi on n’a jamais trop su au juste ce que pensaient et surtout ressentaient ceux qui étaient les effets de ce monde plutôt que sa cause. 

On aura compris ici que je veux parler du conflit opposant la génération des baby-boomers et la génération qui la suit. L’idée de me prononcer sur cette question m’est venue de ma lecture du recueil Interdit aux Autruches (Montréal, Les Intouchables, 1997) qui est lui-même une réponse au documentaire Les enfants d’un siècle fou  (1997). Ce documentaire décrivant l’épopée de la jeunesse québécoise des années soixante et soixante-dix fut selon les responsables du recueil « (…) un spectacle dérisoire d’autocongratulation entre baby-boomers satisfaits d'eux-mêmes et aveugles à la réalité contemporaine. » (Avant-propos) À la lecture, je fus surpris de constater que les reproches adressés à la génération des baby-boomers étaient en substance les mêmes que ceux déjà exprimés plus de onze ans auparavant par François Benoit et Philippe Chauveau dans leur pamphlet L’Acceptation globale (Montréal, Boréal, 1986). J’ajouterais que l’écrit satirique de Benoit et Chauveau est lui-même un condensé ironique des idées qui étaient dans l’air du temps depuis le début des années quatre-vingts. Le rituel obligé de dénonciation de la génération des boomers fait donc partie de la culture de toute une génération depuis bientôt vingt ans. Je dirais même plus : la haine du boomer est un des lieux clés de la construction identitaire de cette génération. Or ceci pose un problème redoutable pour qui veut comprendre la sensibilité de cette génération : est-il possible de définir cette sensibilité, sans la concevoir comme le négatif de celle des boomers ? Autrement dit, cette génération est-elle éternellement condamnée à se voir, à se penser, à se sentir, en se rapportant à la génération des boomers ? On pourrait à juste titre me faire remarquer que les jeunes générations ont toujours conquis leur identité en se démarquant et en se distinguant des générations qui les précédaient.  Ce qui rend toutefois si singulier le cas qui nous concerne est le fait que la dimension négative ou critique n’est jamais supplantée par une affirmation positive de soi. Depuis déjà longtemps, la jeune génération est frappée d’aphasie totale lorsque vient le temps de fournir une définition positive d’elle-même. Elle vit depuis son entrée dans la vie adulte le sentiment confus de son inutilité et de son manque de valeur. En fait, elle a parfaitement intériorisé le regard souvent dépréciateur et condescendant que les boomers ont toujours porté sur elle. Elle n’a jamais ainsi su se regarder elle-même avec ses propres yeux.  Car il ne faut pas s’y tromper l’une des plus grandes réussites des boomers fut de convaincre tout le monde, y compris et peut-être surtout les plus jeunes, que seul leur regard sur le monde était porteur d’avenir et de vérité. On se trouve donc face à un puissant paradoxe identitaire : ma génération a construit son identité en gardant l’œil fixé sur ceux qu’elle voulait rejeter le plus totalement. C’est pourquoi elle a en gros échoué à donner un contenu positif à son identité. 

Je n’ai pas la prétention de résoudre ici le paradoxe identitaire de ma génération. J’ai bien conscience que ce paradoxe fait partie de la constitution de notre identité. J’aimerais toutefois exposer ce paradoxe et essayer d’esquisser une voie de dépassement de ce dernier. Au fond, j’essaie de devenir adulte en me guérissant de cette maladie dont j’ai souffert. Cette proposition semble étrange et peu exaltante. Elle est surtout modeste. Mais sous ces apparences modestes, elle cache une opération de rupture plus complexe que l’on peut à première vue le soupçonner. La rupture première est d’abord rupture avec la culture du ressentiment et de l’envie qui nous caractérise. Ensuite, elle est rupture avec l’image dévalorisante de nous-mêmes que nous entretenons parfois avec complaisance. On verra enfin que j’invite tous ceux de ma génération à se préparer tout simplement à prendre notre place dans leur société. En fait, tout mon propos tend vers un seul but : faire apercevoir la nécessité pour ma génération de maintenant passer de la lamentation à l’affirmation positive de soi. Le contenu précis de cette affirmation positive de soi reste volontairement vague. Dans mon esprit, elle s’apparente davantage à une conversion morale qu’à la mise en pratique d’un programme. Elle exprime avant tout une volonté de changer le regard que nous portons sur nous-mêmes. 

Je présenterai mon propos sous la forme d’évocations plutôt que sous celle d’une argumentation linéaire. Mon intention première étant de tracer les traits d’une sensibilité générationnelle dont les contours sont constamment en mouvement, j’estime que la forme fragmentaire correspond davantage à l’objet que l’exposé soutenu. On notera aussi une certaine oscillation entre le je et le nous dans le traitement. Cette oscillation traduit le fait que cet essai est à la fois une réflexion sur mon parcours et sur le parcours de ma génération. On peut considérer cet écrit comme les extraits du journal d’un convalescent.

 

Le X de la Génération X

 

Tout d’abord, je dois spécifier, comme on le disait dans les années soixante-dix, le lieu à partir duquel je parle. Je suis né en 1960. Je suis donc objectivement un baby-boomer. Le baby-boom comme phénomène purement démographique s’étend en effet, grosso modo, de 1945 à 1964. La génération suivante, née entre 1965 et 1983, sera quant à elle, nommée la Génération X. C’est du moins ainsi que la répartition des générations est envisagée aux États-Unis. Il faut cependant tout de suite remarquer que la catégorie des boomers ne se réduit pas à un pur fait démographique. Elle tend aussi à exprimer une vision du monde et une sensibilité partagées par un groupe spécifique d’individus. Il est d’ailleurs assez étonnant qu’un phénomène purement démographique nomme une sensibilité générationnelle. Il faut toutefois préciser que cela n’est vrai que pour l’Amérique du Nord.  Probablement parce que le phénomène spécifiquement démographique est avant tout nord-américain; en France ou en Allemagne les baby-boomers d’ici sont les soixante-huitards. On se réfère ainsi aux événements ayant profondément marqué la jeunesse des protagonistes, soit Mai 68 et le mouvement politico-culturel dans la mouvance de 1968. Il y a eu les poilus ou les anciens combattants de la Première Guerre mondiale, il y a maintenant les anciens soixante-huitards. Pour notre propos, il faut souligner que la classe générationnelle qui est visée par cette expression est celle des individus ayant environ de dix-huit à vingt-cinq ans en Mai 1968, soit la tranche d’âge née vers la fin de la guerre ou dans l’immédiat après-guerre (1943-1950). 

Au Québec, ces dates de 1943-1950 sont significatives. Elles correspondent à la poussée initiale du baby-boom débutant chez nous aux alentours de 1942-1943. Ce sont les enfants de cette première poussée qui incarnent aux yeux de François Ricard les enfants de la « génération lyrique » (La Génération lyrique, p. 28 et suiv.). Ils expriment pour ainsi dire la quintessence de la sensibilité du baby-boomer. Dans le manifeste Acceptation globale,  Benoit et Chauveau opposent la génération de ce qu’ils appellent du Refus global (individus nés entre 1940 et 1955) à la génération de l’Acceptation globale (individus nés entre 1956 et 1966). Si le phénomène du baby-boom est démographiquement bien circonscrit, on constate en revanche une certaine fluctuation dans l’interprétation de la construction imaginaire de l’identité générationnelle qui l’accompagne. Cet écart est important pour comprendre l’une des caractéristiques fondamentales du conflit générationnel qui nous préoccupe. Il semble en effet que la catégorie des baby-boomers soit devenue assez rapidement une catégorie polémique dans un combat interne propre aux deux vagues du baby-boom : combat entre la première vague qui regroupe les individus nés entre 1943-1955 (avec le noyau dur du baby-boom 1943-1950) et la deuxième vague qui rassemble cette fois-ci la classe d’âge née entre 1955-1964. Pour se rendre compte jusqu’à quel point la catégorie des baby-boomers est devenue une catégorie polémique débordant largement la simple constatation d’un fait démographique, il suffit d’observer la réticence farouche des individus de la seconde vague à se laisser assimiler à la catégorie des baby-boomers. Seuls d’ailleurs les boomers endurcis revendiquent haut et fort leur appartenance. De nos jours, les gens décents cherchent à se dérober à l’étiquette infamante. 

Le conflit qui est en jeu ici n’est donc pas un conflit intergénérationnel, mais bien un conflit intragénérationnel. Il dresse l’une contre l’autre deux classes d’âge au sein du baby-boom. En fait, il prend même parfois les allures d’un drame familial. Il oppose les aînés de la famille aux cadets, les grands frères et les grandes soeurs aux petits derniers. Cet aspect de drame familial a envenimé considérablement le conflit générationnel. En grossissant quelque peu le trait, on pourrait affirmer que ce conflit manifeste la quête d’identité propre des plus jeunes face à l’affirmation d’identité massive des aînés ayant été investis très tôt de l’autorité paternelle. Ce conflit identitaire se doublera d’un conflit pour la possession des biens matériels et des positions. Pour emprunter le langage marxiste de certains de mes anciens professeurs de Cégep, le conflit dit générationnel est principalement un conflit opposant des factions internes de la petite-bourgeoisie et de la moyenne-bourgeoisie pour le contrôle des ressources matérielles devenues subitement plus rares pour ces classes suite à la mondialisation du capitalisme. Le conflit n’est pas suspendu dans les airs. Il renvoie à des affrontements bien concrets autour du partage des biens et du pouvoir. 

On aura compris où je voulais en venir : objectivement, je suis bien un baby-boomer, mais, comme plusieurs de ma génération, j’ai construit mon identité générationnelle en m’opposant aux boomers, aux grands frères. Si ma mémoire est bonne, j’ai cessé spirituellement d’être boomer en partie vers 1978-1979 et entièrement au début des années quatre-vingts. A cette époque, j’ai perdu la foi dans les rêves extravagants des boomers au même moment où j’ai commencé à prendre conscience de leur mauvaise foi intrinsèque. Leurs rêves extravagants ne soutenaient pas l’épreuve du réel. Les programmes de transformation globale de la société se terminaient toujours par une nouvelle clause à la convention collective. Les communes, subventionnées indirectement par l’aide sociale, s’effondraient sous les coups de butoir des passions bien humaines et ordinaires. Le pays rêvé et chanté devait prendre sa place dans une histoire réelle, c’est-à-dire une histoire faite de compromis et de petites trahisons. J’avais la vive impression d’être arrivé trop tard, à la fin d’une immense fête collective. Nous étions alors encore nombreux à vouloir imiter la grande fête des enfants d’un siècle fou en nous fermant les yeux sur le fait que nous étions désormais seuls dans un grand champ couvert de bouteilles vides. Nous étions pourtant  déjà quelques-uns à percevoir que l’impossible ailleurs avait désormais remplacé tous les possibles. Nous étions aussi quelques-uns à trouver de plus en insupportables les granos : leur grégarisme, leur dogmatisme idéologique, leur arrogance, leur légèreté et leurs barbes. C’est à cette même époque que nous avons commencé à désespérer de nous-mêmes et de tout. Je me souviens d’avoir perçu en moi clairement l’éclosion de cette désespérance la première fois où j’ai entendu le slogan nihilistique No Future hurlé par Johnny Rotten des Sex Pistols. Moi, à qui on avait dit que je serais un enfant de l’avenir, que je devais construire un monde meilleur, que je serais libéré de tous les complexes, que je pourrais à chaque jour réinventer le quotidien, je comprenais tout à coup que j’avais été floué, qu’en fait il n’y avait aucun futur pour moi et surtout qu’il y avait une force en moi qui me faisait acquiescer sans résistance à cette désespérante proposition. Je ne me suis jamais tout à fait remis de cette révélation initiale.

J’ai hésité jusqu’à maintenant à donner un nom à ma génération. Plusieurs tentatives ont déjà été faites pour la nommer. On a ainsi parlé de la génération sacrifiée, de la génération Bof, de la génération de l’acceptation globale, de la génération du no future, et j’en passe. Plus récemment, suivant l’usage américain, la Génération X semble le nom qui s’impose tout naturellement. Or, ceci pose un problème pour ma tentative de définition du lieu d’où je parle. J’indiquais en effet plus haut que la Génération X correspond à strictement parler à la génération qui me succède. Dans l’esprit des Américains par exemple, la Génération X désigne les jeunes de la toute fin des années quatre-vingts et ceux des années quatre-vingt-dix. On peut toutefois repérer, au Québec du moins, un usage plus extensif de cette désignation. Elle tend alors à englober toute la génération qui est devenue jeune adulte dans les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix. Aussi absurde que cela puisse paraître, on a l’impression que la Génération X englobe tous ceux qui ont actuellement entre 20 et 35, voire quarante ans. Ce phénomène s’explique en partie par l’extensibilité, semble-t-il, infinie de la catégorie jeunes. Je dois toutefois répéter que je ne parle ici que du conflit intragénérationnel entre la première vague et la seconde vague du baby-boom. J’essaie de cerner la sensibilité propre à cette génération particulière. Ce qui ne veut pas dire bien sûr que des éléments de cette sensibilité, et ils sont nombreux selon moi, ne se soient pas retrouvés d’une manière ou d’une autre chez les générations plus jeunes. Je veux cependant éviter d’usurper la parole de la génération qui me suit. Suis-je alors fondé d’utiliser l’étiquette Génération X pour nommer mon groupe générationnel, même si cette étiquette semble de prime abord assez récente ? Je crois que oui, car l’expression Génération X n’est pas en soi si récente qu’elle paraît et qu’elle s’ancre même dans l’époque initiale où se sont fixés certains traits du groupe générationnel qui m’intéresse. 

L’expression Génération X fut utilisée, à ma connaissance, pour la première fois comme nom d’un groupe de punk-rock (Generation X) lors de la première explosion de ce genre musical en Grande-Bretagne en 1976. Ce groupe animé par le chanteur Billy Idol occupa le devant de la scène punk-rock de 1976 à 1981. Il est difficile d’éclairer le sens de cette expression. Un véritable hymne du punk-rock peut cependant nous fournir quelques indications. Je fais allusion ici à la chanson Blank Generation du groupe new-yorkais Richard Hell and the Voidoids (Album Blank Generation, Sire Records, 1977). Le refrain de la chanson se lit comme suit : « I belong to the blank generation ; And I can take it or leave it ; Well, I belong to the ___ generation ; But I can take it or leave it. » La Blank Generation est à la fois la génération au visage sans expression et au regard vide (comme dans les expressions blank face et blank look ) et la génération de l’espace vide (comme un espace vide sur un formulaire; to fill the blank - remplir l’espace vide). La Blank Generation est donc une génération vide, un espace vierge attendant d’être rempli par quoi que ce soit. Cette indétermination première est renforcée dans l’idée de la Génération X. Le X est en effet le symbole algébrique pour une valeur inconnue. Le X contient aussi l’idée de l’anonymat, de l’identité inconnue (Monsieur X). L’espace blanc est ainsi rempli par le X, lorsqu’on ignore le renseignement demandé. Appartenir à la Génération X, c’est donc répondre à la question de l’identité par le X indéterminé et sans visage. On reconnaît sans peine la teneur nihiliste de cette définition de soi-même : la Génération X est celle qui proclame être un X, un rien marquant un espace vide. 

Douglas Coupland fut bien inspiré d’intituler son roman, qui est en même temps un portrait générationnel, Generation X (New-York, St-Martin’s Press, 1991). Cette expression fit dès lors fortune car elle captait par son indétermination même l’esprit de toute une génération. Il faut toutefois préciser que même si cette expression fut utilisée de manière extensive pour qualifier toute la génération montante, les personnages décrits par Coupland sont des jeunes adultes vers la fin de la vingtaine et de la trentaine, appartenant justement au groupe des cadets du baby-boom. Pourtant, à strictement parler, l’étiquette Génération X s’applique uniquement à ceux qui ont aujourd’hui entre vingt et trente ans. Serait-ce que les cadets du baby-boom sont tellement X qu’on ne leur reconnaît même pas l’identité du X ? On pourrait peut-être risquer une explication plus sérieuse de ce phénomène : il semble que la sensibilité des cadets du baby-boom représente à l’état naissant ce qui par la suite se répandra, s’approfondira et aura tendance même à s’aggraver. Le sentiment d’impuissance et d’autodérision, la mobilité insaisissable de l’identité, le refus farouche de se laisser enrôler dans une cause, l’angoisse diffuse face à l’avenir, sont autant de sentiments propres aux cadets du baby-boom qui se transmettront par des canaux mystérieux aux plus jeunes. La diffusion de ces sentiments sera facilitée par le fait que les uns et les autres ont un ennemi commun et absolu : le boomer. C’est du moins ainsi que je m’explique le fait que le collectif Interdit aux Autruches rassemble des jeunes et des décidément moins jeunes qui communient dans un même esprit de dénonciation du boomer. Au-delà de l’alliance tactique, il existe à n’en pas douter un partage de sensibilité. Cela devrait commencer d’ailleurs à nous faire réfléchir sur notre présence au monde et sur l’effet à plus long terme de celle-ci. Je veux dire par là que la Génération X, en fin de compte ma génération, ne pourra pas à jamais se contenter de n’être qu’un X. Elle devra un jour risquer de miser sur la construction positive d’une identité propre. Je ne sais que trop bien que tout nous repousse vers le X, d’abord notre propre crainte et ensuite eux. Mais il faudra bien un jour nous mettre en jeu.

 

« Nous vivons une époque opaque. »

 

Avant de nous mettre en jeu, nous devrons cependant revenir sur ce que nous sommes, sur la sensibilité qui est la nôtre et immanquablement nous devrons examiner ce qui distingue notre sensibilité de celle de la génération lyrique. Parce que nous nous sommes définis contre celle-ci, nous devons pour ainsi dire passer par elle pour mieux nous comprendre. F. Ricard, dans le portrait remarquable d’acuité de sa génération, avance que le sentiment fondamental de cette génération, sa petite musique de fond oserais-je dire, est le sentiment de la légèreté du monde. Le monde n’apparaît pas à cette génération dans sa lourdeur ancestrale et engoncée dans des traditions immuables et figées. Il est plutôt un monde tendu vers l’avenir, se libérant sans cesse de sa lourdeur dans un mouvement qui semble le recréer chaque jour. Le temps mythique des années soixante et soixante-dix est le temps justement où cette légèreté du monde s’est révélée le plus pleinement et entièrement. Ce temps fut le temps de tous les possibles où la légèreté nouvelle du monde était sans cesse grossie par les rêves les plus insensés se succédant à un rythme fou. Le monde ne semblait plus opposer de résistance à l’assaut des désirs et des rêves. Il était devenu une immense pâte à modeler dans laquelle on pouvait imprimer au gré de l’imagination les formes les plus audacieuses et inédites. Le monde était tout à coup devenu transparent et léger; un seul pas semblait désormais le séparer de la réalisation de l’Utopie. Selon Ricard, si la génération des premiers-nés du baby-boom peut être nommée la génération lyrique, c’est bien en vertu de ce sentiment de la légèreté du monde, car « dans le vocabulaire de Milan Kundera, l’une des composantes essentielles du lyrisme est justement cette attitude qui consiste à voir le monde comme un immense champ ouvert, comme une matière vierge où l’être ne rencontre aucun obstacle et qu’il peut donc défaire et refaire à sa guise pour s’y projeter et s’y accomplir sans réserve ni compromis ». (La Génération lyrique, p. 25-26) 

J’ai souvenir d’avoir senti passer les derniers souffles de cette époque où la légèreté du monde régnait encore sans partage. Nous avons vécu par procuration l’exaltation des années soixante et soixante-dix et nous avons même participé de loin aux derniers soubresauts de la légèreté du monde. C’est pourquoi d’ailleurs notre réveil fut si brutal et notre déception si amère. Lorsque le monde a commencé de nouveau à s’alourdir — il ne pouvait pas en être autrement — nous nous sommes subitement retrouvés, coincés, seuls et désarmés. La nostalgie de la légèreté du monde ne nous était plus d’aucun secours dans la situation nouvelle. Au contraire, elle paralysait nos forces et nous empêchait de travailler activement à notre propre salut. Nous avions beau imiter les gestes de la légèreté — refaire le monde dans des discussions interminables, rêver de l’Inde et du retour à la nature, répéter inlassablement les slogans de Mai 68 — la magie avait disparu et la densité du monde, nous en sentions déjà les signes avant-coureurs, s’apprêtait bientôt à nous rejoindre. Lorsque le couvercle de la lourde réalité s’est vraiment rabattu sur nous, nous avons continué à mimer la légèreté du monde de plus en plus envahis par la conscience de la fausseté de notre attitude. Nous avons eu beau dès lors nous retourner vers les apôtres de cette légèreté, de la révolution permanente, de l’imagination au pouvoir, de la transgression, du dérèglement de tous les sens, des lendemains qui chantent, du pays à bâtir, afin de solliciter de l’aide pour lutter contre cet envahissement, ils avaient disparu. Nous comprîmes bien trop tôt qu’ils s’étaient planqués, nous laissant seuls à notre sort. Notre réveil brutal à la lourdeur du monde s’accompagna donc de la prise de conscience cruelle d’une trahison des grands frères et des grandes soeurs. Cette trahison originelle se répéta par la suite pendant quinze ans et ne semble pas près de vouloir s’achever. J’y vois l’une des causes principales expliquant le ressentiment des cadets envers leurs aînés. 

Je me souviens d’un graffiti vu à Québec au début des années quatre-vingts manifestant parfaitement à la fois la disparition de la légèreté du monde et le retour à la lourdeur et à la non-transparence. Le graffiti disait, en s’inspirant peut-être de la formule de Léo Ferré (« Nous vivons une époque épique »), tout simplement : « Nous vivons une époque opaque. » L’auteur de ce graffiti révélait par cette simple formule le sentiment partagé que le sens du monde ne se laissait plus lire aussi facilement. Même plus, il semblait que le sens de ce monde nous échappait entièrement. L’époque était opaque et elle résistait à toutes nos tentatives d’y lire notre destin. L’une des réponses à l’opacité du monde fut le repli sur soi. Autant le vrai, l’authentique avaient pris la forme, pour la génération lyrique, d’une grande fête où se fondaient toutes les énergies dans un magma collectif, autant le sentiment d’une incommunicabilité fondamentale entre les êtres se manifestait désormais par une nouvelle appréciation de la distance, de la réserve, d’une certaine froideur et immobilité du regard. Parce qu’on avait cessé de croire en la transparence des sentiments, il n’était plus de bon goût de se livrer ou de se mettre à nu à tout vent. On trouvait répugnant cette façon qu’avait eue la génération lyrique de contraindre chacun à exprimer son vécu, sa créativité, son moi authentique. Les évidences de la génération lyrique (la transparence du vécu, l’exaltation de la créativité de tout un chacun, l’authenticité à peu de frais) étaient maintenant ensevelies par notre nuit. Car encore plus que l’époque même, ce qui était opaque, c’était nous-mêmes.  C’est pourquoi nous préférions de loin la nuit au jour. 

Nous recherchions aussi les lieux où nous pouvions communier à l’opacité du monde de manière plus intime et immédiate. Alors que la génération lyrique avait rêvé de la lumineuse campagne, des espaces vierges, des pays exotiques et lointains, nous avions pour notre part une attirance irrésistible pour les paysages urbains délabrés tout près de nous : la ruelle désolée, les entrepôts désaffectés, les usines abandonnées, tous ces lieux en fait portant la trace d’une activité humaine qui s’était évanouie. Nous allions nous recueillir dans ces cimetières urbains propices à la rêverie solitaire et funèbre. À l’époque, nous nous faisions un devoir de ne rêver qu’en noir et blanc. 

L’opacité du monde se trouva reflétée par l’envahissement du noir, du livide, de la pâleur. C’est comme si cette génération s’employait à mettre en scène ses funérailles précoces avec son cortège de corbeaux au teint livide et à la mine désabusée. Il était alors de mauvais goût d’être simplement joyeux, de s’exposer à la lumière du jour ou d’être spontané. Toutes les attitudes manifestant la légèreté du monde furent bannies de ce nouveau code. La redécouverte de l’opacité du monde fit resurgir les formes passées du désespoir : le culte de l’absurde, le spleen baudelairien, le nihilisme dostoievskien, le mal fin de siècle. En fait, toute cette nouvelle esthétique du no future était une façon d’exprimer clairement une vérité que la génération précédente s’était acharnée à faire disparaître : la vie est une chose sérieuse, car le monde n’obéit pas à la loi de notre désir. Tout au contraire, le monde résiste à nos avances. L’existence humaine comporte une dimension tragique qui ne se laisse pas effacer par les discours exaltés. 

Les hymnes de cette génération qu’entonnaient des voix sépulcrales accompagnées d’une musique martelant un rythme répétitif et obsessionnel se faisaient l’écho de ce nouvel appel du rien. Elles étaient à elles-mêmes l’expression de l’opacité du monde. Elles ne cherchaient pas à la dépasser, mais bien plutôt à surenchérir sur celle-ci. On peignait ainsi du noir sur du noir, afin d’être bien certain que la transparence du monde soit abolie, qu’aucune trace de la légèreté superficielle des choses ne subsiste. Cette rage du néant, cette obsession pour le vide, ce culte du rien pouvaient avoir quelque chose d’étonnant pour un observateur extérieur. En effet, la crise économique que traversait cette société était certes réelle et les jeunes plus que tous les autres groupes semblaient frappés de plein fouet par celle-ci, mais elle n’avait aucune commune mesure avec la crise qu’avaient par exemple vécue leurs grands-parents. Je m’explique cette disproportion entre la crise réelle et la réaction morale à celle-ci de la manière suivante : la Génération X n’avait pas été moralement préparée à affronter la fermeture du monde à laquelle elle assistait impuissante. Elle avait en effet été éduquée dans des institutions et par une génération qui la considérait comme un vaste champ d’expérimentation. Elle n’avait souvent en conséquence littéralement rien appris, surtout pas le courage moral pour affronter la lourdeur du monde. On avait écouter et stimuler ses désirs; on avait oublié de lui enseigner l’essentiel : le courage moral. De toute façon, on ne peut enseigner ce que l’on n'a pas soi-même. Au moment d’affronter la crise, la Génération X se trouva totalement dépourvue. Ses appels n’étant pas entendus, elle se réfugia dans le cynisme, la dérision et le nihilisme. Ce nouvel état d’esprit culmina dans une guerre qu’elle se livra par différents moyens contre elle-même. 

 

La guerre contre soi-même

 

Pour comprendre la nature de cette guerre livrée contre soi-même, nous devons une fois de plus recourir à l’une des intuitions développées par Ricard. Dans un passage très éclairant, Ricard souligne la grande inégalité qui sépare les deux groupes du baby-boom, surtout en ce qui concerne leur mode d’insertion dans la société (p. 60-62). À tous points de vue, les cadets sont dans une situation de profonde aliénation sociale envers leurs aînés. Ironiquement, Ricard suggère que la relation des aînés aux cadets pourrait se lire comme une parfaite relation « dominant-dominé », type explicatif que les boomers ont utilisé dans leur jeunesse jusqu’à plus soif. Ce schéma est instructif pour notre propos surtout si l’on tient compte d’une des réactions classiques du dominé. Le dominé est dominé non seulement parce qu’il est privé des moyens pour exercer objectivement le pouvoir, mais aussi parce qu’il a intériorisé les jugements que le dominant porte sur lui. Il se convainc ainsi lui-même que sa position de dominé est somme toute naturelle, puisqu’il ne s’estime pas digne d’exercer le pouvoir. Quand l’oppression devient trop criante, cette attitude de dénigrement de soi-même peut faire place à une révolte contre le dominant. Le dénigrement de soi-même est alors surmonté par  la rage contre l’oppresseur. Ricard note que de telles révoltes ont eu lieu, opposant les cadets bloqués aux portes de la société et du marché du travail aux boomers. Les jeunes ont tenté « de déboulonner les aînés ou exiger d’eux un traitement plus juste », mais — et ceci est d’une importance capitale pour notre analyse — « leur révolte restera le plus souvent symbolique —quand elle ne se retournera pas carrément contre eux. » . (p. 62. Les italiques sont de moi) Se heurtant frontalement à un mur en apparence sans failles et à un ennemi sans visage, la Génération X a bientôt retourné contre elle-même les énergies de la révolte. Elle semble avoir dès lors mené une guerre impitoyable contre elle-même. 

On pourrait argumenter longtemps sur les causes de l’échec de la révolte des cadets du baby-boom contre leurs aînés. J’en mentionne quelques-unes. La première est bien sûr la formidable rapidité avec laquelle les boomers ont contrôlé tous les leviers de pouvoir de la société et se sont organisés pour bétonner leurs positions sociales. L’effort souvent désorganisé et ponctuel des plus jeunes s’est brisé contre un réseau de pouvoir solidifié par de puissantes organisations. Les boomers sont en outre passés maîtres dans l’art de la guerre psychologique. Ils ont mené cette guerre sur deux fronts. D’abord, ils ont poursuivi la stratégie qui leur avait jusque-là fort bien réussi : convaincre la population qu’ils étaient toujours les porte-parole d’une société plus juste et meilleure. L’assurance souveraine que les boomers ont toujours eu en leur mission et en leur bon droit leur a donné et leur donne toujours un avantage psychologique majeur dans le combat contre ceux qui menacent leur pouvoir. Ensuite, les boomers ont lancé une vaste campagne de dénigrement des plus jeunes. Ceux-ci étaient tenus pour apathiques, illettrés, incultes, sans idéaux, dépourvus d’ambitions, individualistes, et la litanie pourrait continuer. L’objectif de cette campagne était de convaincre les plus jeunes qu’ils ne méritaient pas, parce qu’ils n’étaient pas à la hauteur, à leur hauteur, les places qu’eux occupaient. 

Cette guerre psychologique a presque totalement réussi et a empoisonné insidieusement la sensibilité de toute une génération. Elle a fourni des munitions à la guerre contre soi-même que se livrait déjà secrètement cette jeunesse. L’opacité de l’époque n’a trouvé devant elle aucune résistance lorsqu’elle a commencé à s’immiscer par toutes les pores grandes ouvertes de cette jeunesse déjà malade d’elle-même. La conséquence ultime de cette dévalorisation consentie ne se fit pas attendre. Les mots manquent ici pour décrire quel noir désespoir a pu pousser certains d’entre nous à mettre fin à leurs jours souvent de la manière la plus brutale dans ce que l’on ose à peine nommer la fleur de l’âge. Ces actes désespérés peuvent certes s’expliquer par de grandes souffrances psychologiques personnelles, mais comment ne pas voir aussi qu’ils sont l’écho d’une détresse sociale ? Ils sont les premières victimes bien réelles du retournement contre soi d’une révolte sans nom. 

Si le suicide fut la forme extrême qu’a revêtie pour cette génération la guerre contre soi-même,  d’autres attitudes ont manifesté le même dégoût de soi et la même rage d’en finir. Je pense ici à la consommation effrénée de drogues et d’alcool. Encore là, plusieurs d’entre nous ont vu le meilleur d’eux-mêmes se perdre dans cette quête de jouissance immédiate et de sensations fortes. Plusieurs ont vu leur jeunesse s’évaporer dans les mirages fascinants et cauchemardesques des paradis artificiels. Sur cette voie, nos aînés nous avaient précédés et montré la voie. Mais à la consommation festive des drogues et de l’alcool, notre génération a ajouté sa rage contre elle-même et son obsession suicidaire. Le plaisir a ainsi pris un goût de mort. Les excès étaient une autre manière de taquiner la mort et bien des fêtes ressemblaient à une danse désespérée au bord du néant. La vérité du matin arrivait toujours trop tôt, car le désespoir grimaçant ne supporte pas les premiers rayons du soleil. Ils auraient voulu que la nuit ne s’éteigne jamais. Mais au bout de la nuit se révélait finalement la triste vérité sur eux-mêmes : ils s’acharnaient à se détruire, car ils ne s’aimaient pas. 

Pour comprendre toute l’intensité de cette guerre contre soi-même, il faut réfléchir à ce qui à la fois unit et éloigne les cadets et les aînés. La génération lyrique a voulu réinventer la vie, révolutionner les rapports humains, faire table rase des manières d’être traditionnelles; en somme, elle a voulu transformer sa propre existence en un véritable champ d’expérimentation. Elle croyait sincèrement que de cette vaste expérimentation sortirait un monde où chacun s’épanouirait, réaliserait son potentiel créatif, vivrait des relations libérées des tabous et des complexes. Elle a poursuivi avec acharnement ce projet surtout au plan de son vécu personnel. Absolument convaincue du bien-fondé de son intention initiale, elle est restée aveugle aux conséquences négatives et aux ratés de ce projet. La Génération X a, quant à elle, fait assez rapidement les frais de l’expérimentation tous azimuts. Je me souviens par exemple assez clairement du moment où j’ai pris conscience du désastre qu’avait été pour mon éducation le fait d’être passé dans une école livrée à tous les excès de l’expérimentation pédagogique. De nombreuses années plus tard, je dois toujours rattraper le temps perdu. 

Ma génération n’est pas restée étrangère à cette soif d’expérimentation. Tout au contraire, elle a continué à sa manière l’expérimentation entreprise sur elle. À sa manière, c’est-à-dire de façon beaucoup plus inquiète, angoissée et destructive pour elle-même. Plus inquiète, car elle commençait à ressentir les effets négatifs de la réinvention de la vie. Ne l’oublions pas, cette génération a vécu entre autres choses l’émergence du Sida et l’explosion des MTS. Plus angoissée, car elle soupçonnait que le résultat final de l’expérimentation ne serait pas nécessairement heureux. Ceci est particulièrement vraie dans la vie affective : elle se rendit bientôt compte qu’il y aurait un prix très élevé à payer pour le nouveau désordre amoureux. Plus destructive, car obéissant à la logique de la guerre contre soi-même, elle a inversé les pôles de l’expérimentation : il ne s’agissait plus de réinventer la vie, mais de la brûler par les deux bouts. 

Cette génération a tout expérimenté précocement en escamotant le long temps de digestion habituellement nécessaire pour faire sien une nourriture étrangère. Qu’il y ait eu une accélération incontrôlable de l’expérimentation s’explique assez clairement : les aînés du baby-boom ont connu dans leur enfance et adolescence un monde possédant des repères stables et définis; ces mêmes repères ont été presque entièrement effacés par la formidable révolution des moeurs dont ils ont été les initiateurs; les cadets du baby-boom sont alors devenus jeunes adultes dans un monde qui était encore sur la lancée de la révolution des moeurs des années soixante et soixante-dix. Cette génération n’avait toutefois plus la position de repli qu’avaient encore les aînés. Dépourvue d’ancrage solide, elle était beaucoup plus fragile émotivement que celle des aînés. Elle avait en effet subi dans sa période de formation les premiers effets de l’expérimentation générale. Elle avait été le témoin indirect de la disparition rapide et silencieuse de l’ancien monde. Lorsqu’elle se retournait afin de grappiller certains éléments d’une sagesse passée, elle ne voyait plus rien. La génération lyrique occupait entièrement tout l’espace social, interdisant tout recours au passé. La Génération X fut ainsi prisonnière de la fuite en avant. C’est pourquoi les fameux retours à la famille, aux valeurs traditionnelles, à la religion n’ont eu lieu que dans l’imagination des boomers toujours prompts à s’inventer des ennemis faciles à combattre. S’il y a eu des velléités de retours pour faire barrage à la décomposition du tissu social, ceux-ci ne prirent pas la forme d’une réaction organisée et consciente d’elle-même. Les retours à la tradition n’ont concerné vraiment qu’un nombre restreint d’individus qui n’ont pas eu un poids réel sur le destin de cette génération. Et je dirais même plus : ces retours peuvent être compris comme une autre forme de l’expérimentation des vécus si caractéristique du nouvel esprit du temps. Le retour à la tradition n’est dès lors qu’une des nombreuses trajectoires qui s’offrent à l’individu pour inventer sa vie. Inutile d’ajouter que cette façon de surplomber la tradition, autrement dit, de la choisir comme une préférence personnelle parmi d’autres, est profondément étrangère à la compréhension véritable de la tradition par elle-même. 

J’essaie ici d’éclairer tant bien que mal une intuition : afin de comprendre la Génération X, il faut apercevoir d’abord ce qui la lie, au-delà des différences, à la génération lyrique ; ensuite, il faut faire un effort supplémentaire pour saisir le climat dans lequel l’héritage des boomers fut reçu par les cadets. J’ai insisté sur le fait que l’expérimentation ludique et jouissive des années soixante et soixante-dix s’est poursuivie de manière beaucoup plus tourmentée dans les années quatre-vingts. Cette expérimentation a même revêtu le caractère d’une véritable guerre contre soi-même. Parce que l’opacité du monde a succédé à la légèreté du monde, le climat dans lequel se déroulait l’expérimentation s’est modifié radicalement pour les cadets du baby-boom. Ce changement de climat n’a pas en revanche affecté les aînés du baby-boom. Les années sombres ont été pour eux des années d’enrichissement et de consolidation de leurs positions sociales. Durant les années quatre-vingts, ils ont poursuivi à un rythme effréné l’expérimentation. Surtout, ils ont eu des moyens considérables à mettre au service de celle-ci. La signification profonde de la révolution des années soixante et soixante-dix s’est ainsi révélée clairement dans les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix. Contrairement à la légende, les boomers n’ont pas trahi leur jeunesse : le yuppie  n’est pas la face inversée du  hippie. Il est au contraire la continuation sous une autre forme de la même quête absolue du plaisir sans contraintes, d’une vie consacrée à l’épanouissement personnel, d’une attitude existentielle n’obéissant qu’à soi. L’égoïsme social manifesté par les boomers n’est pas une anomalie et une perversion d’une attitude à l’origine généreuse et idéaliste. Il est plutôt la manifestation du sens profond du mouvement de la jeunesse des années soixante et soixante-dix : libération hédonistique de l’individu de toutes les contraintes. C’est pourquoi le capitalisme est sorti renforcé de cette révolution qui semblait pourtant le menacer de plein front. Loin de rompre avec l’esprit hédonistique et individualiste du capitalisme, les boomers l’ont plutôt stimulé à un niveau jusque-là jamais atteint. Ils sont probablement les plus grands consommateurs de biens du siècle et peut-être même de l’histoire humaine. Rien ne semble être en mesure d’étancher leur soif de nouveaux produits, de voyages, de thérapies miracles, de raffinements de toutes sortes, etc. Que l’on me comprenne cependant bien : l’égoïsme social des boomers, le formidable détournement de toutes les énergies et richesses d’une société pour leur accomplissement, n’est pas guidé par un pur intérêt  matérialiste. Tout au contraire, l’hédonisme du boomer a aussi une dimension spirituelle. Il fait partie de sa quête de soi, de sa recherche quasi maladive de l’authenticité du vécu, de sa tentative toujours renouvelée de donner sens à son aventure individuelle. C’est peut-être aussi sa manière de tendre vers les dieux désormais absents. Nous avons peut-être là une raison pour être plus indulgents envers eux. Il faut d’ailleurs s’atteler à trouver de telles raisons, car il en va de notre propre santé morale.

 

Une culture de l’envie et du ressentiment

 

Le fait de retourner contre elle-même les énergies de la révolte n’est pas la seule réaction caractéristique du dominé que la Génération X a cultivée. Elle a aussi sécrété une culture du ressentiment et de l’envie, qui est malheureusement souvent la dernière arme du pauvre. Cette culture a empoisonné cette génération. La détestation du boomer est ainsi devenue l’un des lieux communs de cette génération. Son mot de passe est d’une simplicité désarmante : « Qui hait le boomer est avec nous ». J’ai souvenir de nombreuses conversations où chacun rivalisait de perfidie et d’imagination pour épingler les vices, les contradictions, les bassesses, les compromissions des boomers. Notre tâche était facilitée par une observation tant soit peu attentive de notre environnement quotidien : chacun avait ainsi son boomer favori qui lui fournissait amplement le matériel pour régaler l’auditoire jamais las de cette corrida aux boomers. Ces séances privées ne débouchaient que rarement sur une action réelle contre le monstre aux mille visages. Elles étaient en fait une autre expression de notre impuissance. Plutôt que de jouer le rôle de catalyseurs pour l’action, elles renforçaient en nous l’imaginaire de la victime. La satisfaction retirée de ces séances de détestation du boomer était de courte durée. Elles nous reconduisaient immanquablement à notre frustration première et à notre incapacité de nous définir nous-mêmes. Nous repoussions ainsi toujours plus loin ce que nous devrions bien un jour entreprendre, c’est-à-dire affirmer ce que nous sommes par-delà le mépris que nous inspire la génération lyrique. 

Notre génération s’est jusqu’à maintenant surtout distinguée par son art de se lamenter. Elle a exploré tous les modes variés de la lamentation : plainte sourde, jérémiades hoquetantes ou traînantes, lent et long cri douloureux jaillissant du fond de la nuit urbaine, ou gémissements à peine audibles de la bête qui agonise. Si le temps de l’histoire s’immobilisait soudainement à cet instant, ce qui resterait de notre génération serait l’écho de cette lamentation reprise et augmentée par tant de voix. Nous ne serions plus alors la Génération X, mais bien ce que nous avons en fait toujours été : la génération des plaintifs, ou plus brutalement, des pleurnichards. 

Nous devons jeter un regard sans complaisance sur l’origine de ces lamentations. Une bonne part d’entre elles viennent tout simplement de l’envie. Nous envions secrètement le pouvoir, l’argent, la sécurité, l’aisance des boomers. Nous aurions peut-être voulu comme eux avoir tout cela sans trop d’efforts. Mis à part peut-être l’injustice et la duplicité des boomers, ce que nous avons le plus de mal à supporter chez eux c’est l’étalement indécent de leur bien-être et des richesses que nous leur envions. L’envie nous a souvent aveuglé sur les mérites mêmes de notre situation. Nous n’avons pas perçu que notre pauvreté relative et la précarité de notre situation sociale nous préservaient de l’étourdissement consumériste qui avait assommé nos aînés. Nous n’avons pas suffisamment réfléchi au fait que notre situation recelait en elle-même une leçon de sagesse : la vie humaine a des limites, le monde n’est pas un réservoir infini ordonné à la satisfaction de tous nos désirs et le temps humain n’est pas celui du monde des choses. Mais pour entendre ces leçons, il faudrait cesser de se lamenter, c'est-à-dire cesser d’envier. 

L’envie n’est pas l’unique cause de notre lamentation générationnelle. À l’envie se mêle le ressentiment. Les exemples abondent de ce mélange maléfique. Je n’en évoquerai qu’un seul. Les auteurs de l’Acceptation globale ont décrit dans les termes suivants le programme politique de la Génération X (ici génération de l’acceptation globale, ou AG : « Les refus globalistes (c’est-à-dire les boomers — D.T.) sont nombreux, organisés. Ils occupent les emplois gratifiants et rémunérateurs. Ils monopolisent le monde des communications. Ils se veulent jeunes avec tous les avantages et aucun des inconvénients. Révolutionnaires de toutes les causes et finalement d’aucune, ils n’ont jamais pensé qu’à leur moi au détriment de la communauté. Bref, ils possèdent et protègent toutes les portes et toutes les richesses que les AG désirent. Une seule, unique et vengeresse conclusion s’impose à tous les jeunes soucieux de survivre : la chasse aux RG est ouverte ». (p. 93-94) Cette citation ironique est un bel exemple du mélange de ressentiment et d’envie qui caractérise les jugements des cadets sur leurs aînés. D’abord, il y a le constat : les boomers sont dans une situation de monopole total. Ensuite, on trouve une allusion à la trahison originelle : les boomers se sont présentés comme des révolutionnaires, alors qu’en fait ils cherchaient uniquement à s’enrichir et à protéger leurs intérêts propres. Enfin, l’envie : les boomers possèdent tout ce que nous désirons. La solution proposée sous un mode humoristique à la toute fin du passage reflète un désir secret et sérieux qui, je crois, fut partagé par plusieurs : si à notre tour nous voulons jouir de la vie, il faudra bien se débarrasser des boomers. Il est inutile de préciser que ce programme ne fut jamais mis en application et que la révolte des cadets demeura pour une large part symbolique. 

La fait que la révolte de la Génération X soit demeurée symbolique a augmenté et complexifié son sentiment de ressentiment à l’égard des boomers. Le ressentiment contre les boomers a sa source ultime dans ce que j’ai appelé la trahison originelle. On n’a pas idée aujourd’hui des attentes exponentielles que les aînés avaient créées chez les plus jeunes dans les années soixante-dix. Il ne s’agissait rien de moins à l’époque que de transformer la vie, de faire advenir dans la réalité l’utopie. La trahison de ces idéaux par les grands frères et grandes soeurs fut la cause d’un ressentiment violent chez les plus jeunes. Ce ressentiment a une double origine : d’une part, il repose sur la trahison du rêve et de l’utopie que les plus jeunes ont partagés pour un temps ; d’autre part, il est continuellement nourri par le fait que les boomers ont refusé de reconnaître leur trahison et, même plus, qu’ils ont prétendu détenir une légitimité morale qu’aux yeux des cadets ils n’avaient plus. Le conflit générationnel renvoie donc à une crise de la légitimité morale et aussi à une crise de transmission de l’expérience morale d’une génération à une autre. C’est d’ailleurs l’une de ses dimensions les plus dangereuses pour la santé de notre société. Le ressentiment a pris de telles proportions qu’il empêche toute évaluation critique et modérée de l’héritage des boomers. Or, une telle évaluation critique ne pourra devenir que plus urgente avec le départ de plus en plus massif des boomers à la retraite. Cette évaluation critique sera la première étape dans le dépassement d’un conflit générationnel qui a cessé, s’il le fut un jour, d’être productif. 

Le véritable but de cet essai est de me convaincre et de convaincre ma génération de la nécessité de rompre consciemment et volontairement avec la culture de l’envie et du ressentiment qui marque notre sensibilité. Il faut arracher de notre coeur les racines de l’envie et du ressentiment. Il est grand temps d’enterrer le conflit générationnel, de préparer en grandes pompes les funérailles de ce conflit. À cette annonce, les boomers comprendront peut-être aussi que l’heure des bilans approche pour eux aussi. Nous savons que leur plus grande illusion est celle de la jeunesse éternelle et qu’ils résisteront peut-être avec la dernière énergie à cette invitation à réfléchir maintenant à l’héritage qu’ils veulent nous transmettre et transmettre aux plus jeunes que nous. Je ne désire pas les enterrer avant terme, me débarasser d’eux, mais seulement leur faire comprendre que les temps sont venus où ils doivent commencer à faire sérieusement leur examen de conscience. Pour notre part, nous serons prêts à écouter, à questionner et à débattre, sans que notre esprit soit empoisonné par la rancoeur et le ressentiment. Nous aurons en effet déjà effectué notre propre examen de conscience, ce qui veut précisément dire dans notre cas que notre sensibilité blessée aura été pansée. Nous entendons encore dans le Requiem à un conflit générationnel les lamentations et les gémissements, les hymnes lugubres et plaintifs, mais le chant final de celui-ci est un chant de libération et un appel à une autre vie. Les lamentations se transforment désormais en une affirmation positive de soi.

 

Une affirmation positive de soi

 

L’affirmation positive de soi est un appel à une tâche morale, plutôt qu’un programme aux contours bien définis. Quand j’invoque l’idée d’une tâche morale, j’entends la nécessité pour nous de prendre conscience de ce qui nous reste à accomplir. Le fait de se tourner vers l’avenir avec une plus grande confiance en nos propres ressources implique une nouvelle approche de notre situation historique. Nous devons comprendre que les années passées dans l’ombre du grand frère ne furent pas vaines. Nous avons appris là des vertus qui nous seront d’un précieux secours quand l’heure des responsabilités aura sonné pour nous. J’entends par nos vertus : notre endurance, notre capacité de survivre, notre patience, notre modestie, notre méfiance et notre scepticisme même. 

Cette endurance, notre endurance, Pierre Bastien l’a fort bien perçue dans un texte qui échappe singulièrement au ton de la lamentation propre au recueil Interdit aux Autruches. Il soutient que malgré le peu de place qui lui est accordé, la Génération X produit sans relâche. Elle fait son chemin dans des conditions souvent difficiles. Cet apprentissage à la dure lui a formé le caractère. Elle est habituée à se battre pour se maintenir à flots. Selon Bastien, nous sommes non seulement de la « race des éprouvés », mais aussi de celle des « winners ». Nous sommes en fait « des lumberjacks modernes et urbains ». Nous savons de plus compter sur le temps, car nous savons que le temps joue pour nous. Par la force des choses, « nous aurons le dernier mot ». (p. 138) Je pourrais ajouter à ces justes paroles que nous sommes les tard-venus, dans le sens où ce que nous avons à apporter de meilleur se révélera tardivement dans dix ou même vingt ans. Nous avons une mentalité de survivants. À travers ces années de contrats, de piges, de retours aux études, d’assurance-chômage, de dèche, nous sommes devenus des spécialistes du système D. Dans nos meilleurs moments, nous éprouvons une légitime fierté à avoir réussi à passer au travers. Lorsque la lamentation ne nous abat pas, nous reconnaissons que nous avons après tout duré et qu’il nous fallait et qu’il nous faut encore un certain courage pour nous maintenir. 

Nous avons attendu notre tour dans l’ombre. De notre cachette, nous avons observé les gestes plutôt que les paroles. Ou plutôt, nous avons appris à juger les paroles par les gestes. Aucun doute, nous sommes une génération sceptique, cynique même à ses heures. Le reproche éternel à notre égard contient une part de vérité : ils n’ont pas d’idéal. En certaines circonstances, la méfiance face à l’idéal peut être une source de progrès. Une mise à distance des idéaux de la génération lyrique est nécessaire pour les considérer dans une perspective nouvelle. Car il faut l’avouer simplement : ces idéaux ont perdu de leur évidence. La question à laquelle nous devons faire face est la suivante : est-il possible en tant que génération de reformuler en nos propres termes ces idéaux ? Peut-être même notre tâche essentielle est plus modeste que celle de revitaliser un tel idéal politique et social. Peut-être nous appartiendra-t-il davantage d’apporter les correctifs nécessaires à la révolution qu’a traversée notre société depuis les cinquante dernières années. Notre expérience personnelle nous a préparé à cette tâche, puisque nous fûmes les premiers à vraiment expérimenter à la fois les effets positifs et négatifs du passage à la modernité de notre société. 

Ces considérations m’éloignent cependant de l’affirmation positive de soi-même. Je répète que cette affirmation positive de soi n’est pas une plate-forme idéologique, un projet socio-politique, mais plutôt un mot d’ordre que je m’adresse à moi et à ceux de ma génération. J’ai bien conscience que l’ambivalence, les hésitations, la méfiance resteront des traits caractéristiques de notre génération, mais je souhaiterais que ceux-ci soient de plus en plus tenus pour des forces, non pour des faiblesses. L’affirmation positive de soi exige que nous crevions l’abcès du conflit intragénérationnel qui mine notre estime de nous-mêmes. Le seul moyen de conquérir finalement notre identité et aussi de définir ce que sera notre apport à notre société est, une fois pour toutes, d’exposer nos griefs, d’assumer la part de responsabilité qui nous revient, et d’accepter d’évaluer la tête froide l’héritage de la génération lyrique. Nous ne pouvons pas dresser le bilan seuls. C’est pourquoi il est essentiel d’inviter la génération des boomers à se livrer à cet exercice avec nous. Ceux parmi eux qui savent qu’ils ne sont pas éternels et qu’une vieillesse sans le respect des plus jeunes est une chose horrible sauront entendre cette invitation. 

L’affirmation positive de soi commence par l’enterrement en grandes pompes d’un conflit générationnel, mais elle vise un but plus élevé. Elle s’adresse à la responsabilité que nous devons prendre face aux plus jeunes qui nous suivent. Nous ne pouvons pas continuer à diffuser le discours paralysant de la victime. Nous devons cesser d’avoir pour seule parole la lamentation. Il est de notre responsabilité de ne plus transmettre notre désespoir aux plus jeunes. Si nous ne pouvons pas guérir pour nous, nous devrons au moins guérir pour eux. Car ne deviendrons-nous pas en fait les derniers des boomers, si nous ne réussissons pas à nous libérer de nous-mêmes et de notre préoccupation pour nous-mêmes ? Ne serait-ce pas alors une cruelle ironie du destin que de nous condamner à répéter ce qui finalement nous a le plus profondément rebutés chez les boomers ? Si nous voulons éviter ce sort, il faut apprendre à guérir de notre jeunesse.

En somme, guérir avant qu’il ne soit trop tard.

Daniel Tanguay

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