[Ce texte est tiré de communications prononcées aux Grandes conférences Brébeuf (Collège Brébeuf, Montréal) le 7 février 2017 et à la 2e Conférence Louis-Desrochers (Faculté Saint-Jean, Université d’Alberta) le 28 février 2017. Le présent texte a conservé la forme-conférence, dont notamment des références libres aux textes référés.]
Eh puis ! la démocratie va-t-elle bien ? C’est la question candide qui m’est souvent posée lorsque je dis à quelqu’un que je fais des recherches sur la démocratie (notamment au chauffeur de taxi qui me conduit comme aujourd’hui à une conférence sur la démocratie). Je suis bien embêté d’ailleurs d’y répondre. À une telle question, on ne répond pas par un oui ou par un non. La démocratie est quelque chose de paradoxal, de contradictoire, certains signes de vitalité sont parfois ses faiblesses, au contraire, certains signes de faiblesses sont parfois ses forces. Comme j’ai quelques minutes devant moi (plus que dans une ballade en taxi) je vais tenter de vous expliquer certains de ces paradoxes.
Les paradoxes contemporains de la démocratie
Je commencerai par des constats contemporains.
D’un côté, on peut dire que la démocratie se porte bien. Depuis les années 1980, un grand vent de démocratie a soufflé sur la planète. Les régimes autoritaires de l’Amérique latine ont quasi disparu. Le camp communiste s’est effondré et tous ces pays se réclament aujourd’hui d’une démocratie minimale. Plus timidement, l’Afrique et l’Asie se sont ouvertes à certains pans de la démocratie. Ce qui était une expérience confinée à une partie de l’Occident libéral est devenu une expérience planétaire. C’est ce que Francis Fukuyama a appelé « la fin de l’histoire »1. La victoire, du moins idéologique, de la démocratie libérale ; elle aurait vaincu ses ennemis (le fascisme, l’autoritarisme, le communisme). Premier constat, donc : la démocratie a triomphé de ses ennemis et elle est devenue une réalité planétaire.
La démocratie se serait élargie aussi, au-delà de la sphère du politique. C’est une des caractéristiques de la démocratie moderne. Une démocratie qui ne se confine pas à être une institution politique, elle est présente dans différentes sphères d’activités de la société.
Soulignons pour le moment, la sphère juridique, élément essentiel de toute démocratie et plus particulièrement la question des chartes et des droits humains. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (la Déclaration universelle des droits de l'homme des Nations Unies date de 1948), cette sphère juridique de la démocratie s’est particulièrement imposée. Au niveau international, dans un premier temps, ce qui n’était au départ qu’un énoncé de principes juridiques s’est concrétisé dans des tribunaux internationaux, comme la Cour pénale internationale de La Haye, les tribunaux internationaux sur l’ex-Yougoslavie et le Rwanda. Il y a aujourd’hui des prisonniers jugés pour crime contre l’humanité par ces tribunaux. Même le Conseil de sécurité des Nations unies intervient dorénavant lors de certaines crises au nom d’un certain droit international d’ingérence humanitaire. Plusieurs démocraties, dont notamment le Canada en 1982, se sont donné des Chartes des droits et libertés et, les Cours peuvent abroger les lois des parlements au nom des principes juridiques qu’elles incarnent. Certains ont parlé alors de « démocratie chartiste » 2, d’autres de « démocratie droit-de-l’hommiste »3, pour souligner l’incontestable avancée de la démocratie des droits, à l’échelle planétaire. Ces dernières décennies ont vu incontestablement une extension de la démocratie des droits.
Mais la démocratie se porte-t-elle vraiment bien ?
De la place Tian’anmen en Chine, de ces foules qui chassent le dictateur Ceaucescu en Roumanie en 1989, de la Révolution orange en Ukraine en 2004, des milliers de manifestants qui scandent la liberté lors du Printemps arabe en 2010, un même cri aux accents démocratiques s’entend partout dans des coins de la planète où la démocratie telle que nous l’entendons ne se faisait pas entendre auparavant. Il y a tout au moins, et cela à l’échelle planétaire, un réel éveil d’une démocratie protestataire.
Les vieilles démocraties — les nôtres — sont elles aussi traversées par des soubresauts populaires qui rendent compte indéniablement de sursauts ou d’avancées démocratiques. Les années 2000 ont vu se déployer des mouvements altermondialistes s’opposant au projet néo-libéral mondial (Seattle, Québec). Au cours de la dernière décennie les mouvements, Occupy\New-York\ Montréal, ceux des Indignés, en Grèce en Espagne, les mouvements des étudiants au Québec et au Chili, et j’en passe, ont revitalisé une forme de démocratie directe ou radicale qui elle aussi fait partie de la tradition démocratique moderne4.
Il ne faut pourtant pas être un observateur trop fin de la vie politique pour saisir, par ailleurs, que la démocratie va mal. Parfois même en raison de ses succès. On notera dans un premier temps le déclin de confiance dans les institutions de la démocratie représentative, ce que plusieurs spécialistes ont nommé la « crise de la représentation ». Perte de confiance dans les parlements. Perte de confiance portée souvent par les politiciens eux-mêmes qui, pour faire peuple, s’évertuent à critiquer les institutions mêmes de la représentation (on reconnaîtra ici un des éléments du populisme). Méfiance, scepticisme, envers les partis politiques dont le nombre des adhésions ne cesse de décliner dans les dernières décennies, comme d’ailleurs en général décline la participation électorale (le vote), notamment chez les jeunes. La vieille démocratie représentative est accusée de tous les maux : corruption, copinage, inefficacité, insipidité.
Cette perte de confiance envers les institutions qui sont à la base de la démocratie, s’accompagne aussi d’un affaiblissement réel de la puissance d’agir des gouvernements nationaux face à l’accélération de la mondialisation et de la force du marché mondial et des traités qu’il suscite. Des phénomènes qui tendent à vouloir dicter aux États la marche à suivre au détriment des instances démocratiques elles-mêmes. Pourquoi, effectivement, s’intéresser à des parlements dont les représentants disent eux-mêmes qu’ils sont dorénavant soumis aux dictats des juges en politique et des traités internationaux en économie ? Démocratie impuissante face à la logique des marchés et de la technique.
La crise de la représentation n’est pas qu’une critique des institutions de la représentation (les parlements, les gouvernements, les partis politiques, les politiciens) ; elle est une critique de la représentation elle-même5. Nous ne voulons tout simplement plus être représentés, « nous voulons nous gouverner nous-mêmes », ce qui est au départ un slogan éminemment démocratique.
La vague de populismes qui traverse nos démocraties est le symptôme aigu de cette crise de la représentation : rejet des élites politiques, exaltation du peuple, méfiance envers les institutions. Ce n’est pourtant que la pointe de l’iceberg. La plupart des citoyens aujourd’hui croient que les partis politiques, les parlements, ne les représentent pas bien. Qu’ils ne représentent pas bien la diversité des courants idéologiques qui traversent dorénavant nos sociétés (l’écologisme, le pacifisme, le féminisme, le régionalisme, le populisme), sans compter les vieilles divisions entre libéraux et conservateurs, entre la gauche et la droite. Qu’ils ne représentent pas bien, encore, la diversité ethnoculturelle qui s’est approfondie au cours des dernières années, ni la diversité hommes/femmes, pas plus que celles des régions et des modes de vie, des classes moyennes ou des classes populaires ou encore des nouveaux exclus de la mondialisation et des vieilles identités religieuses autrefois dominantes. C’est pour répondre à ces nouvelles exigences de représentation, que l’on peut appeler « représentation miroir » (comme un miroir nos institutions démocratiques devraient refléter la diversité profonde de nos sociétés) que Justin Trudeau a voulu faire de son cabinet un kaléidoscope de la diversité canadienne.
C’est aussi pourquoi toutes nos démocraties sont en réflexion aujourd’hui sur la réforme des institutions démocratiques. Et la plupart des propositions citoyennes à ce sujet vont dans le sens d’une méfiance envers les institutions de la représentation, pour une représentation miroir, ou encore pointent vers un refus tout simplement du fait d’être représenté. Il est en est ainsi des propositions d’une démocratie plus citoyenne, plus directe (que ce soient celles d’assemblées ou de conversations citoyennes), des propositions de surveillance des élus par des comités d’éthique ou de contrôle des finances (la démocratie de surveillance), ou encore de la possibilité du rappel « recall » des députés ; il en est ainsi également des multiples propositions de représentation proportionnelle, elles auraient toutes un meilleur « effet miroir » dit-on ; et il en est encore ainsi des propositions plus radicales d’abolition des partis politiques. Autrement dit, éliminer la médiation représentative, le parti (refus de la représentation). Finalement, je suis seul moi-même à pouvoir me représenter correctement.
J’ai dit que cela était paradoxal, contradictoire : d’un côté, victoire un peu partout sur la planète de l’idéologie démocratique, son expansion institutionnelle et juridique, sa prégnance dans de grandes manifestations populaires ; et, de l’autre côté, une méfiance généralisée envers la seule forme concrète qu’elle a prise historiquement, la démocratie représentative, un refus de la représentation et un déclin de la participation électorale. La démocratie va-t-elle bien ? Comme je le disais, c’est embêtant de répondre à une telle question.
Pierre Rosanvallon a nommé « contre-démocratie » cette démocratie de la méfiance et de la défiance6. Non pas qu’elle serait antidémocratique dans un sens trivial. Il insiste pour rappeler que ce l’on nomme la protestation ou la défiance envers le pourvoir est l’un des traits caractéristiques du régime démocratique : pas de démocratie sans méfiance et sans défiance. Mais la démocratie de la défiance, précise-t-il, souffre d’un « déficit politique », elle est même « anti-politique » dans le sens qu’elle vise moins à gouverner les humains qu’à prendre une distance par rapport au gouvernement des humains.
Or, la démocratie ne saurait être que défiance, que mise à distance, elle est aussi une forme de gouvernement, une manière d’organiser le pouvoir, de créer du commun qui ne saurait être que le simple effet miroir de la société7.
Qu’est-ce créer du commun? Je dirais que c’est au moins deux choses. Une première c’est l’agir ensemble, prendre des décisions communes, d’intérêt commun. Comme on le verra, agir dans l’intérêt commun n’est pas chose facile (la démocratie miroir, c’est en effet la démocratie des intérêts, c’est le « pas dans ma cour »). Le commun c’est aussi, deuxième chose, créer de la solidarité : solidarité civique, car pas de vie démocratique sans civisme, sans le respect que commande une même appartenance citoyenne, cela est essentiel au débat public et a des prises de décisions que nous considérons comme légitimes, comme nôtres ; solidarité sociale aussi, l’imaginaire démocratique est étroitement associé à l’imaginaire de l’égalité8, la démocratie a besoin de solidarité et elle doit produire de la solidarité pour exister. Longtemps, l’État-nation a servi de réservoir au déficit de commun de la démocratie, et l’étiolement actuel de la nation participe du déficit contemporain du commun en démocratie.
C’est ce déficit politique, cette perte de confiance dans les institutions de la démocratie, dans sa capacité à créer du commun qui me semble être le grand défi des démocraties modernes. La démocratie s’étend, se porte relativement bien dans ses fonctions juridiques ou protestataires, mais s’essouffle, elle est même contestée, dans ses fonctions de faire société. Elle est pour ainsi dire prise (ou écartelée) entre un formalisme et un universalisme trop fort (l’extension du droit, le gouvernement des juges) et un sociologisme tout aussi puissant (la volonté de se gouverner soi-même, immédiatement, sans médiation, sans représentation, par la simple protestation). Ce qui va mal là-dedans, c’est l’oubli d’une médiation, d’un lien entre la logique du droit, universelle et abstraite et celle du social, plurielle et particularisée, c’est l’oubli du politique, l’oubli de l’institution qui en liant ces deux pôles crée du commun.
Le paradoxe est encore plus grand si j’étends mes remarques, non pas uniquement à la sphère politique, comme je l’ai fait jusqu’à maintenant, mais à la société dans son ensemble.
D’un côté, nous vivons dans un monde où les forces d’homogénéisation sont puissantes, plus puissantes qu’elles ne l’ont jamais été. Homogénéisation marchande par un marché mondialisé, homogénéisation culturelle par la domination d’une « world culture » - « en anglais s’il vous plaît » -, homogénéisation politico-idéologique par l’adoption par les élites médiatisées de la planète d’un même programme « devenir cosmopolite, devenir citoyen du monde ».
De l’autre côté, notre univers est fragmenté. Fragmentation de la vie politique, on vient de le voir, par le rejet des grands partis politiques qui balisaient nos horizons partisans (libéraux\conservateurs ; gauche\droite) ou encore, par notre défiance envers l’État ou notre refus de la représentation; fragmentation idéologique, par la fin des grands récits politiques (le communisme, le libéralisme, le conservatisme) propres à la modernité9, remplacés par une multitude de petits récits qui n’ont ni profondeur historique ni avenir (le présentisme) ; fragmentation aussi du fait des petites différences qui surgissent lorsqu’on accentue nos styles de vie (les écolos, les bobos, les intellos, les geeks, les straights), un certain retour du tribalisme10, ou encore une accentuation de nos différences culturelles, l’exaltation de la diversité. Le cosmopolitisme multiculturel est ce qui reste le plus près d’un grand récit moderne, …il est le seul.
Le peuple introuvable
Nous sommes écartelés entre l’abstraction du monde moderne et la spécificité de nos différences. On dira que le paradoxe de la démocratie et le paradoxe sociétal se rejoignent, c’est même, je dirais, le paradoxe de la modernité. Du moins c’est ainsi que j’aimerais essayer de décrire ses enjeux actuels, le malaise démocratique de notre temps, en prenant un regard de surplomb, un regard historique, pour essayer de comprendre dans quel type de démocratie nous vivons. La difficulté actuelle que nous éprouvons à produire du commun est pour ainsi dire inscrite dès le départ dans la démocratie moderne, c’est presque l’ADN de la démocratie moderne.
Rappelons quelques faits. La démocratie moderne n’est pas sortie toute faite de la tête de quelques penseurs de la Renaissance ou du Siècle des Lumières européens. On doit même dire que les premiers penseurs du monde moderne étaient souvent réticents à l’égard de la démocratie, qu’ils associaient à un régime fondé sur la multitude, à l’ingouvernabilité, à l’excès de singularité. C’était l’image qu’en avaient laissé les philosophes grecques : la multitude n’était pas Une, n’avait pas Telos, elle n’allait pas dans une direction unique, l’émancipation de l’humanité, par exemple, était susceptible d’être soumise au démagogue (le démagogue, c’est celui qui veut manipuler le peuple, démagogue et démocratie ont d’ailleurs la même étymologie). Montesquieu pensait que le meilleur régime était un régime mixte : le pouvoir de tous (la démocratie), le pouvoir des meilleurs (l’aristocratie), le pouvoir de l’un (la monarchie) qui incarnait la nation. Jean Jacques Rousseau croyait quant à lui qu’il faudrait que les hommes soient des dieux pour être aptes à se gouverner en démocratie et, qu’à la rigueur, c’était un régime uniquement bon pour les petites sociétés, comme la cité athénienne ou la République de Genève de son époque. Ces gens doutaient donc de la démocratie.
La démocratie moderne s’est alors imposée presque à l’insu de ses concepteurs. Elle fut une « invention » de l’histoire11, une nouvelle forme de société qui sortait de toute part, tant du domaine des idées que des mouvements populaires et de l’histoire politique. Un « fait générateur », dira plus tard Tocqueville, dont la force fut incommensurable à l’échelle de l’humanité. Cette nouvelle réalité, ce fait générateur, transforma autant les rapports des individus entre eux, que ceux avec l’autorité, elle fut comme un grand torrent qui abolit les hiérarchies et renversa les anciennes monarchies que l’on croyait immuables12.
La première caractéristique de la démocratie moderne ne fut pas politique, ce ne fut pas l’idée du gouvernement des hommes par les hommes. Ce fut plutôt une transformation de l’imaginaire social : la « sortie du religieux », comme le dit Marcel Gauchet. Pendant des millénaires, l’humanité crut que la société émanait de quelques puissances extérieures à elle-même : la nature, Dieu13. C’est de cette puissance extérieure, de cette transcendance qu’elle disait puiser ses conceptions du bien comme du mal, du juste comme de l’injuste, du bon gouvernement. La division sociale était quelque chose de naturel, quelque chose qui n’était pas lié à une intention humaine. L’autorité des monarques émanait du fait qu’ils étaient les représentants naturels de la puissance divine sur terre. Le sacre d’un roi se déroulait sous l’autorité de l’Église.
C’est le basculement de cette conception du monde qui fit naître la démocratie. Dorénavant, le pouvoir de hiérarchiser les rapports sociaux, de définir le bien du mal, l’autorité, bref, de faire société, émanera d’en bas, de la société elle-même. Mais cela ne veut pas dire que l’on sut immédiatement (ou que l’on sait aujourd’hui !) ce que la société est, et ce qu’elle veut vraiment. Personne, dira un jour Émile Durkheim, n’a vu des individus s’assembler et dire : « nous inventons une société ». L’affaire est plus compliquée qu’elle ne paraît à première vue. Elle ne s’exprime pas dans un court trajet de taxi, comme je le disais au départ. J’ai toujours aimé cette phrase de Marcel Gauchet qui, à la fin de son grand livre Le désenchantement du monde, dit : « C’est lorsque les hommes se prennent pour des dieux, qu’ils comprennent qu’ils ne sont pas des dieux ». Il semble bien qu’il soit plus facile de comprendre ce que les dieux veulent de nous (l’univers des sociétés aristocratiques), que de comprendre ce que les humains veulent pour eux-mêmes (l’univers des sociétés démocratiques).
C’est pourquoi la démocratie ne s’est pas inventée dans un premier temps comme un régime de vérité. Les premières formulations de celle-ci furent plutôt des protections contre le pouvoir arbitraire des Rois. L’Habeas corpus de 1679 en Angleterre, l’une des premières manifestations de la démocratie moderne, qui affirme le droit de ne pas être détenu arbitrairement, sans un procès juste, est l’énoncé de ce qu’on appelle une « liberté négative », la liberté de ne pas être contraint à… 14. La tolérance religieuse qui s’impose, à l’époque, dans la foulée des guerres des religions et qui annonce autant le pluralisme religieux que la séparation du pouvoir politique du pouvoir religieux est aussi une liberté négative : pour que toutes les religions soient reconnues, l’État doit pour ainsi dire être athée. Au moment de la Révolution française de 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est formulée de la même manière (largement négative), nul ne peut empêcher quelqu’un de vivre, de dire ce qu’il veut, de professer la religion de son choix, si cela ne nuit pas à autrui. La liberté que l’on octroyait ne pouvait être formulée que sous sa forme négative tant ses manifestations s’avéraient multiples.
Le Peuple qui s’affirme ainsi est plus une énigme, un questionnement, qu’une valeur positive, qu’une vérité ou un fait. Tout est dit comme si la démocratie s’affirmait dans ses premières formulations modernes comme une grande inquiétude, l’éternelle inquiétude de sociétés dorénavant prises avec l’obligation de définir elle-même ce qu’est le vivre ensemble. Tocqueville, encore lui, remarquait ce trait caractéristique des démocraties dans l’Amérique du 19e siècle : quand on passe, disait-il, d’une société non démocratique à une société démocratique ce qui frappe, c’est le mouvement, « l’inquiète activité ». Les démocraties sont des sociétés où « les repères des certitudes » ont été brisés. Tout est dorénavant sujet à questionnement. Et, les réponses à ces questionnements sont multiples, même s’il en a la prétention, nul ne saurait posséder la vérité. Il en est de même pour l’exercice du pouvoir, même si ceux qui occupent le pouvoir disent l’occuper au nom du peuple, leur occupation est temporaire, pas de droit divin et, en démocratie, il y a toujours une partie du peuple qui conteste ce pouvoir et vise à prendre sa place15.
L’affirmation du pluralisme, la diversité, la fragmentation et la division du peuple sont donc quelque chose d’éminemment démocratique. L'éclatement du peuple rend difficile la formulation de sa volonté, de sa volonté comme peuple, comme Nous. C’est le constat que feront les penseurs ou les politiciens héritiers au tournant du 19e siècle de révolutions démocratiques (anglaise, hollandaise, américaine, française), révolutions qui disaient remettre le pouvoir au peuple. Ce peuple était introuvable, divisé en factions et en intérêt16 clamait-on, déjà, dans l’Assemblée nationale française. Certains penseront que ces démocrates n’aimaient pas le peuple, qu’ils le considéraient comme ingouvernable, "la peur du Peuple"17. On ne trouvera rien de mieux, d’ailleurs, pour confirmer la souveraineté du peuple, que le suffrage universel. Or, il n’y a-t-il rien de moins peuple que le suffrage universel ? Je veux dire par cela, de moins collectif. Des individus séparés par un isoloir le jour du scrutin ! L’énigme de la démocratie dans toute sa splendeur, le peuple introuvable, fragmenté, est là, émietté, réduit à son plus simple élément : l’individu18.
Les sciences humaines naissantes du 19e siècle constateront, elles aussi, que ce peuple, à qui on venait de clamer que sa raison universelle était souveraine, n’était pas que raison, mais qu’il était traversé de toute part par des rapports sociaux de classes, d’identités, de sexes, de religions, de langues, de nations. C’était un peuple complexe, pluriel, difficile à circonscrire. Très éloigné de la simplicité du discours démocratique populiste qui s’affirmait déjà à l’époque, discours qui dit posséder la vérité sur ce que pense le Peuple, le vrai peuple, le bon peuple.
Même constat du côté de l’individu. C’était lui le dépositaire de la raison démocratique, c’est à lui « l’individu » à qui on a octroyé l’ultime souveraineté par le suffrage universel. Freud, encore là, nous a appris que ce n’était pas aussi simple que cela. L’individu sensé être l’être rationnel au cœur de la démocratie était en partie guidé par un inconscient qu’il ne contrôlait pas.
La démocratie avait remis le pouvoir à un peuple à jamais énigmatique, ou du moins dont les intentions plurielles dépassaient largement l’unicité de la raison qui le fondait.
Brève histoire de la démocratie
Comment concilier alors cette idée que l’autorité (le pouvoir de faire société) émanait du peuple et celle que ce peuple, à la différence de Dieu, n’était pas Un ? Je dirai que c’est l’institutionnalisation d’une démocratie représentative au 19e siècle qui a permis d’instaurer un équilibre fragile lié à ce curieux paradoxe. La démocratie est histoire plus que théorie. J’en donnerai quelques exemples (trois) qui démontrent comment cette institutionnalisation de la démocratie est essentielle à son fonctionnement : 1) la représentation, 2) l’élection périodique, 3) les partis politiques.
La représentation. Au départ : elle institue, à la différence d’une démocratie directe, une séparation entre le peuple citoyen et le peuple gouvernement. Elle assume, pourrait-on dire, cette scission instaurée par la démocratie moderne entre le peuple souverain en droit et pluriel dans son existence sociale. Certains ont vu là le maintien d’une forme aristocratique dans la démocratie moderne : la représentation par l’élection serait une forme méritocratique en ce qu’elle vise à sortir du peuple les meilleurs d’entre nous pour nous gouverner19. C’est ainsi qu’on l’a vu au début du 19e siècle20. Dans une grande société, dans des sociétés où nous sommes occupés à des besognes bourgeoises, nous n’aurions pas le temps de nous occuper nous-mêmes du gouvernement de tous, nous devons choisir des représentants.
Cela est juste, mais incomplet. En dissociant le peuple citoyen du peuple gouvernement, la représentation crée l’espace, le lieu, les conditions mêmes de possibilités de la critique citoyenne. Comme les régimes totalitaires du XXe siècle nous l’ont appris, s’il y a une identification étroite au gouvernement – « le gouvernement c’est le peuple », « le peuple c’est le pouvoir » —, il est alors impossible de critiquer le gouvernement sans critiquer le peuple. Cette difficulté n’est pas propre qu’au totalitarisme, elle est présente dans toutes les expériences de démocratie directe ou encore dans le populisme. Ces expériences tendent à confondre le peuple et le gouvernement de soi. La démocratie représentative ne représente pas le peuple comme un miroir, on lui en fait souvent le reproche, par ses institutions – les partis, le parlement — elle met le peuple en représentation, comme au théâtre21. Or, c’est dans l’espace même de cette mise en représentation du peuple que se construit le peuple politique. C’est en raison de cette division du peuple que se joue la possibilité continuelle d’un débat sur le bon gouvernement, d’une sphère publique critique, je dirai la possibilité même de l’existence de la politique.
Dans un deuxième temps : l’élection périodique. À la différence des régimes non démocratiques où le pouvoir, émanant d’une légitimité extérieure au peuple, est intemporel, se représente comme éternel, à la différence aussi d’une démocratie directe où le pouvoir est soumis au contrôle direct des assemblées (Rousseau disait que les Anglais se croient en démocratie parce qu’ils votent tous les quatre ans), l’élection périodique confirme que le pouvoir n’appartient à personne en permanence, qu’il passe en alternance de l’une à l’autre des grandes divisions sociales de la société (gauche/droite ; libéral/conservateur). Mais en même temps, il donne à une partie de cette division, à l’un des camps, la légitimité de gouverner (ce que ne permettrait pas la possibilité d’un recall, du rappel fréquent des députés par exemple). Autrement dit, il signifie que la société n’est pas soumise à son incessante division interne, à son émiettement, à ses sauts d’humeurs et de factions. L’élection périodique combine l’alternance et la permanence, la stabilité d’un gouvernement et la possibilité de le renverser.
Dans un troisième temps, les partis politiques (autre institution de la représentation). Au début de la démocratie moderne, les partis politiques, comme les associations, avaient mauvaise presse. Ces formes d’associations ou de corporatismes étaient considérées nuire à l’expression de la vérité du peuple. Dans la démocratie américaine, on essaya de les neutraliser en élaborant un fin stratagème de contre-pouvoir (check and balance). En France la Loi Le Chapelier de 1791 interdit tout simplement les associations professionnelles (corporations et syndicats), politiques (les factions politiques), …trop diviseurs. Malgré tout, la vie politique les recréa, particulièrement les partis politiques qui devinrent, bien que rarement inscrits dans les constitutions démocratiques, les éléments clefs de la vie parlementaire. Le nom même le dit, « parti », les partis politiques expriment une part du peuple, non sa totalité, leur existence est le signe d’un pluralisme, d’une diversité. Mais, étrangement, les partis politiques ont aussi joué un rôle d’unification, du moins dans les démocraties où la vie politique se scinda en grands pôles d’opposition (gauche/droite ; conservateurs/progressistes), ce qui fut le fait de la plupart des démocraties. Ils jouèrent premièrement un rôle d’agrégateur de la pluralité. Devant une société plurielle, fragmentée, les partis politiques furent les premiers vecteurs de l’intersectionnalité, comme on dit aujourd’hui. Ils connectèrent entre eux différents intérêts, revendications de la pluralité du peuple (les intérêts du camp de gauche, ceux du camp de droite). Agrégation des intérêts signifie aussi simplification de la vie politique. Les partis politiques, quand ils ne sont pas trop nombreux, participent ainsi de la lisibilité de la vie politique. Car la prolifération des choix et des options politiques peut conduire à la pluralisation à outrance de la société, à sa non-lisibilité. Les partis de rassemblement ou de coalition ont donc comme effet de transformer des intérêts particuliers en intérêts particuliers communs.
Ces mécanismes furent féconds. La dimension critique de la démocratie moderne nous fait souvent minimiser ses succès. J’ai rappelé plus haut comment la démocratie moderne, celle des 18e et 19e siècles, avait débuté comme une simple affirmation de l’autorité du peuple et de la protection de l’individu, ce fut l’époque des libertés civiques, des libertés négatives. Cet énoncé que l’autorité dorénavant émanait du peuple, même si ce peuple était introuvable et ne s’affirmait que dans sa pluralité, engendrera un questionnement sans fin sur le pouvoir et ses détenteurs et la question de l’égalité citoyenne.
Résumons-le simplement comme ceci. Si le 18e siècle fut le siècle des libertés civiques (la raison universelle) le 19e fut le siècle des libertés politiques22. « Pour bien protéger nos libertés, mieux vaut les faire soi-même, être autonome politiquement », dira-t-on. La démocratie s’ouvrait ainsi à sa dimension politique, représentative. Ce fut la grande affaire du 19e siècle : le suffrage. Dans les faits l’autonomie politique ainsi réclamée était celle des hommes, propriétaires, chefs de famille. Mais, si les électeurs étaient une infime minorité de la population au moment de l’invention du droit de vote citoyen (malgré l’affirmation du suffrage universel au moment de la Révolution française en 1792, celui-ci atteignait moins de 10% de l’électorat des hommes), un siècle après, le droit de vote atteindra l’universalité de la population adulte. C’est que l’affirmation selon laquelle l’autorité est désormais dans le peuple est exponentielle : « le peuple », c’est nous aussi, dirons les ouvriers, les femmes, les jeunes, les noirs, les minorités, les immigrants. La démocratie inaugure un questionnement sans fin sur qui est ce peuple à qui on a donné le pouvoir.
Questionnement aussi à propos de la solidarité, de l’égalité. L’autorité politique moderne s’appuie sur l’affirmation d’une égalité citoyenne, à l’encontre des sociétés aristocratiques où ce qui lie les individus est la hiérarchie. Dans une société d’individus, la solidarité ne va pas de soi, la communauté n’est plus automatique, l’étiolement du lien social est toujours possible (si j’ai faim ou suis malade, je n’ai plus un village pour me nourrir ou me soigner). La solidarité doit être construite, elle est une solidarité citoyenne23. La démocratie ne produit pas l’égalité, elle engendre un débat sur l’égalité. Ce fut l’affaire de la première partie du XXe siècle. Le suffrage engendra des revendications pour l’égalité, ce furent les grandes années de l’État providence : accessibilité universelle à l’éducation, aide aux plus nécessiteux, aux personnes âgées, soins médicaux pour tous, etc. L’État providence a effectivement créé la plus grande égalité que des sociétés complexes aient réalisée24. La mondialisation, comme la désaffiliation par rapport à l’État tendent aujourd’hui à vouloir effacer cette égalité citoyenne (chacun devrait pouvoir s’occuper de sa propre vie). C’est là l’un des grands enjeux de la démocratie contemporaine.
L’absence du commun
Je ne voudrais pas laisser l’impression, pour conclure, que j’ai voulu sanctifier les acquis de la démocratie représentative et annoncer que tout était parfait avant sa critique. J’ai voulu simplement rappeler que la démocratie moderne est fragile, car écartelée entre une souveraineté du peuple qui ne peut se définir qu’abstraitement, juridiquement. Ceux qui ont essayé de définir concrètement le peuple universel ont accouché du totalitarisme (je sais ce que le peuple veut et voilà ce qu’il doit faire). Et, d’autre part, à l’envers du totalitarisme, le peuple concret qui ouvre un monde d’incertitudes, de pluralisme, qui peut conduire à la démagogie, à l’ingouvernabilité ou encore à la paralysie au nom de la diversité trop grande de ce peuple insaisissable. À trop aimer, la démocratie croyait Tocqueville, à trop l’étreindre, on peut la détruire.
La crise de la représentation aujourd’hui signifie que nous voudrions que la diversité soit directement, sans médiation, sans représentation, le lieu de notre gouvernement, ou encore qu’elle s’efface dans un cosmopolite universel. Marcel Gauchet croit que cette jonction, entre la pluralité des appartenances et le pouvoir, s’est en grande partie réalisée, mais au détriment de la démocratie, c’est ce qu’il appelle la « démocratie contre elle-même »25.
Nous avons de la difficulté aujourd’hui à définir le commun, nous rejetons les institutions qui permettaient à la démocratie de créer du commun à partir de l’infinie diversité du mode. J’ai voulu rappeler que notre démocratie fut féconde, car contrainte par des institutions à maintenir en tension la souveraineté du peuple, les affaires communes, et ses tendances à la fragmentation, à l’individualisation. Il n’y plus de tensions entre la démocratie formelle, universelle, une démocratie que l’on dit pour tous, sans égard aux appartenances ou aux différences, une démocratie qui s’adresse à l’être humain nu, sans qualité, et la démocratie plurielle, miroir, celle de la rue. Il n’existe plus une tension, mais un fossé.
Ce sont les institutions garantes de cette tension qui constituent l’espace politique de la démocratie, l’espace qui crée du commun. Nous devons les vivifier, sinon les recréer.
JOSEPH YVON THÉRIAULT
Notes
1 Francis Fukuyama : « La fin de l’histoire ».
2 Alan C. Cairns : « Charter vs federalism »
3 Marcel Gauchet : La question politique.
4 Ancelovici, M., Dufour, P. et Nez, H. (dir.) : Street Politics in the Age of Austerity : From the Indignados to Occupy.
5 Pierre Manent : Cours familier de philosophie politique
6 Pierre Rosanvallon : La contre-démocratie.
7 Jürgen Habermas : Droit et démocratie, entre faits et normes.
8 Pierre Rosanvallon : La société des égaux.
9 François Lyotard : La post modernité.
10 Michel Maffesoli : Le Temps des tribus.
11 Claude Lefort : L’invention démocratique.
12 Alexis de Tocquevile : La démocratie en Amérique.
13 Marcel Gauchet : Le désenchantement du monde.
14 Isaiah Berlin, Deux concepts de liberté.
15 Claude Lefort, Écrits politiques.
16 Pierre Rosanvallon : Le peuple introuvable ; Marcel Gauchet : La Révolution des pouvoirs : la souveraineté, le peuple et la représentation 1789-1799
17 Jacques Rancière : La haine de la démocratie ; Francis Dupuis-Déri : La peur du peuple.
18 Claude Lefort : Écrits politiques.
19 Bernard Manin : Principe du gouvernement représentatif.
20 Benjamin Constant : Liberté des anciens, liberté des modernes.
21 Myriam Revault d’Allones : Le miroir et la scène.
22 T. H. (Thomas Humphrey) Marshall : Citizenship and Social Class.
23 David Miller : National Responsibility and Global Justice,
24 Pierre Rosanvallon : La société des égaux.
25 Marcel Gauchet : La démocratie contre elle-même.