Le professeur Pierre Manent enseigne à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, à Paris. Élève de Raymond Aron, il a d'abord fait sa marque en montrant l'actualité de la pensée libérale. II est aujourd'hui considéré comme l'un des penseurs politiques les plus importants de sa génération. Il a notamment publié Tocqueville et la nature de la démocratie (1982), Les Libéraux (1986) et Histoire intellectuelle du libéralisme (1987). Son libéralisme n'est pas orthodoxe, comme le montre son dernier livre La Cité de l'Homme (1994), en ce qu'il s'inquiète de l'oubli de la communauté politique et de l'affaiblissement conséquent du lien social chez les Modernes. Nous l'avons rencontré afin qu'il précise certaines de ses idées, sur la démocratie et la nation.
Dans plusieurs de vos écrits, vous présentez l'idée selon laquelle la modernité a introduit un nouveau type d'humanité, celle de l'homme démocratique. Pouvez-vous nous décrire le mouvement qui a donné naissance à cette nouvelle humanité?
L'idée que l'homme démocratique représente un nouveau type humain n'est pas une idée neuve. C'est Tocqueville qui, le premier, parle de l'homme démocratique, qu'il oppose à l'homme aristocratique. À la fin de la Démocratie en Amérique, il affirme qu’il s’agit là de deux humanités distinctes. Mais, au-delà de Tocqueville, Platon, déjà, dans sa psychologie de l'agir politique, liait chaque régime politique à un type d'humanité ou à un régime psychologique.
L'idée qu'il y a un homme démocratique nous oblige à prendre en compte tout le développement historique de l'Europe, en partant des deux grandes déterminations de l'humanité de l'homme occidental, c’est-à-dire la détermination grecque et la détermination judaïque. Selon cette dernière, d’ailleurs reprise avec des modifications substantielles par le christianisme, la vocation de l'homme est d'obéir à la Loi donnée par le vrai Dieu. Selon la détermination grecque, au contraire, la vocation de l'homme est de faire valoir sa nature et de la déployer dans la Cité.
Nous ne cessons d'être portés par ces deux expériences pures: l'expérience grecque de l'homme debout et l'expérience judéo-chrétienne de l'homme à genoux. Il y a pourtant, entre ces deux expériences, une tension. Selon l'interprétation que je propose, l'humanité moderne est destinée à résoudre la tension entre ces deux expériences, afin de réconcilier la liberté de la nature d'un côté, et la loi de l'autre. Quelle est la seule réconciliation possible? Il suffit d'obéir à la loi, mais à la loi que je me suis donné. Voilà la course dans laquelle s'est engagé l'homme occidental: ne pas tenir compte d’une loi reçue, puisqu’elle est morte, et être lui-même l'auteur de la loi à laquelle il accepte d'obéir.
Les Anciens connaissaient déjà l'idée de l'égalité et de la démocratie. Quelles possibilités les Modernes ont-ils exploitées que les Anciens n'avaient pas vues?
Vous supposez que la démocratie moderne prend la suite, après un intervalle de temps important, de la Cité grecque, en développant quelque chose qui était implicite dans la Cité grecque. Il est certain qu'il n'y aurait pas eu de démocratie moderne s'il n'y avait pas eu de démocratie grecque. Mais il y a cependant une grande différence. Le monde prédémocratique, c'est le monde des dieux, des héros éponymes, des fondations obscures. C'est un monde gouverné par la loi obscure du sang, de l'héritage. L'homme démocratique découvre que les hommes sont capables de se gouverner eux-mêmes, à condition de parvenir à concevoir et à faire fonctionner un bon régime qui permet qu’on soit tantôt commandant, tantôt commandé.
L'idée démocratique grecque peut se résumer ainsi: nous devons instituer l'alternance entre commander et être commandé. En même temps, cette découverte d'une liberté nouvelle, l'homme auteur de ses conditions d'existence, est inséparable de la découverte d'une contrainte autre que celle des mythes, celle de la nature. Les hommes sont les auteurs de leurs lois, ils sont les auteurs des nomoi. Mais les nomoi ne sont valides que dans la mesure où ils respectent la nature, la physis. L'expérience démocratique grecque, c'est donc l'expérience d'une liberté inédite mais aussi l'expérience d'une nécessité inédite, ou d'une limite inédite, non plus celle de la moira ou du destin, mais celle de la nature.
Les Modernes, eux, rééditent le premier mouvement de la démocratie grecque. Ils redécouvrent et réaffirment la capacité humaine à se gouverner. Mais ils ne reconnaissent plus les limites à cette liberté. Ils ne reconnaissent plus les nécessités de la nature. C’est là que réside la différence entre la démocratie des Anciens et la nôtre, celle des Modernes.
Je vois la rupture entre la démocratie moderne et la démocratie antique dans ce fait: il s'ouvre pour les Modernes une chose que les Grecs ne pouvaient concevoir, l'idée d'une démocratie fondée sur le commandement adressé à soi-même. Le gouvernement de soi par soi a pour horizon non pas cette construction collective qu'est la Cité grecque, où on ne parvient au gouvernement de soi par soi qu'en alternant les deux rôles, mais plutôt ce qu'on appelle l'autodétermination, c'est-à-dire un sujet qui se gouverne lui-même.
Dans les débats qui ont marqué l'histoire politique anglaise, le terme self-government a été couramment utilisé.
Dans cette expression, c’est le mot self qui est le plus important, et non pas government. Dans quelle mesure, jusqu'où et en quel sens l’individu humain — le sujet — peut-il se gouverner lui-même? C'est une question troublante derrière laquelle nous courons, derrière laquelle la politique moderne court, derrière laquelle la morale moderne court. Mais qu'est-ce que la pure autonomie?
La démocratie doit-elle être définie comme une simple forme de gouvernement ou ne pouvons-nous pas lui accorder un sens plus large?
Je crois que tous les régimes politiques connaissent cette sorte de dualité entre une définition institutionnelle froide et une définition morale, spirituelle, chaude, sublime. Après tout, on définissait la monarchie au xviie siècle en disant simplement que le pouvoir était transmis de façon héréditaire. Cela évitait la contestation, le désordre et la guerre civile. C’était donc la formule la plus économique. Vous aviez là une définition purement institutionnelle de la monarchie.
Mais vous avez également, au XVIIe siècle, Bossuet qui offre une définition sublime de la monarchie, expliquant que les rois sont les lieutenants de Dieu sur terre et que le monarque est en quelque sorte l'image active de Dieu sur terre. Évidemment, ces deux définitions se trouvent réunies de fait dans les esprits du siècle. Je pense qu'aucun sujet de la monarchie du xviie siècle, par exemple en France, n'entretenait une notion absolument pure, soit la notion purement utilitaire, soit la notion purement mystique. Les deux notions étaient nécessairement mêlées.
C'est la même chose pour la démocratie. Nous avons une définition rationnelle et utilitaire de la démocratie répondant à la question: comment les hommes vont-ils être gouvernés? La solution la plus rationnelle est que les hommes se mettent ensemble et décident ensemble de la façon dont ils vont être gouvernés. La légitimité de cette société sera donc le consentement donné par l’ensemble des citoyens aux lois et au gouvernement. Il s'agit de la définition prosaïque de la démocratie, la définition institutionnelle. C'est d’ailleurs une définition très forte.
En même temps, il est clair que l'expérience démocratique a été accompagnée de tout autres pensées, que l'ardeur extraordinaire que la révolution démocratique a suscitée suppose que d'autres vues étaient mobilisées, et à cette définition très prosaïque de la démocratie s'est ajoutée une définition qu'on pourrait dire mystique. Cette définition spirituelle rejoint le thème que nous évoquions tout à l'heure, c'est-à-dire l'idée d'un gouvernement de soi par soi. Par la démocratie, l'homme va parvenir véritablement à être l'auteur de son être, à être l'auteur de ses conditions d'existence, à être le souverain de la vie.
Il y a une tension entre les deux versions de la démocratie. Personnellement, j'ai plus de sympathie pour la version prosaïque que pour la version mystique qui expose à beaucoup de dangers. Mais le fait que la démocratie présente cette dualité de faces lui donne une force irrésistible parce que ceux mêmes qui seront, comme moi, sceptiques ou inquiets ou anxieux à l'égard des ambitions mystiques de la démocratie devront admettre que sa définition prosaïque est difficile à réfuter.
Le mouvement démocratique mine-t-il nécessairement les liens sociaux naturels, les remplaçant par des liens artificiels, des liens consentis?
La notion de nature est équivoque. Prenons le cas de la démocratie grecque ou de la Cité grecque. Qu'est-ce qui est décisif dans l'invention de la polis? C'est le fait que pour la première fois, disons à partir de la réforme de Clisthène, les hommes sont sortis de l'ordre familial, de l'ordre déterminé par l'origine, de l'ordre des pères en quelque sorte. Pour la première fois, ce qu'ils sont et ce qu'ils vont faire n'est pas essentiellement déterminé par leur naissance, mais va être déterminé par ce qu'ils vont décider ensemble sur la place publique. Est-ce l'opposition entre un ordre naturel et un ordre artificiel? Les deux camps, le camp des Anciens et le camp des Modernes, dans la démocratie antique comme dans la démocratie moderne, vont les uns et les autres dire: la nature est de notre côté. Les réactionnaires ou les conservateurs, ceux qui sont partisans de l'ordre de la naissance, vont condamner les démocrates en disant : mais vous défaites les familles, vous mettez fin à l'autorité des pères, vous déchirez les liens naturels. Et les démocrates, anciens ou modernes, vont répliquer : mais c'est vous qui niez la nature, car vous substituez à la nature, qui est la même en tous les hommes, les hasards de la naissance, puisque rien n'est plus artificiel que d'être né parmi les Eupatrides ou d'être né dans une famille de métèques du Pirée.
Il y a une tension que nous ne pourrons jamais surmonter complètement entre deux déterminations de la nature: la nature en tant qu'origine et la nature en tant que fin ou en tant que finalité. Et nécessairement, les ordres politiques se distinguent selon l'accent qu'ils donnent à leur interprétation de la nature. L'ordre féodal, par exemple, donne décidément l'accent à la nature comme origine et l'ordre démocratique donne décidément l'accent à la nature comme finalité.
Quand nous lisons Tocqueville, nous avons le sentiment qu'il a tout dit sur la vie démocratique et qu’il n'y a presque rien à corriger à la description qu'il en a donnée. Sauf sur un point, qui tient précisément à l’idée de nature. Il dit que la démocratie relâche les liens artificiels entre les hommes et renforce les liens naturels. Et l'espoir de Tocqueville, qui rejoint celui de Rousseau, c'est que la démocratie permet aux liens naturels, et en particulier au lien familial, de se consolider. Par opposition à la famille artificielle aristocratique où le père est au moins autant magistrat que père, la famille démocratique offre une communauté fondée sur l'affection naturelle. Tocqueville a eu le sentiment que le développement démocratique non seulement avait mis en évidence et avait en quelque sorte nourrit le surgissement de la famille naturelle mais qu'en somme, une fois que cette famille naturelle avait surgi telle qu'il la voit aux Etats-Unis — le couple, les parents et les enfants — elle allait rester telle quelle puisqu'elle était naturelle et qu'elle allait fournir le centre de gravité de la société démocratique. Il met tous ses espoirs dans les nouvelles moeurs familiales rendues possibles par la famille naturelle. Or, nous avons observé depuis Tocqueville que le mouvement démocratique n'a pas respecté la famille naturelle et que le mouvement démocratique l'a transformée. Là où Tocqueville pensait que la famille naturelle pouvait combiner l'égalité de l'homme et de la femme avec la différence des fonctions, eh bien! ce compromis s'est révélé intenable.
La passion de l'égalité démocratique a broyé en quelque sorte la communauté familiale et l'a recomposée sur une base qui prive la famille de toute nature collective ou holiste. La famille a cessé d'être un tout, la famille est devenue ou tend à devenir de plus en plus la rencontre contractuelle, provisoire, de volontés égales. De sorte que dans ce cas-là, la société moderne, si le mouvement se prolonge, basculerait tout entière d'un côté. La nature cesserait tout-à-fait d'être comprise comme la nature originelle pour être comprise uniquement comme la nature universelle. La composante de naissance serait complètement oubliée. Toutes les sociétés ont devant elles la difficulté de combiner ces deux définitions de la nature. Les sociétés prédémocratiques basculaient du côté de la naissance et la société démocratique avancée tend à basculer tout entière de l'autre côté.
Une critique que vous adressez au libéralisme moderne est sa difficulté à réaliser la mise en commun. Qu'est-ce que vous entendez par là?
Je suis frappé quand je lis les Grecs — Platon ou Aristote — par la fréquence avec laquelle reviennent les mots koinônia, koinos, koinônai, c'est-à-dire communauté, commun, mettre en commun. En revanche, je suis frappé par le fait que, dans le discours politique moderne, ces termes ne sont employés que par des partis à l'égard desquels, souvent, je n'ai pas de sympathie. Or, il me semble que les Grecs ont raison sur ce point. Une communauté politique, c'est nécessairement un rassemblement humain qui met en commun. La question est discutée très clairement par Aristote. Il dit en somme : qu'est-ce que c'est qu'une Cité? Dans un premier temps, Aristote répond à sa propre question en énumérant les différents attributs de la Cité : la Cité a un territoire, la Cité est une organisation pour ne pas mourir de faim et parvenir à l'autarcie, la Cité est une organisation pour se défendre contre l'ennemi. Ultimement, tous ces déterminants sont vrais mais insuffisants. En dernière analyse, qu'est-ce que la Cité? C'est un régime, c'est une politeia. Qu'est-ce que les hommes mettent en commun dans une Cité? Ils mettent en commun la manière dont ils se gouvernent eux-mêmes. C'est ça le coeur de la communauté politique.
Lorsque j'insiste sur l'importance oubliée du commun, je ne le fais pas par mystique socialiste ou communiste ni par mystique identitaire ou culturelle. Je ne dis pas la terre et le sang, je ne dis pas les ancêtres, je dis le souci du politique. L'important, ce n'est pas le territoire, ce n'est pas l'intégrité de la population, ce ne sont pas les origines. L'important, c'est cet instrument commun par lequel nous nous gouvernons ensemble. Mais pour avoir un instrument commun par lequel se gouverner ensemble, il faut, par exemple, une certaine familiarité, parler à peu près la même langue, habiter un même territoire. Il y a certes des conditions matérielles du « se gouverner soi-même » mais je dirais que, fondamentalement, ce qui est le coeur de la Cité, le coeur du commun, c'est le régime, c'est la politeia, c'est-à-dire, encore une fois, cet instrument du gouvernement de soi par soi de la Cité. Et les théories politiques modernes, parce qu'elles sont très peu politiques, laissent de côté cette question du régime.
Prenez le débat qui a lieu présentement entre les «libertariens» et les «communautariens». C'est un débat intéressant qui a suscité des oeuvres significatives. Mais je le suis pourtant comme si j’assistais à un match de tennis à Wimbledon ou à Roland-Garros. Je tourne la tête d'un côté et de l'autre et je trouve que les deux joueurs se défendent bien. Mais, tel que le problème est posé, je n'ai aucune raison de donner raison à l'un plutôt qu'à l'autre, parce que les uns et les autres disent évidemment quelque chose de vrai. Ils disent chacun évidemment quelque chose de vrai mais ils passent à côté de l’essentiel, du politique proprement dit. Les libertariens insistent à juste titre sur l'autonomie individuelle et les dangers d'une communauté étouffante et les communautariens insistent à juste titre sur le fait qu’un individu sans appartenance est quelque chose de vraiment très pauvre. Mais le problème, ce n'est pas la communauté en général, c'est la communauté politique.
Cette mise en commun que vous souhaitez mise sur l'identification politique plutôt que sur l'identité culturelle. Pensez-vous qu'il est possible d'y arriver sans faire référence à l'histoire et à la culture d'une communauté?
Il est impossible de faire abstraction de l'histoire et de la culture d'une communauté, mais la politique n'est pas le reflet de la culture d'une communauté. Elle est plutôt l'effet des actions d'une communauté. Je suis frappé, quand j'étudie l'histoire, par l'indépendance décisive de certains événements politiques par rapport à la culture des corps politiques, par rapport aux traditions des corps politiques dans lesquels ces événements ont eu lieu.
Si vous faites l'histoire des nations européennes, des nations dont on a dit qu'elles avaient été à la tête du mouvement historique, du mouvement démocratique, mettons l'Angleterre et la France par exemple, vous constatez que ces actions décisives qui ont transformé le monde — la Révolution anglaise, la Révolution française, le mouvement démocratique — ont souvent été accomplies contre la volonté de la majorité de la population ou sans correspondre aux sentiments de la majorité de la population. La politique est d'abord action: c'est ce que les gens font qui est déterminant. Ce qu'on appelle la culture, ce sont souvent des moeurs respectables mais au fond passives, qui ne traduisent pas une orientation active décidée dans la situation politique, qui ne proposent pas, comme dirait Hannah Arendt, un affrontement avec le monde.
Du reste, pour prolonger cette considération historique, pourquoi n’y a-t-il jamais eu de véritable restauration alors que dans la France de 1875, les royalistes avaient la majorité dans le pays? Ils n'ont jamais pu sérieusement envisager une restauration parce que, quelles que soient les circonstances culturelles, ce sont l'histoire politique et les actions politiques qui déterminent la physionomie d'un corps politique. Ce ne sont pas les institutions, ce ne sont pas les coutumes, les sentiments, la culture au sens que souvent les sciences humaines donnent aujourd'hui à ce terme qui détermine l'identité politique. C'est pour cela que l'analyse que j'esquisse ici très rapidement à propos du passé a des conséquences décisives si l'on envisage l'avenir de l'Europe, puisque toute la construction européenne, telle qu'elle a été faite jusqu'à présent, néglige tout-à-fait cette composante politique.
La nation et la liberté allaient de pair au xixe siècle. Les grands événements du xxe siècle ont provoqué une espèce de divorce entre l'idée de nation et l'idée de liberté. Était-ce accidentel ou cela devait s'inscrire dans une trajectoire prévisible?
Ce n'est pas accidentel, mais dans quelle mesure était-ce prévisible? D'une certaine façon, c'est la nation qui a été imprévue. Le phénomène principal fut, pour les auteurs français et anglais du xviiie siècle, l'homogénéisation de l'Europe sous les espèces du commerce. Le territoire, expliquent Montesquieu et Hume, a de moins en moins d'importance. Et Rousseau, qui n'aime pas du tout cette évolution, dit dans un passage très célèbre: aujourd'hui il n'y a plus de Russes, d'Espagnols, de Français, il n'y a plus même d'Anglais, quoi qu'on dise — parce que les Anglais passaient déjà pour être le peuple le plus caractérisé — il n'y a que des Européens. Et Rousseau s'en plaint!
Il y a donc déjà, dans la seconde moitié du xviiie siècle, une grande homogénéisation de l'Europe, avec le développement du commerce, des sciences et des arts, comme dit Rousseau. À la suite de l'aventure napoléonienne, cette homogénéisation de l'Europe a brusquement cédé la place à une nouvelle cristallisation des nations et nous sommes entrés dans la grande époque des nationalités. En même temps, les deux mouvements ne sont pas simplement contraires. Il est évident que la cristallisation des nations était conditionnée par le mouvement antérieur d'homogénéisation qui avait détaché les individus des dépendances sociales. Le mouvement d'homogénéisation - le commerce, que Montesquieu décrit comme la profession des gens égaux - avait détaché suffisamment les Européens de la structure sociale féodale, inégalitaire et aristocratique. Ils étaient donc libres et ils avaient besoin d'une nouvelle communauté. Cette nouvelle communauté a été la nation.
Il y a donc deux mouvements contraires: l'universalisation et l'homogénéisation qui nourrit elle-même le contre-mouvement qui va mettre un terme à cette homogénéisation de l'Europe. Après la Seconde Guerre mondiale, la nation est pour ainsi dire définitivement discréditée parce qu'on lui impute, et avec de bonnes raisons, à la fois la Première et la Seconde Guerre mondiale. L'Europe entre dans une nouvelle grande époque d'homogénéisation et de confiance dans le commerce, comme au xviiie siècle après la fin des guerres de Louis xiv.
Vous me demandiez s'il y avait une opposition entre la nation et la liberté. On peut faire des diagnostics très argumentés et très opposés. Il y a de bons arguments pour dire que de 1789 à 1914, il y a eu une grande parenthèse de crispation nationaliste dont nous sommes sortis et que l'humanité va maintenant prolonger un travail de civilisation qui avait été interrompu par cette parenthèse nationaliste, totalitaire et idéologique. C'est ce que dit, par exemple, mon ami Jean Baechler dans un livre intitulé La grande parenthèse [1]. Après tout, il n'y a pas eu de guerre en Europe ou entre pays occidentaux depuis 1945. Il n'y a pas eu de guerre entre les démocraties. Celles-ci ont vaincu par la violence le totalitarisme nazi; elles ont vaincu le totalitarisme communiste par l'intimidation et le containment. Il y a donc de bons arguments pour être optimiste!
Dans les années 1930, les partis nationalistes étaient conquérants. Les partis nationalistes aujourd'hui sont purement défensifs. Ils seraient peut-être plus agressifs s'ils détenaient le pouvoir, mais ce n’est pas le cas. L'idée nationale, même dans les partis nationalistes d’aujourd’hui, a perdu sa capacité mobilisatrice, projective, et elle a perdu son ambition. En même temps, et c'est là que se loge mon anxiété, la forme politique qui doit succéder à la nation n'est pas dessinée. Elle n'est pas dessinée et je ne crois pas qu'il soit possible de vivre simplement dans une société civile ou dans une civilisation technique étendue à l'échelle du monde. On ne peut pas se passer d'un corps politique.
L'homme est un animal politique, disait Aristote. Le chemin vers l'invention d'un nouveau corps politique sera nécessairement très difficile. Toute l'expérience historique prouve que les hommes traversent de terribles temps de troubles lorsqu'ils font le chemin qui les conduit vers une nouvelle forme politique. J'ai le sentiment d'un interrègne politique beaucoup plus heureux, confortable, que la plupart des interrègnes de l'histoire passée mais néanmoins, ultimement, tout aussi plein d'incertitudes.
Vous avez écrit que la nation préexiste à la démocratie. Le vote d'autodétermination, par exemple, s'exerce dans un cadre déjà défini par une tradition, corrigé ou confirmé par la force...
Prenez l'exemple de la France en 1789. Quand le peuple français décide d'être souverain, ce n’est pourtant pas lui qui a décidé de ses frontières. Les limites du peuple français ont été définies par les conquêtes ou par les mariages, les acquisitions des rois de France. Lorsque les royalistes parlaient des quarante rois qui ont fait la France, ils n'avaient pas tort. Mais prenez l'exemple de l'Angleterre et de l'Irlande. Bel exemple! Tout le monde est d'accord sur le principe d'autodétermination mais dans quel cadre va-t-elle se réaliser? Dans le cadre de l'île d'Irlande ou dans le cadre de l'Irlande du Nord séparée de l'Irlande du Sud? Pour qu'un peuple s'autodétermine, il faut qu'il existe et qu'il existe donc avant l'autodétermination.
Si, au sein de la modernité, les individus se détournent de la nation, l'idée nationale, comme vous le disiez, ne devient-elle pas purement négative et réactive?
C'est en effet le problème posé par l'idée nationale aujourd'hui. Je ne sais pas comment cette difficulté peut être surmontée. Les grandes oeuvres individuelles artistiques, littéraires et philosophiques sont presque toujours rattachées à un grand corps politique. Il y a donc une chimie mystérieuse entre la création individuelle et la vie collective. Chimie collective qu'il ne faut pas du tout interpréter à la manière du romantisme du xixe siècle voulant qu'un homme n'est grand qu'en tant qu'il est le porte-parole de son peuple. Il peut très bien être très grand en ayant beaucoup d'antipathie pour son peuple. Après tout, les plus grands Allemands du début du xixe siècle avaient peu de sympathie pour le nationalisme allemand. Prenez Goethe et Hegel, ils étaient plutôt du côté de Napoléon que des nationalistes allemands. Mais ils étaient liés à coup sûr au drame politique qui se jouait là. Il y a une sorte de conspiration des forces qui fait que les énergies individuelles sont mobilisées, intensifiées par la nécessité de répondre à une certaine situation, une certaine configuration du monde. On est placé, si j'ose dire, sur un plateau qui nourrit les idées. Inversement, le sentiment de ne pas appartenir à un corps politique, le sentiment de ne pas avoir une articulation au monde, de ne pas être articulé au monde par un corps politique qui est le vôtre, procure un sentiment de faiblesse, de découragement.
Prenons l’exemple de la littérature française. Elle a beaucoup décliné ces trente dernières années alors que le pays est plus riche que jamais, qu’il n’y a jamais eu autant de livres, autant d'enseignants, autant d'élèves, autant d'étudiants. Comment expliquer que la littérature française contemporaine soit si pauvre? Une des réponses, c'est à coup sûr que l'on intériorise le sentiment que le français n'est plus une langue mondiale. Jusqu'à Sartre et Camus, un écrivain français écrivait pour l'humanité. De fait, ces écrivains ont été des écrivains mondiaux. Sartre, Camus, Céline, voilà les derniers écrivains français mondiaux. Ils ne pensaient pas à être traduits en anglais. À partir du moment où l'anglais s'installe comme langue mondiale, la littérature française décline. Tout simplement parce qu’on ne fait pas sortir de soi tout ce qu'on peut faire sortir de soi si on ne peut pas s'adresser au monde. Donc, qu'est-ce qu'on fait? On écrit en patois, c'est-à-dire on écrit des choses françaises pour les Français. Mais écrire en français aujourd'hui, dans le domaine littéraire en particulier, commence à ressembler à écrire en breton en Bretagne. Cela peut produire des oeuvres tout à fait honorables mais cela ne peut pas produire des oeuvres qui touchent le monde. Les nations européennes souffrent toutes de ce déclin politique. Ce qui est vrai pour la France est peut-être plus vrai pour elle que pour d'autres pays, tout simplement parce que c'est peut-être en France que nous avions eu le sentiment le plus naïf, mais aussi le plus fort, que nous écrivions immédiatement pour le monde. Mais j'ai aussi le sentiment que la littérature allemande aujourd'hui est une littérature allemande pour les Allemands, que la littérature anglaise est une littérature anglaise pour les Anglais ou pour les consommateurs de produits anglais et ainsi de suite. Autrement dit, les Européens n'écrivent plus pour l'homme, ils écrivent pour leur voisin.
L'idée européenne recèle une ambiguïté en ce qu'elle est à la fois l'expression d'une civilisation et le projet de fondation d'un nouveau cadre politique pour ces nations. Peut-elle et doit-elle un jour devenir une nation?
C'est une question à laquelle il est impossible de répondre directement. Le processus de la construction de l'Europe a été enclenché après la Seconde Guerre mondiale par Monnet, Schumann, Adenauer et Gasperi et a été continuellement marqué par une ambiguïté qui lui a permis de progresser d'abord mais qui va bientôt le paralyser. Quelle est cette ambiguïté? C’est un processus à la fois de dépolitisation et de repolitisation. Le processus de dépolitisation est bien connu, c'est le processus de dénationalisation. Les différentes nations européennes acceptent progressivement de perdre la maîtrise de composantes de plus en plus importantes de leur être et de confier cette maîtrise à des institutions collectives. Nous assistons à la constitution d'une sorte de société civile — faut-il dire européenne? — qui est fondée sur le commerce et le droit et qui, n’ayant pas de limites territoriales prédéterminées, est destinée à s'étendre aux dimensions du monde. Pour certains, cette disparition de la nation souveraine était inévitable parce que les nations européennes n'avaient pas la taille critique pour jouer leur rôle sur une scène mondiale occupée par des acteurs tels que les États-Unis d'Amérique, le Japon, la Chine bientôt et le Brésil peut-être demain. Bref, il fallait construire une nouvelle nation aux dimensions du monde moderne, une grande nation européenne.
Mais il est clair pour chacun que ces deux notions sont parfaitement incompatibles: une Europe dépolitisée destinée à se fondre dans une espèce d'humanité mondiale et une Europe grande nation destinée à imposer sa marque sur le monde du xxie siècle. Personne ne nous propose ce choix, comme si nous faisions l'un et l'autre. Ce qui fait que, d'une certaine façon, nous ne savons absolument pas où nous allons. Je vais vous en donner un exemple très évident. Si nous faisons une nation, si nous voulons faire une Europe politique, il faut que nous commencions par définir un corps politique. La première chose à faire, c'est de définir un territoire.
Nous parlons donc d'une communauté politique européenne, d'une Europe politique, mais pour qu'il y ait une Europe politique, il faut qu'il y ait un corps politique, pour qu'il y ait un corps politique, il faut qu'il y ait un territoire européen. Or, voyez comment aucun homme politique n'accepte de seulement poser le problème des limites du territoire européen. Le territoire ce n'est que le début, ce n'est qu'un accident, dirait Aristote, mais un accident nécessaire à la substance. Et la seule chose que les hommes politiques sachent dire, s'agissant de l'Europe, c'est qu'il faut l'étendre. Mais il n'y a pas de limites à cette extension. L'Europe géographique s'étend jusqu'à l'Oural, mais combien de pays d'Afrique du Nord ont des relations très étroites avec la France? Nous avons beaucoup plus de relations avec le Maroc qu'avec la Suède. Pourquoi prendre la Suède et exclure le Maroc? Songez également au cas de la Turquie. Nous sommes engagés simplement dans une extension indéfinie qui ne permettra jamais de construire un corps politique européen. Jusqu'au point où les peuples finiront par s'en rendre compte, et l'idée européenne finira par être profondément et peut-être définitivement discréditée. Et nul ne sait ce qui sortira de cette déception car la construction européenne a été inséparable jusqu'à présent de la reconstruction des nations européennes après la guerre. Cette phase étant terminée, on ne peut plus simplement agir en fonction des maux du passé. Il faut agir en fonction d'un projet d’avenir. Mais aucune classe politique européenne n'a la moindre idée de ce que peut être l'avenir européen.
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NOTES
[1]La grande parenthèse (1914-1991): essai sur un accident de l’histoire, Paris, Calmann-Lévy, 1993.