Décrire le parcours d’une femme d’exception sans tomber dans la flagornerie, la rectitude politique ou l’hagiographie, constitue un défi. Double défi si cette femme d’envergure, d’une grande beauté, a été pendant plus de 17 ans la première dame du Qatar, icône de la modernité, de la mode et du féminisme. Comment présenter une femme moyen-orientale de cette stature sans le faire essentiellement avec un regard de femme occidentale ? Je ne le sais pas. Néanmoins, j’ai voulu présenter aux Québécois et surtout aux Québécoises cet énigmatique personnage dont le portrait haut en couleur bouscule bien des idées reçues sur les femmes en terre d’Islam. D’autres plus instruits que moi des affaires du Qatar pourront juger de la justesse de mon propos.
L’appartenance tribale
En 1977, à l’âge de 18 ans, Cheikha Mozah bent Nasser Al-Misned épouse Cheikh Hamad ben Khalifa Al-Thani, qui deviendra l’émir régnant sur le Qatar de 1995 à 2013 à la suite d’un coup d’État que ce dernier aurait ourdi pour détrôner son père, l’émir Khalifa ben Hamad Al-Thani. Ce mariage princier symbolise le rapprochement des clans rivaux des Al-Misned et des Al-Thani. Comme dans les contes orientaux, écrit Leïla Slimani, la belle aurait été offerte dans le cadre d’un compromis scellant la réconciliation entre les deux familles ennemies1. Finalement, ajoute Samy Ghobal, la brouille se règle donc dans la plus pure tradition bédouine par un compromis matrimonial2.
Figure de proue, dans les années 1950 et 1960, de l’opposition réformiste sous le règne de l’émir Khalifa Al-Thani, et l’un des principaux artisans des grandes grèves qui ont frappé la Compagnie nationale du pétrole3, le père de Cheikha Mozah, Nasser Al-Misned, a été emprisonné pour avoir défié publiquement l’autorité de l’émir, puis exilé au Koweït avec sa famille. Cheikh Nasser Al-Misned ne reviendra au Qatar que dans les années 1970.
La réconciliation publique de qabilas (familles, tribus) ennemies par l’intermédiaire de mariages de raison montre toute l’importance que conservent les liens tribaux (asabiyya) dans l’organisation de base de la société qatarie4. Dans le cadre d’une organisation sociale fondée sur le clan (qabila) et sur les liens claniques (asabyya), ce sont en fait les élites des clans qui, selon le politologue Mehran Kamrava, contrôlent les institutions de l’État5. On serait ainsi en présence d’un tribalisme politique où les institutions étatiques demeurent le fief des grandes familles6.
Telle est la société qatarie dans laquelle est née Cheikha Mozah, et qui déterminera, en partie du moins, sa trajectoire de vie.
Le pouvoir établi de Cheikha Mozah, l’émira consort
Pendant tout le règne de son mari qui aura duré 17 ans (1995-2013), la première dame du Qatar, deuxième des trois épouses de l’émir Hamad, a ouvertement exercé une influence sans précédent. De telle sorte que l’historien Fromherz a qualifié de “dual monarchy” le régime politique qatari sous l’autocrate Cheikh Hamad Al-Thani7.
D’après la constitution, en vigueur depuis le 9 juin 2004, cet État arabe, indépendant et confessionnel, formé d’un gouvernement héréditaire, est régi, sur le plan législatif, par la charia. Il dispose également d’un « Conseil de la famille régnante » qui répartit le pouvoir entre le souverain et quelques membres de la famille royale8. C’est donc au sein de ce conseil de famille que Cheikha Mozah a été en mesure de contribuer à la politique intérieure et extérieure du Qatar.
Le diplomate français à la retraite, Michel Raimbaud, résume comme suit la gouvernance de ce petit pays du Moyen-Orient à l’époque de Cheikh Hamad Al-Thani : « Politiquement, l’appareil de l’État se réduit grosso modo à trois personnes, qui trustent les positions-clés. Le majestueux personnage qui est le Chef de l’État en titre, l’Émir Hamad (…). Il a délégué depuis longtemps la gestion des affaires de l’État, intérieures et extérieures, à son cousin le Vizir Ben Jassem Al-Thani, à la fois Premier Ministre et Ministre des Affaires Étrangères (…). Le troisième homme est une femme, la Cheikha Mouza, épouse de l’Émir Hamad, réputée faire la pluie et surtout le beau temps. (…) Nos manitous princiers gèrent l’Émirat d’une main de fer (…)9. »
Toujours selon Raimbaud, ce mode de gouvernance familiale, forcément peu démocratique et anachronique, fut accepté d’emblée par la « communauté internationale ». Un état de fait qui n’empêchera toutefois pas l’émir Hamad et l’émira Mozah de vouloir établir un pont entre les valeurs culturelles de l’Occident et celles de l’islam10.
Cheikha Mozah, icône de la modernité
En 2008, l’émir Hamad rend publique « Qatar National Vision 2030 », une vaste politique dont le but premier est de moderniser le Qatar, de l’occidentaliser, tout en préservant les traditions de cette société bédouine et les valeurs d’un islam conservateur, le wahhabisme. Un défi de taille, il va sans dire, que de mettre en œuvre cette politique qui repose sur quatre piliers : le développement humain, le développement social, le développement économique et le développement durable (environmental development). C’est à Cheikha Mozah que l’émir a confié la responsabilité d’implanter et de diriger plusieurs des institutions nécessaires à l’atteinte des grands objectifs de la Vision 2030, notamment ceux liés aux développements humain et social.
À cet égard, Mehran Kamrava brosse un éloquent portrait des atouts de la princesse des sables qui en mène large grâce à son esprit d’initiative exceptionnel et à l’appui soutenu de l’émir11. Plusieurs des observateurs de la scène royale qatarie abondent dans le même sens. Par exemple, Matthew Gray, un spécialiste des études islamiques et arabes à l’Australian National University, affirme que Cheikha Mozah est l’une des trois ou quatre personnes d’importance significative quant aux orientations stratégiques, politiques et économiques, du pays12, tandis que la journaliste d’origine marocaine, Leïla Slimani, présente cette mère de 7 enfants, sur les 27 de l’émir, comme une princesse engagée et une redoutable femme d’affaires13.
De plus, Samy Ghorbal, autrefois de Jeune Afrique, met très bien en relief l’apport de la première dame pour ce qui est de l’émancipation des femmes. À cet effet, Ghorbal cite, sans pourtant le nommer, un journaliste arabe basé à Paris qui lui aurait déclaré : « Les Qataris savent ce qu’ils lui doivent (…). C’est en grande partie grâce à elle que l’émirat a connu un réel mouvement d’émancipation féministe (…). Elle aimerait pousser plus loin les feux de la réforme, mais elle doit composer avec les pesanteurs d’une société bédouine. » Et Samy Ghobal termine son article en soulignant la remarquable force de caractère de l’émira, en lutte contre des pouvoirs conservateurs. Le Qatar, écrit-il, est un État puritain où la femme doit rester à sa place. Alors, Cheikha Mozah mène la charge14.
Son altesse royale, une inspiration pour les femmes qataries
Cheikha Mozah incarne le changement. Pour les femmes qataries, elle se révèle être un modèle d’engagement et d’ouverture. Sur la scène nationale, comme nous l’avons vu précédemment, elle prend de la place : une place étonnante pour la femme dans un univers si masculin et si conservateur. Dans cette société bédouine traditionnelle, ses prises de position sur l’espace que doivent occuper les femmes dérangent, avance Leïla Slimani15. Sous la houlette de Cheikha Mozah, une révolution silencieuse est en marche au Qatar renchérit Nabil Ennasri16.
L’émira a ainsi été le fer de lance de l’adoption d’un code de la famille accordant plus de droits aux femmes17; elle a appuyé le travail d’étudiantes et de professeures de l’Université du Qatar dans la préparation d’un projet de loi visant à criminaliser la violence conjugale; elle a encouragé les femmes à poursuivre leurs études, donnant elle-même l’exemple puisqu’en 1986, à l’âge de 28 ans, Cheikha Mozah obtenait un diplôme en sociologie de l’Université du Qatar !
Si la princesse rayonne à l’intérieur du pays18, son rayonnement est tout aussi tangible à l’extérieur, car son mari, Cheikh Hamad, a voulu faire d’elle le porte-étendard de la diplomatie de l’émirat. À elle seule, Cheikha Mozah incarne le « pouvoir subtil » (subtle power) de la politique étrangère du Qatar. Introduit à ma connaissance par le politologue Mehran Kamrava, « le pouvoir subtil serait un curieux mélange de ruse et de charme, d’hyper-diplomatie, de médiation, d’utilisation du chéquier, de branding, de prises audacieuses de risques (…)19. » Notons que la visibilité du pays comme élément de sécurité et de protection de la nation demeure, à ce jour, l’un des piliers de la politique étrangère du Qatar20. » Plus encore, sa survie en dépend.
« Élégante et altière, portant un léger foulard qui renvoie plus au turban qu’au niqab traditionnel, Cheikha Mozah est l’atout charme de ce couple qui fascine et agace à la fois21. » Voilà comment Leïla Slimani, journaliste née au Maroc, perçoit la grande dame du Golfe.
Or, dans ce micro-État réactionnaire et clanique, le tonnerre va bientôt gronder très fort.
Le tonnerre a grondé, la foudre s’étant abattue sur la princesse des sables
Aux yeux d’un clergé moralement rigoriste, l’épouse de l’émir agit en effet avec beaucoup de désinvolture. Elle voyage seule à l’étranger, faisant fi des codes vestimentaires traditionnels, car son altesse royale ne porte pas l’abaya noire. Elle souhaite libérer les femmes du carcan des rôles qui leur sont habituellement assignés dès la naissance. Enfin, elle s’affirme sans complexe et prend la parole publiquement. Mais le vent risque de tourner…
Comme l’écrivent deux analystes de la situation du royaume : « En 2008, les religieux les plus conservateurs piquent un coup de sang et exigent de l’émir que la cheikha retourne à ses appartements et se fasse plus discrète22. » Toutefois, l’envergure de la princesse ne heurte pas seulement les imams rétrogrades. Elle indispose aussi certains membres de la famille Al-Thani, aux yeux desquels le pouvoir et le rayonnement de l’émira Mozah bent Nasser Al-Misned confèrent une trop grande importance au clan des Al-Misned au détriment de de celui des Al-Thani.
D’un point de vue sociopolitique, ce sont les relations tribales, les liens claniques (asabiyya), que la cheikha fragilise par son immense présence publique à l’intérieur tout autant qu’à l’extérieur du Qatar. En un mot, les colonnes du temple solidement appuyées sur la religion et les structures tribales sont visiblement ébranlées.
Conséquemment, le trône de l’émir Hamad est mis en jeu. En effet, en 2011, un coup d’État a été fomenté par des militaires23 et l’émir Hamad Al-Thani a saisi la teneur du message. Du point de vue de Leïla Slimani, la première dame Cheikha Mozah, cette icône du libéralisme qatari, semble avoir été contrainte à une certaine réserve24. On pourrait dire qu’elle s’est éclipsée des feux de la rampe. En outre, à la suite de l’arrivée de son fils Tamim à la tête de l’émirat, le 25 juin 2013, la cheikha ne fait plus beaucoup de sorties publiques officielles. On dit même « qu’elle apparaît maintenant en tunique et voile noirs, bien que son cou et ses chevilles restent exposés25.» Elle aurait donc revêtu l’abaya noire comme la majorité des femmes qataries aujourd’hui.
L’énigmatique Cheikha Mozah se serait-elle rangée ? Ou rangée du côté des plus forts ?
En guise de conclusion : La toujours énigmatique Cheikha Mozah bent Nasser Al-Misned
Porte-étendard d’une démocratie de façade ? Une femme menottée par les valeurs religieuses et claniques du pays ? Réformiste, émule de son père, Nasser Al-Misned ? « Complice » d’un régime qui bafoue les droits humains et les libertés fondamentales ? Pionnière du féminisme qatari ? Une femme sincèrement engagée, mais volontairement dépourvue d’introspection quant à la réalité sociopolitique du Qatar ? Bouc émissaire au profit de forces obscures ou obscurantistes ? Qu’est donc vraiment Cheikha Mozah ?
Sans tomber dans l’enflure de la pensée, on pourrait comparer la personnalité et le parcours de Cheikha Mozah à ceux des héroïnes de tragédies, modernes ou anciennes. Ces héroïnes sont complexes, et ne sont pas des caricatures dessinées à gros traits. La grande dame du Golfe n’est pas, elle non plus, une caricature.
Elle a d’abord été l’objet d’un mariage de raison pour réconcilier les deux clans familiaux opposés. Par la suite, elle a bénéficié largement du prestige, des honneurs, des avantages et de la gloire d’être pendant près de 18 ans la première dame d’un richissime État nourri par la rente pétrolière et gazière. Diplomate raffinée, elle avait ses entrées partout dans le monde chez les têtes couronnées et autres puissants. Elle s’est mise avec succès au service de la politique étrangère de l’émir Hamad pour en assurer la visibilité. Partisane dans l’âme des réformes éducatives et sociales, elle a travaillé d’arrache-pied pour moderniser le pays. Elle a appuyé vaillamment l’émancipation des femmes.
Ne fermons toutefois pas les yeux.
Cheikha Mozah a fait partie de la monarchie régnante pendant près de dix-huit ans, soutenant de facto son régime politique autocratique et son autoritarisme doux (soft authoritarism), un régime dénoncé pour le non-respect des droits de milliers de travailleurs immigrants. Elle a été l’un des piliers de la stabilité ainsi que de la modernisation du pays jusqu’à ce que les religieux et plusieurs des membres des grandes familles la voient comme une menace aux valeurs fondamentales chères aux Qataris : l’islam d’allégeance wahhabite et le pouvoir tribal. Elle a payé le prix de son envergure. Elle s’est retirée de la scène publique.
Pourquoi a-t-elle accepté de se retirer ainsi ? Avait-elle le choix ? Comment prend-elle cette mise à l’écart ? Du point de vue de l’Occidentale que je suis, il faut avouer que le mystère de la princesse des sables demeure entier.
Pierrette Beaudoin
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Notes
1 Leïla SLIMANI, Cheikha Mozah, l’atout charme du Qatar, Jeune Afrique, 21 février 2012, [En ligne].
2 Samy GHOBAL, Cheikha Mozah, la princesse des sables, Jeune Afrique, 19 janvier 2009, [En ligne].
3 Nabil, ENNASRI, Qatar, Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2013, p. 42.
4 L’historien Allen J. Fromherz le confirme : « (…) the creation of an adherence to ‘tribal’ lineage is an internally recognized form in Qatar. (…) While certainly not experienced as a positivist category, one’s qabila, one’s extended ‘tribe’ or family remains the fundamental derterminant of an individual Qatari’s social position and future. », Qatar. A Modern History, United Kingdom, I.B.Taurus & Co Ltd, 2012, p. 7.
5 Mehran, KAMRAVA, Qatar, Small State, Big Politics, Ithaca, Cornell University Press, 2013, p. 115.
6 Ibid., p. 127, p. 130.
7 A. J. FROMHERZ, op. cit., p. 27.
8 N. ENNASRI, op. cit., p. 39-40.
9 Michel RAIMBAUD, Tempête sur le Grand Moyen-Orient, Ellipses, Paris, 2017, p. 103.
10 A. J. FROMHERZ, op. cit., p. 130.
11 « A woman of impressive intellect and drive, Sheikha Mozah primarily concerns herself with the domestic arena, focusing in particular on education, culture and medical care. As the chairperson of the Qatar Foundation, Sheikha Mozah has overseen the introduction and expansion of American-style higher education in Qatar, the undertaking of several cultural initiatives such as the Qatar Philharmonic Orchestra, and building of a new $2,3 billion medical facility named Sidra. She has also encouraged reforms at Qatar University (…). » (M. KAMRAVA, op. cit., p. 119).
12 Matthew GRAY, Qatar. Politics and the Challenges of Development, Boulder, Colorado, Lynne Rienner Publishers, 2013, p. 242.
13 L. SLIMANI, loc. cit.
14 S. GHORBAL, loc. cit.
15 L. SLIMANI, loc. cit.
16 N. ENNASRI, op. cit., p. 59.
17 L. SLIMANI, loc. cit.
18 En quelques lignes, Mehran Kamrava réussit à cerner l’influence de Cheikha Mozah auprès des femmes : « Younger Qatari women get their cues from her not just on fashion and attire, for which she is universally praised and admired, but, more importantly, on how to navigate the modern world by reconciling the often irreconcilable demands of tradition and modernity, family expectations and personal aspirations, individual expressions and social structures. » (op. cit., p. 120).
19Pierrette BEAUDOIN, Le Qatar à l’heure de la crise, Argument 2017-Exclusivité web 2017.
20Nabil ENNASRI, L’énigme du Qatar, Paris, IRIS éditions, 2013, partie 1, chapitre 2, p. 29-36.
21 L. SLIMANI, loc. cit.
22 Nicolas BEAU et Jean-Jacques BOURGET, Le vilain petit Qatar. Cet ami qui nous veut du mal, Paris, Fayard, 2013, p. 132.
23 L’économiste Matthew Gray rend compte de la situation : « En 2011, (…) a coup attempt was made, and was a further reminder that internal opposition to Hamad remains. The 2011 coup attempt was orchestrated within the military but coincided with a statement by key figures in some major families, including sixteen Al Thani family members, who complained of the high profile of Shaikha Muza, called for greater adherence to tradition in the country and more conservative leadership at home and in foreign relations, and expressed support for the emir’s brother, Abd al-Aziz bin Khalifa, in exile in France, as an alternative emir. » (op. cit., p. 61).
24 L. SLIMANI, loc. cit.
25 Ibid.