Les mots étant en première ligne, ils sont naturellement les premiers à tomber au champ d’honneur.
Patrick Moreau, Ces mots qui pensent à notre place
Il y a de ces livres qu’on attend. Ce n’est pas toujours une attente consciente mais, à la lecture, on se dit : «enfin, il était temps!» Le dernier livre de Patrick Moreau, Ces mots qui pensent à notre place (Liber, 2017), est l’un de ces livres. Parce que nous faisons tous deux partie du comité de rédaction de la revue Argument, je savais que Patrick Moreau travaillait sur quelque chose comme un petit lexique de mots galvaudés par notre époque. Et parce que j’ai confiance en son jugement, je savais aussi que je voudrais me procurer son livre lorsqu’il serait en librairie. C’est en le lisant que j’ai mesuré l’ampleur de mon attente: au-delà de l’auteur, j’étais habité par l’attente d’un tel livre sur ce sujet. Depuis plusieurs années, j’éprouve un malaise croissant à l’endroit de certains mots, de ces mots qui possèdent comme une charge morale et disent beaucoup plus que ce qu’ils laissent entendre lorsqu’on les prononce. Des mots comme «flexibilité» et «réussite», «ethnie» et «genre», «responsable» ou «créativité». Certains essayistes contemporains – Philippe Muray, Jean-Claude Michéa – m’ont appris à reconnaître cette aura moralisatrice qui m’agaçait. Je savais en gros ce qui clochait, mais la démonstration détaillée restait à faire. C’est maintenant chose faite. C’est bien pourquoi Ces mots qui pensent à notre place est un ouvrage important.
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Je suis professeur de philosophie au cégep, et s’il est un texte que j’estime indispensable d’enseigner, c’est bien celui de Platon communément appelé «l’Allégorie de la caverne». C’est par là qu’il faut commencer. Au Québec, le cégep est la première institution d’enseignement supérieur; c’est donc la première institution à traiter ses élèves comme des adultes, ce qui en fait une école de liberté et d’autonomie. Or la liberté, c’est d’abord la liberté intellectuelle. Cette liberté-là ne va pas de soi, elle s’acquiert par l’effort et suppose une mise à distance parfois ardue. C’est ce qu’enseigne l’Allégorie de la caverne: notre condition naturelle, à tous, est de vivre et de nous développer dans un univers intellectuel étroit et souterrain, comme s’il s’agissait d’une caverne, mais dont nous ne percevons pas l’étroitesse parce que ses parois ne sont que les opinions vagues et confuses qui nous confortent dans notre propre étroitesse d’esprit. Par cette allégorie, Platon compare notre condition naturelle à celle de prisonniers, de prisonniers de l’intelligence enchaînés aux opinions reçues que nous répétons, approuvons et défendons sans en comprendre toute la portée. Pour Platon, la liberté commence par l’effort de soumettre ces opinions à un examen, de voir les murs de notre prison et de faire l’effort de s’en libérer. C’est, je le répète, par là qu’il faut commencer : telle est l’impulsion de la philosophie et de toutes les disciplines qui œuvrent à la liberté intellectuelle, dont celle de l’enseignement de la littérature que pratique Moreau. Mais encore faut-il savoir nommer ces opinions qui nous enchaînent ou, pour reprendre le titre éloquent de son essai, encore faut-il savoir repérer «ces mots qui pensent à notre place».
Savoir repérer ces mots revient à montrer qu’ils portent en eux une pensée impensée. C’est la tâche accomplie par le livre de Moreau : démontrer, à l’aide d’un échantillon de trente «mots-vedettes», que ceux-ci sont en fait des «mots d’ordre, c’est-à-dire des termes qui ne sont plus interrogés, dont le sens s’impose comme s’il était évident, qui apparaissent en outre porteurs de valeurs pleinement positives1» ou négatives selon les cas. Le lexique établi par Patrick Moreau s’ouvre sur l’expression «accommodements raisonnables» et, suivant l’ordre alphabétique, se clôt sur l’interjection, voire l’onomatopée, «wouah». Dans chaque cas l’auteur démontre qu’il s’agit bel et bien d’un mot d’ordre. Démonstrations littéraires plutôt que mathématiques, il va de soi, mais démonstrations tout de même, sous la forme de petits essais qui empruntent tantôt à l’histoire, tantôt à la linguistique, tantôt à la littérature, tantôt à la philosophie, et ce, toujours dans le but de «“dégeler” ces idéologèmes par “la pensée”, les “faire fondre” afin de redécouvrir, de décrypter leur sens jusque-là voilé2». Moreau ne présente pas ses «entrées» comme des démonstrations; il préfère, comme dans la dernière citation, reprendre la métaphore des «mots-glaçons3» qui fondent au contact de la pensée en exercice, métaphore empruntée à Hannah Arendt, qui reprenait quant à elle une image utilisée par Heidegger et le Socrate de Xénophon4. Il n’empêche qu’on a beau soupçonner que le mot «aînés» ou «post-vérité» est un mot d’ordre, encore fallait-il en faire la démonstration.
Voilà donc le grand mérite de Ces mots qui pensent à notre place. Comme l’indique ma référence à Platon, j’ai tendance à croire que la tâche de libérer la pensée est toujours à reprendre parce qu’elle découle de notre condition humaine. Il faut donc s’y atteler génération après génération pour se libérer soi-même du poids de sa propre époque et de son abrutissement. Malgré tous les progrès techniques accomplis au cours des derniers siècles, quand il s’agit de liberté intellectuelle, notre condition vaut encore celle de Socrate – ce qui justifie d’ailleurs l’enseignement de vieux textes de l’Antiquité à nos jeunes étudiants d’aujourd’hui. Nul doute que Moreau partage mes convictions sur ce point, mais il me semble aller plus loin encore. À cet égard, le sous-titre de l’ouvrage mérite qu’on s’y attarde: Petits échantillons de cette novlangue qui nous aliène. J’y vois une double référence au fléau de l’idéologie: référence littéraire à travers la novlangue (Orwell); référence philosophique à travers le concept d’aliénation (Marx). Rappelons que Marx et Orwell ont en commun d’avoir été sensibles au fait que la liberté moderne portait en elle-même une dimension totalitaire, comme si les Lumières portaient en elles un aveuglement capable de plonger l’humanité dans une nouvelle noirceur, plus sombre et plus violente que les pires épisodes du passé. Pour Marx, la liberté bourgeoise a permis la tyrannie de l’argent au moyen de l’idéologie bourgeoise; pour Orwell, la lutte pour la liberté communiste a rendu possible la tyrannie du pouvoir pour le pouvoir au moyen d’une langue dont le seul but serait de rendre impossible la libre pensée. Moreau prend soin, bien sûr, de distinguer la situation présente de la barbarie rationnelle des régimes totalitaires du passé. Il ne prétend pas non plus offrir une «théorie achevée5» comparable à celle du Capital ou de 1984; sa seule prétention est qu’à travers son livre «on voie poindre, peu à peu, de page en page, les contours même ébauchés d’une synthèse6». Pour décrire et démontrer la logique de ces nouveaux mots d’ordre, Moreau trouve néanmoins des clés essentielles chez les penseurs du totalitarisme: Arendt, Orwell, mais aussi Victor Klemperer, auteur de LIT. La langue du IIIe Reich. Enfin, s’il ne possède pas de théorie achevée sur cette nouvelle novlangue, Moreau a l’intuition que, à travers les mots qui la composent, «c’est en fait une idéologie qui tend à s’imposer7».
L’usage du mot «idéologie» me laisse ici dubitatif. Je préfère pour ma part le réserver pour décrire la logique de l’horreur propre aux régimes totalitaires, et j’ai peu de patience pour mes étudiants qui l’emploient à toutes les sauces. Que des mots servent des fins politiques, c’est une chose; qu’ils servent une idéologie, c’en est une autre. Depuis que la politique s’est alliée à la parole dans les cités grecques, les mots ont permis d’élever le débat politique mais ils ont aussi, plus souvent qu’autrement, été pliés et retournés en tous sens pour servir des actions intéressées et des programmes de parti. Cependant, je ne peux soupçonner Moreau d’employer le mot «idéologie» à la légère; s’il est une chose que son livre démontre, c’est bien l’attention extrême qu’il porte à l’usage des mots. Pour suivre son raisonnement jusqu’au bout, il faut donc prendre au sérieux le sous-titre de son livre et la conviction de l’auteur à l’effet qu’une forme d’idéologie gouverne notre rapport à la langue. C’est cette conviction que je souhaite examiner ici.
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Moreau sait pertinemment que l’influence indue de la politique sur le langage remonte au moins à l’Antiquité grecque. Quand il souligne le vocabulaire martial des idéologues contemporains, pour qui «débattre avec un concitoyen» signifie «combattre» contre un «ennemi» ou encore «lutter» pour sa cause et «créer une alliance» contre «les forces conservatrices ou progressistes», il se réfère à Thucydide qui avait déjà noté que la guerre civile «est propice aux changements que l’on impose “au sens usuel des mots”8». Thucydide fait ce constat au milieu de son récit de la guerre civile à Corcyre, qui renvoie à l’un des épisodes les plus cruels de la Guerre du Péloponnèse. Il fait alors remarquer : «Une audace irréfléchie passa pour dévouement courageux à son parti, une prudence réservée pour lâcheté déguisée, la sagesse pour le masque de la couardise, l’intelligence en tout pour une inertie totale9» – et ainsi de suite. Bref, dans le contexte d’une guerre civile, les mots peuvent faire en sorte qu’une chose devienne son contraire. Or, c’est un phénomène que Moreau démontre à maintes reprises dans son livre. La «flexibilité», par exemple, est le nouveau mot d’ordre des «managers, décideurs, responsables, leaders en tout genre, dirigeants de tous poils10», pour imposer l’autorité du marché et du progrès, impératif de «souplesse» et d’«adaptation» qui signifie le plus souvent «docilité» et «à-plat-ventrisme» quand ce n’est pas carrément «amoralisme»: qu’importe, «il faut être flexible11»! Il en va de même de l’adjectif «blanc», mot d’ordre d’un antiracisme à courte vue, qui s’autorise à condamner publiquement et sans gêne un quartier parce qu’il est «trop blanc12», ou un département universitaire, ou une troupe d’acteurs, ou une fête: on affiche son «ouverture» à l’autre au moyen d’une discrimination raciale et, au lieu d’un «antiracisme conséquent» qui refuserait de réduire un individu à la couleur de sa peau, on célèbre «un racisme tout bonnement inversé13». Ou encore, cas de figure qui vaut pour tous les autres, c’est la «tolérance» qui est devenue un mot d’ordre et, par le fait même, «une intolérance libérale postmoderne qui s’exerce sans remords14». Qu’en conclure au juste? Sommes-nous réellement en présence d’une idéologie?
Si l’observation de Thucydide est juste, il faudrait faire le constat que notre société est déchirée par différents partis qui se livrent une guerre intellectuelle. L’hypothèse est souvent formulée aux États-Unis sous le nom de culture war15. Le constat n’est pas rassurant mais, s’il est justifié, il offre au moins la consolation de ne pas vivre sous à la tyrannie d’une idéologie. On peut choisir son camp et se jeter dans cette «guerre» à finir ou – ce qui me paraît de loin plus désirable – œuvrer à un apaisement des esprits, mais ce serait là, tout compte fait, une situation politique classique; déplorable, mais classique. Le recours au mot «idéologie» tiendrait, au mieux, de l’hyperbole. Le problème, c’est que certaines «entrées» de Ces mots qui pensent à notre place ne cadrent pas avec l’hypothèse d’une guerre culturelle. Que faire, par exemple, de «Like» et de «wouah»?
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L’une des «entrées» les plus originales que propose Moreau est celle de «Bonhomme-sourire (ou smiley)», ce « :) ou qui s’est répandu sur la planète virtuelle à une vitesse fulgurante16». Entrée originale, légère et distrayante est-on porté à croire, mais qui, à la lecture, donne à penser avec sérieux. À mon avis, cette entrée est cruciale afin de cerner un peu mieux la question de l’idéologie qui court tout au long de l’essai.
Tout d’abord, l’émoticône du bonhomme-sourire échappe aux catégories de la guerre culturelle: que votre tranchée soit à gauche ou à droite, le petit visage jaune et souriant habite le no man’s land sans s’inquiéter des convictions des uns et des autres, progressistes, conservateurs l’emploient indifféremment, sans rien dire de ceux qui sont sans opinion politique. Au-delà de tous nos différends, nous nous reconnaissons tous dans ce «bonhomme-sourire». Se pourrait-il donc qu’il incarne l’idéologie de notre temps? Un symbole aussi enfantin peut-il vraiment révéler la syntaxe profonde de la novlangue qui nous aliène? «Il en est malheureusement des symboles comme des chefs de gouvernement, répond Moreau, dont on dit volontiers – du moins en démocratie – qu’on a ceux que l’on mérite (soupire).» Avant d’ajouter : «Après tout, on sait que les mots sont toujours les premiers à tomber au champ d’honneur lors des revers de civilisation17.»
En somme, ce «mot» qui n’en est pas un témoignerait mieux que tous les autres de notre rapport à la langue. Si, pour reprendre Arendt, l’idéologie est la logique d’une idée, la logique enfantine du smiley révèlerait alors l’idée qui gouverne à notre insu notre langue et notre pensée. Cette idée sous-jacente, Moreau la formule ainsi :
Au contraire des formules de politesse autrefois utilisées pour clore une lettre qui étaient tournées vers le correspondant (Veuillez…, Je vous prie…, Vous voudrez bien…, etc.), le smiley, lui, n’exprime unilatéralement que l’humeur de l’expéditeur du courriel, du tweet, du message Facebook. Indice narcissique supplémentaire, dans une culture contemporaine qui n’en manque pas, il proclame : JE suis content, heureux, JE suis bien. Il ne dit réellement pas grand-chose au destinataire du message. À cet égard, il apparaît, au sens ancien du terme, «suffisant». Il n’est pas mot, au sens plein du terme, car le mot-concept est toujours ouvert, à travers un processus d’encodage et de décodage, à la négociation du sens, mais pur et univoque signal d’un naïf contentement de soi. L’autre s’y voit réduit au statut passif de miroir18.
Abolir l’autre, abolir la différence, abolir la pluralité du monde (Hannah Arendt) ou l’indétermination fondamentale qui travaille toute société (Claude Lefort), c’est ce que vise à faire l’idéologie. Et nous sommes peut-être témoins de l’efficacité avec laquelle l’innocent petit visage du smiley s’acquitte de cette tâche. Efficacité redoutable, parce que, remarquait déjà Claude Lefort, «le nouveau discours ne parle pas de haut; il fait l’économie des majuscules19».
Arrêtons-nous à cette observation de Lefort. Au XIXe siècle, en Europe, l’idée du Progrès a remplacé la religion, et la logique de cette nouvelle idée a transformé les sociétés. Il devient alors légitime d’appeler «idéologie» cette transformation dans la mesure où il s’agit de justifier la société dans sa totalité au moyen d’une logique simple et unique. Lefort est d’accord avec Marx pour dire que la première forme qu’a prise alors l’idéologie est celle dite bourgeoise, que l’on peut résumer dans la trinité: Propriété, Famille et Ordre. Ces premiers mots d’ordre, si je puis dire, s’incarnaient dans la société sous les figures du Patron, du Père de famille, du Pédagogue, du Policier, etc. Lefort note que, déjà sous cette forme bourgeoise, «le texte de l’idéologie s’écrit en majuscules20». L’observation est cruciale parce que les majuscules confèrent à l’idéologie une identité qui permet aussi de la contester.
Ainsi, toujours au nom du Progrès, Marx a pu révéler les contradictions qui minaient l’idéologie bourgeoise et montrer qu’il existait un écart considérable entre la réalité sociale du monde bourgeois et le discours idéologique sur la société bourgeoise. Inspirés par Marx, les communistes se sont attaqués à la société bourgeoise; les nazis leur ont emboîté le pas. Les uns et les autres l’ont fait à leur manière, bien sûr, et en défendant des idéologies différentes. Mais communistes et nazis ont mené cette guerre au moyen de nouvelles majuscules, celle de leur Parti, devenu indissociable du Chef de ce Parti, du Premier Camarade et du Führer, de Staline et d’Hitler. Puis, ces Partis et leur idéologie totalitaire se sont empêtrés dans les mêmes contradictions qui minaient l’idéologie bourgeoise : plus ils imposaient avec violence leur idée de la société, plus se creusait l’écart entre leur régime totalitaire et la réalité sociale.
Les régimes totalitaires du XXe siècle ont donc été défaits, et leur idéologie s’est écroulée. Était-ce la fin de l’idéologie pour autant? Lefort répond par la négative. Les idéologies bourgeoise et totalitaire étaient deux formes prises par l’idéologie, toutes deux aujourd’hui discréditées, mais, ajoute Lefort, cela ne signifie pas pour autant que l’idéologie en tant que telle est morte. Dans son essai, Lefort avance l’hypothèse que l’idéologie est en train de prendre une forme nouvelle dans nos sociétés, et beaucoup plus subtile, celle de l’entre-nous, de la familiarité et de la proximité, ce qui la rend pour ainsi dire invisible. Pour Lefort, ce serait même là le stade ultime de l’idéologie. «Alors, l’idéologie va jusqu’au bout de son travail, elle installe la grande clôture; mais en la rendant invisible, en faisant l’économie d’un énoncé sur l’homme total et la société totale21». Comme si l’idéologie, ayant su tirer leçon de son passé totalitaire, avait appris à faire l’économie des majuscules. C’est sous cette forme invisible qu’elle poursuivrait aujourd’hui son existence dans notre société.
Le constat de Lefort date de 1974. Il me semble que les démonstrations de Moreau y font écho et l’enrichissent. Dans son «Avant-propos», Patrick Moreau souligne que ces nouveaux mots d’ordre portent en eux «une sorte de caution morale», une «orthodoxie», comme «une “vérité” officielle appuyée sur une autorité toute-puissante, fût-elle invisible et anonyme22.» Et si l’idéologie invisible pressentie par un penseur comme Claude Lefort avait finalement pris forme dans le smiley? Car le bonhomme-sourire n’a pas seulement pris la place des anciennes formules de politesse mais aussi des formules toutes faites avec lesquelles les membres du Parti devaient ponctuer leurs missives. À la différence des mots d’ordre soumis à la surveillance de la police du Parti au nom d’une idéologie officielle, le smiley s’impose de lui-même, sans chef ni autorité, sans majuscule dit Lefort, impossible à critiquer ou à renverser. Idéologie invisible donc, soutenue par des milliards de petits «moi» narcissiques qui laissent derrière eux, en guise de soumission et d’offrandes, des quantités innombrables de bonhommes-sourire.
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On me reprochera de pousser trop loin la réflexion. Que répondre sinon ce que j’ai déjà écrit d’entrée jeu: j’estime que l’essai de Moreau est un livre important, et les livres importants donnent à penser. Une fois mis en mouvement, difficile d’arrêter l’enchaînement des idées. Suis-je convaincu que nous sommes aujourd’hui sous l’emprise d’une nouvelle idéologie? Pas entièrement; quelque chose en moi résiste à cette idée. Mais les démonstrations de Patrick Moreau m’ont conforté dans l’impression que certains mécanismes se sont insinués dans notre langue afin d’entraver le choc des idées et, avec lui, la pensée. En montrant cette mécanique à l’œuvre, Moreau rend un grand service à qui saura le lire sans s’énerver. Il entre aussi un certain courage dans son entreprise, car déboulonner la logique des mots d’ordre, c’est s’exposer à la colère de ceux qui les ont toujours à la bouche. Au fil de la lecture se révèle ainsi une étrange alliance entre les progressistes du néolibéralisme et les progressistes des droits individuels, comme si, au-delà de leurs désaccords, tous se rejoignaient dans leur façon d’épouser un manichéisme simpliste qui justifie à l’avance tous les détournements de sens.
L’ouverture, pour donner cet exemple – ce que Moreau démontre encore une fois à merveille –, est devenue à la fois un impératif moral (ouverture à l’autre et aux différences), un impératif économique (ouverture des marchés et mondialisation) et un impératif informatique (systèmes ouverts et open data). Devant un tel tissu de contradictions, peut-on plaider pour un peu de cohérence sans passer pour un individu fermé? Il faut pourtant rappeler l’évidence et dire avec Moreau : «S’ouvrir, ce n’est pas une morale, c’est renoncer fièrement à soi, c’est la promotion de l’inconscience, c’est l’abdication assumée de toute liberté23.» Et quel symbole illustre mieux cette ouverture totale et jovialiste que le bonhomme-sourire? Symbole de la plénitude individuelle et du vide identitaire, il est aussi totalement ouvert que totalement narcissique. En lui, toute contradiction s’efface; toute pensée aussi.
Idéologie ou pas, la liberté intellectuelle commence là où les mots ordre sont remis en question. J’ai écrit que c’était là le commencement de la philosophie et de la littérature. Pour la philosophie, j’en ai suffisamment dit. Mais une autre dimension se laisse découvrir au fil de la lecture de Ces mots qui pensent à notre place, c’est l’amour que Patrick Moreau porte à langue française et aux mots. Une langue, écrit-il, n’est pas un simple outil mais «une véritable encyclopédie qui donne du poids aux mots» et qui insinue «en chaque locuteur un “sens de la langue”, instinct linguistique qui lui fait sentir que certaines choses “ne se disent pas”24». C’est ce que son essai démontre trente fois plutôt qu’une.
RAPHAËL ARTEAU MCNEIL
NOTES:
1. Patrick Moreau, Ces mots qui pensent à notre place. Petits échantillons de cette novlangue qui nous aliène, Montréal, Liber, 2017, p. 24.
2. Ibid., p. 25.
3. Ibid., p. 272.
4. Hannah Arendt, Considérations morales, Paris, Payot-Rivages, 2015, p. 41 et 60; voir aussi The Life of the Mind, I «Thinking», §17 (New York, Harcourt, 1981, p.171 et 174).
5. Moreau, op. cit., p.26.
6. Ibid., p.27.
7. Ibid., p.24.
8. Ibid., p. 264, note 16.
9. Thucydide, Histoire de la Guerre du Péloponnèse, 3.82.4 (traduction de Jacqueline de Romilly).
10. Moreau, op. cit., p. 85.
11. Ibid., p. 89.
12. Ibid., p. 59.
13. Ibid., p. 60.
14. Ibid., p. 241.
15. Voir par exemple Morris P. Fiorina, Culture War? The Myth of a Polarized America (New York, Pearson Longman, 2005)
16. Moreau, op. cit., p. 69.
17. Ibid., p. 69-70.
18. Ibid., p. 72-73.
19. Claude Lefort, «Esquisse d’une genèse de l’idéologie dans les sociétés modernes» dans Les formes de l’histoire, Paris, Gallimard (Folio/Essais), 2000, p.554.
20. Ibid., p. 518.
21. Ibid., p. 568.
22. Moreau, op. cit., p. 22.
23. Ibid., p. 178.
24. Ibid., p. 97.