En 1977, Michel Chartrand identifiait le problème des élites nationalistes comme suit : elles ont le plus souvent utilisé le ressort national à des fins de politique partisane pour se faire du capital politique et se construire une belle carrière. Quant à elles, les masses populaires qui leur avaient fait confiance se sont retrouvées abandonnées à leur sort sitôt que ces parangons de la nation furent élus. La critique de ces membres des élites nationalistes effectuée par le célèbre syndicaliste se résume ainsi : « Ils sont prêts à oublier qu'il existe une différence énorme entre le nationalisme et une véritable libération nationale. Raison pour laquelle j'ai toujours été contre les « nationaleux » qui voulaient sauver la langue et laisser crever ceux qui la parlent1. » Nous sommes d'avis que le discours identitariste contre le spectacle Slav, tel qu’il s’est bruyamment manifesté ces dernières semaines, est un discours disciplinaire qui procède du même opportunisme que celui des nationalistes conservateurs que condamnait Chartrand, un discours qui, au final, est tout aussi détaché des intérêts réels des groupes au nom duquel il prétend parler. Ce discours concentré sur la reconnaissance symbolique et la représentativité fait en réalité le jeu des intérêts d'une classe qui ne désire pas véritablement un réel changement social, mais uniquement des réformes superficielles.
Au Québec, le surgissement de cette idéologie de l'identitarisme concorde d’ailleurs avec l'abandon progressif de l'idée de nation québécoise. L'identitaire parcellisé occupe d'une certaine manière le vide laissé par l'évanouissement d'un projet commun. Le repli sur l'identité, aussi bien à gauche qu’à droite, est une conséquence de la confiscation de la direction politique de la société par une élite capitaliste et ses organisations internationales dans le cadre de ce qu’on a appelé la mondialisation. Cette nouvelle culture politique déracinée encourage, sur ses marges, une polarisation spectaculaire du débat public qui, malgré la division apparente, procède d’un même mouvement de transformation du cadrage social par le libéralisme individualiste. À cause de cela, la gauche dite identitariste est prise au piège à l’intérieur d’un mouvement de redéfinition progressive des paramètres de l'expression du conflit social par la droite qui lui impose une grille de lecture de la société comme agrégat d’individus. Prisonnière de l'imaginaire de ses vis-à-vis, elle ne peut ainsi qu'offrir des solutions partielles. C’est pourquoi la majeure partie des groupes qui se positionnent sur la question politique du racisme le font à partir d'une position éthique et moraliste individualiste plutôt qu'en faisant référence à des fondements sociopolitiques collectifs.
Ainsi, pourquoi le discours antiraciste, tel qu’il s’est manifesté durant cette polémique récente, concentre-t-il son attention sur le quantum de personnes noires dans le spectacle Slav plutôt que sur les causes réelles de l'inégalité raciale? Il est clair que ce discours identitariste valorise davantage la mobilité sociale des individus qu'il ne remet en question l'organisation de la société en classes. Le fait que bien des personnes appartenant à des minorités, comme les immigrants, les femmes ou encore les gens de couleurs, se retrouvent dans la classe des gens pauvres est toujours formulé comme un problème individuel. Cette formulation du problème en appelle donc à la générosité devant la reconnaissance des souffrances des opprimés, mais reste muette en ce qui a trait aux conditions d'engendrement de cette oppression. En témoigne par exemple le silence de ce discours antiraciste devant le rapport établi par Lepage-Bonifassi entre l'esclavage moderne des Asiatiques oeuvrant dans les ateliers de misère et la traite d'esclaves dans les champs de coton. Pour les identitaristes, le seul moyen d'intervenir sur l'inégalité raciale passe par l'intervention technique plutôt que par la voie politique. L'expérience de la vie politique en commun, qui transforme conjointement mentalités et rapports sociaux, se voit remplacée par des exigences autoritaires et moralistes qui se matérialisent en quotas sinon en censure. Par ailleurs, faire annuler, et donc parvenir à faire censurer un spectacle demeure un geste plutôt insignifiant devant l'effort réel qui serait requis pour fédérer les particularités et les faire cheminer vers un projet collectif émancipateur, qui supposerait d’articuler ensemble les questions nationales et sociales.
Ainsi, la montée de l’identitaire est l’un des symptômes de l'abandon du nationalisme émancipateur. Chartrand disait à ce sujet : « Le nationalisme, c'est le préalable de l'ouverture sur le monde : on ne peut accéder à l'international que par la médiation de la nation. Une personne ne peut entrer en relation avec une autre que si elle se connaît et se définit elle-même d'abord2. » Contrairement au nationalisme des élites, qui sert avant tout à justifier leur domination de classe, le nationalisme émancipateur doit être compris comme un moyen de mise en commun du pouvoir et de prise en charge de sa condition économique-politique. Enfermer l'individu dans une couleur de peau, un sexe ou dans une sexualité ne fait que poursuivre le projet bourgeois de privatisation du pouvoir à l'égard de soi-même et de sa société. La posture correctionnelle de l’identitarisme, qui rêve d'une existence sans heurts, prive l'individu du rapport conflictuel à l'autre et par conséquent d'une découverte de lui-même. Car un être humain est façonné par des appartenances identitaires multiples qui prennent sens grâce à un vécu politique commun. Sans cette expérience fondamentale, l'identité en est réduite à n’être qu’un marqueur individuel folklorisé, comme la couleur de peau, la poutine ou la ceinture fléchée. Ce procédé, imbibé d'impérialisme anglo-saxon, réduit les cultures à n’être qu’une simple expression particulariste qui cherche à se valoriser à travers une mise en marché. Il n’aboutit qu’à une exotisation et une stérilisation de celles-ci, jusqu'à ce qu’elles n’incarnent plus que leurs propres caricatures.
Les identitaristes qui restreignent la question du racisme à un simple problème de reconnaissance et de représentativité marchent sans le savoir dans les mêmes traces que les élites nationalistes autrefois dénoncés par Chartrand : ils délaissent le commun et son vécu politique. Au fond, les nationalistes conservateurs et les gauchistes identitaristes adoptent les mêmes stratégies en se ménageant des espaces de pouvoir dans le marché des influences au lieu d'orienter leurs actions vers la réalisation d'un véritable projet collectif fédérateur. Ce passage de l'imaginaire de lutte à celui de victime abandonne l'objectif de dignité humaine pour celui de l'inclusion à un système d'exploitation. Une vision collective du monde nous est ainsi dérobée à travers les discours des droite et gauche identitaires. En même temps que la question nationale, le néolibéralisme enterre de cette manière un projet de société qui voulait solidariser les exclus du pouvoir pour qu'ils se réapproprient la direction politique du pays, ici du Québec.
1. Michel Chartrand, Les dires d'un homme de parole, Outremont, Lanctôt Éditeur, 1997, p.300 2. Ibid., p. 154.
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