Première réaction : «La censure, où ça?»
Ce genre d’indifférence, voire de négation pure et simple, étonne quand on se remémore ce temps où les censeurs de tout acabit, au nom des pouvoirs installés, ont pu faire modifier à leur guise les œuvres des créateurs, même si heureusement ces derniers les ont souvent déjoués. Se souvient-on de l’époque, pas si lointaine chez nous, où la littérature devait être catholique puisque le peuple l’était. Le peuple étant devenu pluriel, le théâtre doit-il être aujourd’hui impérativement multiculturel? À cet égard, l’invitation de Gilbert David (Le Devoir, 2 août 2018) à ne pas se tromper de combat constitue un cours véritablement magistral sur ce qu’est le théâtre.
Le nombre de siècles qu’il a fallu pour reconnaître l’importance de la liberté d’expression, particulièrement au théâtre, doit-il tomber dans l’oubli? Cette liberté chèrement acquise ne peut être réduite, faut-il le rappeler, que pour des gestes et des propos criminels, jugés tels par l’autorité judiciaire compétente, c’est-à-dire celle de juges et non celle des censeurs à la solde des nouvelles tyrannies.
Mais il est difficile d’engager le débat quand on s’évertue à nier l’évidence. Il n’y a pas de censure, affirme avec aplomb nul autre que le directeur du Conseil des arts du Canada. La directrice du Musée des Beaux Arts de Montréal et vice-présidente du Conseil des arts du Canada, Nathalie Bondil, ne dit pas moins. Interrogée sur l’affaire Kanata, la fonctionnaire affirme être blessée par cette accusation de censure alors qu’il n’en est rien, soutient-elle, puisqu’il ne s’agit que de relancer le problème de l’appropriation et de la représentation. Ce qui justifie le CAC de ne financer que les créations conformes aux valeurs qu’il juge bonnes pour les Canadiens. Si on refuse de parler de censure, c’est qu’on met en place un système qui encourage et récompense l’autocensure. Devant tant d’attaques contre la liberté de création, que dire en outre du très éloquent silence de tant de nos humoristes et artistes et du slalom acrobatique de tant d’autres?
L’idée n’est pas d’ignorer l’importance de la représentation culturelle des minorités. Ce problème n’est ni moins, ni d’ailleurs plus important que plusieurs autres dans notre société. Les légitimes défenseurs d’une meilleure représentation de ces minorités doivent cependant, en plus d’afficher leur indignation, nous dire quelles sont leurs solutions concrètes. Au-delà de l’égalité de droits et des chances, souhaitent-ils l’égalité matérielle, et pour qui et dans quels domaines?
Quant à l’appropriation culturelle (à ne pas confondre avec le problème de la représentation des minorités), au nom de laquelle on a aussi voulu faire directement ou indirectement interdire des spectacles, il faudrait d’abord distinguer la réalité du vol de celle du millénaire emprunt aux différentes cultures dans toutes les grandes œuvres, puis rappeler à quelles aberrations cette confusion peut conduire.
Oui au dialogue et aux analyses, mais pas au point d’en faire un alibi pour revenir à l’interdiction de ce qui ne correspond pas à l’air du temps ou aux valeurs des seuls qui ont en la matière voix au chapitre. Oui à la discussion, mais non à la soumission.
Consolons-nous en nous rappelant la courageuse lettre de Kattia Thony, comédienne noire de SLĀV, et des intelligents propos tenus par Betty Bonifassi. «Chanter la douleur, ça soulage la douleur» : voilà qui résume les efforts que celle-ci déploie depuis tant d’années. Elle voulait poursuivre sa démarche avec la pièce de théâtre SLĀV, mais les volontés des nouveaux censeurs ne le lui ont pas permis.
Dans le cas de Kanata par EX MACHINA, la situation est devenue franchement ironique. Les représentants des autochtones, malgré qu’on ne peut nier leurs responsabilités indirectes dans la décision d’annuler la pièce, n’ont jamais demandé ni souhaité son interdiction au nom de leurs légitimes préoccupations. Comme quoi le processus de censure, lorsqu’il est mis en branle, est difficile à maîtriser.
«Mais les temps ont changé, les mœurs et les sensibilités aussi», nous affirme-t-on avec assurance. Et il appert qu’on doive appeler aujourd’hui «évolution» ce qui a tous les signes d’une régression, qu’on s’entête à ne pas voir. L’approche politique, c’est-à-dire celle des nouveaux critères moraux et sociaux, doit l’emporter sur le traitement artistique des créations. Le théâtre aujourd’hui; à quand les autres arts?
«La censure, où ça?» Du vrai Molière…
Deuxième réaction : Comment contourner la censure? En utilisant les sorties de secours
On ne peut douter de leur générosité, mais d’aucuns, à force d’en diminuer la nature et l’importance, donnent l’impression de nier qu’il y a censure.
Une deuxième attitude répandue chez eux consiste à attendre le plus longtemps possible pour confesser en quelques mots qu’on n’a rien contre la liberté d’expression… mais qu’il faut aussi et surtout entendre les plaintes des opposants. Ne se pencher que sur le contexte et non sur le texte, sur le théâtral et non le théâtre, voilà l’esquive. «Le problème est politique», disent-ils, donc foin de l’approche artistique. Et revoilà les beaux discours sur le dialogue, la bonne entente, la paix et autres belles causes. Ne surtout pas s’indigner du retour sournois de la censure. Et que les créateurs se le tiennent pour dit : ils n’ont que ce qu’ils méritent; qu’ils assument les frais de leur insensibilité.
Parlant de dialogue, rappelons-nous les propos de deux dignes représentants de la nouvelle donne à qui l’on s’est empressé d’offrir une tribune : «Il n’y a aucun contexte correct pour justifier que les Blancs interprètent des chants d’esclaves», affirme sans nuance Moses Summy, bien connu pour son opposition à toute appropriation culturelle. «J’ai une réponse pour lui (Robert Lepage) concernant SLĀV : 100% des artistes doivent être noirs», confie de son côté le rappeur historien Webster. Ces affirmations si catégoriques sont-elles vraiment une invitation au dialogue?
Troisième réaction : Non à la soumission, disent haut et fort ceux et celles qui résistent. La vigilance est de rigueur.
Heureusement, demeurent debout ceux et celles qui savent encore appeler un chat un chat. Ils ne sont ni indifférents ni ambigus par rapport à ce qui se passe. La censure, certains d’entre eux la connaissent, ils en sont victimes.
On y retrouve bien sûr le créateur Robert Lepage qui note ce que tout observateur peut entendre et lire, à savoir «l’affligeant discours d’intolérance dans les rues comme dans les médias». Ne lui donnons pas trop la parole, on l’accusera de défendre sa propre cause, même s’il a parfaitement raison. Mais laissons-nous dans ce cas émouvoir par Yves Jacques, ardent défenseur de la liberté de création qu’il sert si bien. Car le comédien ne comprend pas, lui non plus, qu’on puisse ainsi condamner publiquement l’un des meilleurs défenseurs de la cause des esclaves et des autochtones.
Il faudrait aussi faire état de ceux et celles qui se sont vite dressés contre cette nouvelle vague de la sournoise censure. Et de tant d’autres qui viennent à la rescousse, qui rappellent entre autres que le théâtre ne doit pas souffrir de la mainmise des nouveaux censeurs, qui se souviennent de ces batailles passées et de ce qu’elles permettent encore aujourd’hui de révéler sur les défauts de la vertu. Sans oublier la question à laquelle une certaine gauche bien pensante n’ose répondre : si c’était un groupe de droite qui avait exigé l’interdiction au nom de ses valeurs, qui crierait le plus fort à la censure?
Pensez-vous un instant que les défenseurs de la liberté d’expression et de création n’ont pas entendu parler d’appropriation et de représentation culturelles, et qu’ils sont insensibles? Ce serait faire injure à leur intelligence. Ils jugent toutefois que le nécessaire débat ne doit pas être un détournement de combat, qui commence par une mise à l’index. Pour eux, toute forme de tyrannie est condamnable : que ce soit la tyrannie des minorités ou celle de la majorité.
«Pour ne pas être isolés demain», comme l’écrit le metteur en scène René Richard Cyr, il faut avoir le courage de s’élever contre cet «évident dogmatisme que l’on tente d’établir à coups de pressions, d’abandons et d’interdictions.» C’est pourquoi il faut défendre la liberté et réclamer le droit de tout dire; ne pas nier les inégalités, mais ne pas s’y complaire. Comme il nous y invite, il faut y aller «à grands coups d’humanité et d’amour.» Pour que vienne «le temps où tous se reconnaîtront dans tous les visages, dans tous les corps, dans toutes les âmes.»
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