Liah Greenfeld
Nationalism : Five Roads to Modernity
Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1992,
581 p.
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Liah Greenfeld est née en Russie où elle rêvait de devenir poète, publiant d’ailleurs des poèmes en russe. Elle dut interrompre son travail de création lorsqu’elle troqua le russe pour l’hébreux en émigrant en Israël en 1971. Greenfeld découvre alors sa passion pour la sociologie. Elle obtient un doctorat à l’Université Hébraïque de Jérusalem puis émigre à nouveau, cette fois aux États-Unis. Elle y enseignera successivement à l’Université de Chicago, à l’Université Harvard puis à l’Université de Boston où elle est toujours professeure de sociologie. Elle publie en 1989 un livre sur la sociologie de l’art (Different Worlds : A Study in the Sociology of Taste, Choice, and Success in Art) puis un second sur la connaissance (Center : Ideas and Institutions) avant de se lancer dans l’étude du nationalisme.
C’est d’abord à l’occasion d’expériences personnelles qu’elle avait commencé à réfléchir à cette question complexe de l’identité nationale. Ainsi, fille de parents juifs, les Russes ne l’avaient jamais considérée comme une des leurs car ce n’était pas du sang «purement» russe qui coulait dans ses veines. En Israël, l’administration indiqua sur son passeport qu’elle était de religion juive, même si elle avait fait remarquer aux fonctionnaires qu'elle ne croyait pas en Dieu et que ses parents athées ne l’avaient pas élevée selon la tradition religieuse. «Découvrir les principes du judaïsme a été pour moi comme apprendre une langue étrangère», dira-t-elle en entrevue.
Au cœur du débat
Nationalism, publié en 1992, fait beaucoup de bruit. Elle y analyse la naissance du nationalisme en étudiant cinq cas de figure : l’Angleterre, la France, la Russie, l’Allemagne et les États-Unis.
La recherche de Liah Greenfeld doit être comprise comme s’insérant dans une décennie d’intenses débats dans le monde anglo-américain. Outre Greenfeld, John Breuilly, Ernest Gellner, Benedict Anderson, Anthony D. Smith, Eric J. Hobsbawn et Rogers Brubaker sont les auteurs qui ont le plus profondément influencé les débats sur le nationalisme dans le monde anglo-américain. Du côté français où se déroule également un débat sur le même thème, Dominique Schnapper, Pierre Birnbaum et Pierre-André Taguieff sont les auteurs ayant signé les textes les plus importants. De même, dans la foulée du renouveau de la philosophie morale, il faut noter les réflexions de Charles Taylor, Yael Tamir et David Miller.
Voyons rapidement, pour situer la pensée de Greenfeld, les thèses de Ernest Gellner, Benedict Anderson et d’Anthony D. Smith. Ernest Gellner dans son petit livre Nations and Nationalism (Ithaca (NY), Cornell University Press, 1983) lie l’avènement de la nation au processus d’industrialisation. D’après lui, la société industrielle, qui succède à la société agraire, implique un système de production dont l’efficacité dépend de l’existence d’un système de communication et d’une division du travail complexes, d’où le rôle central que l’État est appelé à jouer en tant que promoteur et garant d’un système d’éducation de masse qui permettra l’intégration des individus à la société moderne. C’est là que le nationalisme entre en scène puisqu’il exprime précisément, d’après Gellner, la volonté de correspondance entre l’État et la nation. Ainsi donc, et bien que le nationalisme s’inspire des cultures préexistantes, c’est au sein des exigences structurelles de la société industrielle qu’il faut chercher ses racines.
Publié la même année que le livre de Gellner, Imagined Communities de Benedict Anderson a également eu une profonde influence sur les études subséquentes du nationalisme. D’après Anderson, la nation est une communauté politique imaginée à la fois délimitée et souveraine. Anderson met l’emphase sur l’imaginaire car c’est en effet grâce à celui-ci que les membres de la nation peuvent être en communion les uns avec les autres bien que la plupart ne se connaissent même pas. Aussi, selon Anderson, plutôt que d’essayer de distinguer les «vraies» communautés des «fausses», il convient d’étudier la façon dont elles sont imaginées.
D’après Anderson, la nation est avant tout le résultat d’une interaction entre le développement du système de production (le capitalisme), un besoin de transcendance qui ferait du nationalisme une religion séculière, et une technologie de communication (l’imprimerie). L’imprimerie capitaliste permet en effet la propagation des romans et des journaux, qui eux-mêmes rendront possible la représentation de la communauté imaginée qu’est la nation.
Anthony D. Smith, dans The Ethnic Origins of Nations (Oxford, Blackwell, 1986), affirme quant à lui que les nations sont inconcevables sans l’existence de mythes et de souvenirs communs, eux-mêmes tirés d’un noyau ethnique (ethnic core) qui façonne le caractère et les frontières de la nation. Même si la majorité des États-nations sont aujourd’hui multi-ethniques, il n’empêche selon Smith qu’ils ont originellement été constitués autour d’une ethnie dominante qui a ensuite annexé d’autres groupes. Smith précise toutefois que l’ethnicité est un mélange de constance et de fluctuation et qu’elle renvoie davantage à un sentiment de continuité qu’à une uniformité de génération en génération. Smith remarque également que la nation offre un répertoire de valeurs, de symboles et de traditions qui renforcent la cohésion sociale, et qu’elle aide l’individu à se définir et se situer dans un monde incertain à travers le prisme de l’appartenance à une collectivité culturelle distincte, c’est-à-dire à travers le prisme de l’identité nationale.
Les théories de Gellner, d’Anderson et de Smith, quoique toutes originales, sont confrontées à des problèmes similaires, à savoir notamment la négligence des acteurs sociaux, une propension à l’abstraction et un trop grand déterminisme.
De l’importance d’étudier les individus
Pour Greenfeld, et c’est là l’originalité de son approche, il importe avant tout d’étudier les individus pour comprendre les phénomènes sociologiques. S’inspirant de l’individualisme méthodologique de Max Weber, Greenfeld retourne aux textes de l’époque — actes légaux, poèmes et chansons, textes sacrés, dictionnaires, lettres et journaux personnels — pour révéler par quel processus de pensée l’idée de nation et l’idéologie du nationalisme sont apparues dans l’esprit des gens ou, plus précisément, ont été créées par l’esprit humain. Nationalism est donc un fascinant travail d’érudition, regorgeant de portraits et d’exemples concrets.
Pour Greenfeld, l’être humain a toujours besoin de se définir selon certaines identités (âge, genre, profession, par exemple) pour maintenir un équilibre psychologique. Cependant, il n’y a pas d’identité universelle et éternelle. Si, par exemple, l’identité religieuse était l’identité la plus importante dans l’Europe médiévale, c’est l’identité nationale qui a pris le relais dans notre monde moderne. Pour Greenfeld, c’est d’ailleurs lorsque l’individu se définit en fonction de sa nation que nous entrons dans ce qu’il est convenu d’appeler la «modernité».
L’adoption de l’identité nationale s’explique, selon Greenfeld, «par sa capacité à résoudre [une] crise» symbolique. En effet, dans l’ordre ancien, certains acteurs ont commencé à sentir que leur statut s’effritait et qu’ils détenaient dans leur société de moins en moins de prestige et donc de pouvoir soit symbolique, politique, économique ou autre. Sentant un déséquilibre entre leurs valeurs et les structures de la société — c’est-à-dire confrontés à un sentiment d’«anomie», comme disait le sociologue français Émile Durkheim — ils ont dû repenser leurs identités. C’est cette constatation qui permet à Greenfeld d’affirmer que «l’identité nationale est, fondamentalement, une question de dignité. Elle donne aux gens des raisons d’être fiers».
Si en Angleterre, en France et en Russie les aristocrates furent ceux qui pensèrent le nationalisme, aidés tout de même par les intellectuels de la classe moyenne, ce sont ces derniers qui jouèrent le rôle le plus important dans la naissance du sentiment national en Allemagne, résultat d’un fort ressentiment face aux succès d’une nation comme la France.
L’émergence de ce nouveau discours nationaliste aura évidemment des effets politiques durables et importants. Pour Greenfeld, le nationalisme est une construction idéologique plutôt que le reflet d’une réalité objective. Incarné dans un discours politique, le nationalisme identifie la nation comme la source de la souveraineté mais aussi comme l’objet premier envers lequel la loyauté des citoyens doit s’exprimer. Enfin, la nation est cet ensemble au sein duquel peut et doit se déployer la solidarité (la «fraternité» française).
Trois types de nationalisme
Pendant longtemps, le mot «nation» désigna principalement l’élite. En effet, et comme Montesquieu le rappelle dans L’esprit des lois, la nation englobait l’ensemble des seigneurs et des évêques. À travers une transformation du discours, le mot «nation» en est venu à signifier l’ensemble de la population. Greenfeld situe ce glissement sémantique et, conséquemment, la naissance du nationalisme moderne, dans l’Angleterre du seizième siècle. Pendant deux cents ans, les Anglais seront les seuls, avec les Hollandais, à se percevoir comme membres d’une nation. L’appartenance à la nation permet à chaque individu d’éprouver un sentiment de fierté grâce à la nouvelle symbolique définie par la nationalité. D’abord civique, la conception du nationalisme intègre parfois à partir du XVIIIe siècle une réflexion sur l’ethnicité, comme ce fut entre autres le cas en Allemagne et en Russie. Cela permet à Greenfeld de distinguer trois types de nationalisme établis autour des axes civique-ethnique d’un côté, et collectiviste-individualiste de l’autre.
Le premier type de nationalisme est individualiste et civique. La nation est alors définie comme une association d’individus et c’est la citoyenneté — qui peut être accordée à ceux qui désirent joindre l’association — qui permet à un individu d’adhérer à la nation. Historiquement, c’est ce nationalisme qui apparaît le premier tout d’abord au Royaume-Uni puis aux États-Unis. Politiquement, ce type de nationalisme s’incarne dans la démocratie libérale.
La France est un bon exemple du second type de nationalisme — collectiviste et civique — qui connaît inévitablement d’importantes tensions. Par «collectiviste», Greenfeld entend ce type de nationalisme qui conçoit la nation comme un tout, une entité dotée d’une volonté propre. Cette conception collectiviste peut engendrer facilement une négation des libertés individuelles au profit de l’intérêt de la nation. Or, dans le cas de la France, cette nation civique promeut également les libertés individuelles, d’où la tension.
Enfin existe un nationalisme collectiviste et ethnique qui serait celui le plus commun dans le monde. Selon ce type de nationalisme, chaque individu est membre en vertu des liens du sang. Cette conception de l’identité nationale est à la fois la plus simple intellectuellement mais aussi la plus rassurante pour ceux qui la partagent. Comme les autres types de nationalisme, ce nationalisme ethnique est une construction de l’esprit et c’est seulement par l’importance qu’on lui accorde que le sang prend ici un sens particulier. Greenfeld ne croit pas, pour sa part, qu’un sang «pur», par exemple, confère aux individus un type de comportement caractéristique et un certain dédain est d’ailleurs perceptible dans l’analyse qu’elle fait de l’Allemagne et de la Russie.
Aujourd’hui, l’État-nation demeure l’institution politique la plus fondamentale. On rejoint ici les préoccupations de Hannah Arendt qui rappelait que s’il n’est pas membre d’un État-nation, l’individu n’est rien sinon un paria condamné à la marginalité ou à l’errance. Cette importance de la nation est bien sûr historiquement située et le nationalisme n’est pas éternel. Tout comme par le passé il a remplacé d’autres identités, il pourra un jour à son tour être remplacé par une forme d’identité qui se révélera alors plus à même de répondre aux besoins matériels et aux désirs symboliques des individus. Selon Greenfeld, nous serons alors vraiment dans un monde «postmoderne».
Les thèses de Greenfeld, extrêmement stimulantes, n’en comportent pas moins quelques points faibles. Tout d’abord, il importe de souligner que les trois types de nationalisme identifiés par Greenfeld — civique-individualiste, civique-collectiviste, ethnique-collectiviste — ne peuvent qu’être des caricatures d’une réalité souvent plus complexe. Chaque nationalisme joue en effet sur plusieurs registres. À l’intérieur même d’une nation, les acteurs n’adoptent pas toujours un discours homogène. On peut également regretter que Greenfeld se soit limitée à décrire la naissance des nationalismes, n’expliquant pas ni comment ni pourquoi un discours développé dans un premier temps par des aristocrates ou des intellectuels en vient à se répandre dans les différentes couches de la société.
Poursuivant sa réflexion sur le nationalisme, Liah Greenfeld rédige actuellement un livre dans lequel elle analyse les liens entre les systèmes économiques et les cultures nationales pour découvrir si les premiers ne sont pas les fruits des secondes. Selon elle, le nationalisme serait à l’origine de certaines conceptions économiques. À surveiller...