En 2008, deux professeurs d’université renommés sont chargés par le gouvernement de Jean Charest d’un travail d’enquête à propos des « accommodements raisonnables ». On ne lésine pas sur les moyens, comme le rappelait récemment un chroniqueur : « 5 millions $ de budget, 14 mois de travaux, 900 mémoires reçus, 241 témoignages, des audiences dans 15 régions, 22 forums régionaux, 4 forums nationaux, des mandats de recherche confiés à des spécialistes »[1]. L’exercice aboutit au fameux rapport dit Bouchard-Taylor. On y lit, entre autres, ceci : « nous croyons que l’imposition d’un devoir de réserve à [une] gamme limitée de postes représente le meilleur équilibre pour la société québécoise d’aujourd’hui. Il s’agit de postes qui représentent de façon marquée la neutralité de l’État ou dont les mandataires exercent un pouvoir de coercition ». Quand le rapport sort, il y a des mécontents (c’est fatal) : certains estiment qu’on n’est pas allé assez loin; d’autres, que c’est le contraire. Mais, autant que je me souvienne, pas beaucoup de hauts cris, personne ne déchire sa chemise en public. En gros, plusieurs s’accordent à trouver le rapport bien ficelé, modéré – on ne se tromperait pas beaucoup, il me semble, en disant qu’il aurait été relativement aisé d’aboutir alors à un « consensus » (comme les aime tellement la société québécoise) si un gouvernement autre que celui de Jean Charest avait pris au sérieux ce rapport commandé par lui et avait proposé une loi, plutôt que de mettre le document sur une tablette et de ne rien faire du tout.
Onze ans plus tard, et après le désastreux épisode de la Charte des valeurs du gouvernement minoritaire du Parti québécois (où on avait eu la très mauvaise et bizarre idée de faire de la laïcité une question « identitaire » — comme si la question de la laïcité, qui est celle des rapports entre la loi civile et la loi religieuse, n’avait pas été posée, sous diverses formes, dès le début de la modernité politique et, faut-il y insister, bien ailleurs qu’au Québec), le nouveau gouvernement de la CAQ, conformément à sa promesse électorale, dépose un projet de loi sur la laïcité. Ce projet puise largement dans le rapport Bouchard-Taylor – en ajoutant à la liste des personnes qui devront s’abstenir de marquer leur appartenance à telle ou telle religion, les enseignants de niveau primaire et secondaire.
On peut évidemment discuter du bien-fondé de cette modification. Comme il fallait s’y attendre à propos d’une pareille question, certains pensent que « ça va trop loin », d’autres « que ça ne va pas assez loin », d’autres que « tout est bien ». Si on tient, comme moi, que les enseignants détiennent une autorité en classe, face à leurs élèves, il est tout à fait raisonnable de leur demander, non pas d’abandonner leurs convictions religieuses, mais de ne pas en faire étalage. « Autorité », ce n’est certes pas « coercition », comme l’écrivaient Bouchard et Taylor, et il est clair ici que les conclusions du rapport sont amendées de façon significative; mais si on tient, avec Hannah Arendt, que l’autorité ne doit pas être confondue avec l’autoritarisme (comme on le fait souvent) mais renvoie plutôt au fait que les enseignants ne parlent pas en classe en leur nom propre, mais bien au nom de la société qui accueille ces « nouveaux venus » dans le monde que sont les élèves, il paraît particulièrement avisé, puisqu’existe dans ladite société une pluralité de convictions, que les enseignants n’affichent pas les leurs de manière ouverte.
En somme, le projet de loi 21 est une sorte de « Bouchard-Taylor + ». On pouvait donc s’attendre à ce qu’il suscite une gamme de réactions, positives et négatives, passablement plus vives que celles suscitées par le rapport de 2008; on pouvait en particulier s’attendre, puisqu’on amendait les recommandations du rapport, à ce que les oppositions soient plus fermes et plus vivement exprimées qu’en 2008.
Mais ce n’est pas cela qu’il s’agit. On ne dit pas qu’on n’est pas d’accord. Non, on parle de « nettoyage ethnique » (le maire d’Hampstead); on dit qu’on « a honte » (Charles Taylor lui-même, sans qu’on sache trop de quoi il a honte : de sa société ou de son propre rapport ?); on annonce à l’avance qu’on ne respectera pas la loi (municipalités, commissions scolaires); on laisse entendre que ceux qui ont formulé le projet de loi ou qui le défendent sont, au mieux des « xénophobes », au pire, des « racistes », des « islamophobes » (Québec solidaire). Parler de dérapage est un euphémisme dans les circonstances : comment qualifier un discours comme celui-ci, relevé tout récemment dans un journal : a) Voter cette loi, c’est insulter l’islam et les musulmans; b) c’est en conséquence un facteur de « radicalisation »; de telle sorte que c) il ne faudrait pas se surprendre si cela conduisait à des actes violents. Il faut poser une question très simple à propos de ce discours : qui, ici, est « islamophobe » (c’est-à-dire, littéralement : « a peur de l’islam ») ? Est-ce la personne qui estime que les musulmans vont commettre des actes terroristes si une loi sur la laïcité est votée (soyez aimable, sinon, vous verrez, ils vont se fâcher et ils vont tout casser) ? Ou est-ce la personne qui, comme moi, estime qu’il n’y a pas de raison de supposer que les musulmans au Québec sont des gens potentiellement dangereux et qui vont commettre des actes terroristes si une loi sur la laïcité est votée ? Les anglophones du Québec, dont beaucoup étaient fort mécontents de la loi 101, ont-ils commis des actes terroristes après son adoption ? Pourquoi les musulmans (à supposer qu’ils seraient outrés par une loi sur la laïcité, ce qui reste à prouver) seraient-ils plus portés au terrorisme qu’eux ? Parce qu’ils ne sont pas bien élevés comme les bourgeois anglophones de Westmount en 1977-78 ? Qui véhicule des préjugés ici, qui fait des « amalgames », qui pose une équivalence entre l’islam et la violence ?[2]
Parmi les réactions suscitées par le projet de loi, je retiendrai celle de cette dame, dont on amplement répercuté les propos, et qui déclare : « Le Québec n’est pas un État, donc je ne respecterai pas cette loi ». Au-delà de son caractère outrancier[3], cet énoncé permet d’aller au fond de la question; plus précisément, il révèle que la laïcité, c’est autre chose que la laïcité.
C’est en effet à mon sens d’une toute autre question dont il s’agit dans ce débat. Selon moi, c’est la seule façon de comprendre le véritable délire qui s’est emparé de certains des adversaires de la loi – qui, justement, ne se considèrent pas comme des « adversaires » mais bien comme des « ennemis » d’un gouvernement, a-t-on pu entendre et lire sur des affiches de manifestants, « raciste », « fasciste », « nazi ».
Quelle est cette « autre question » ? Je pense qu’il faut analyser le projet de loi sur la laïcité en demandant d’abord ce qu’il veut dire au-delà de ce qu’il énonce explicitement; et ensuite ce que sont les présupposés d’un tel « vouloir-dire ». Les choses peuvent ici être comprises en procédant par niveaux – plus précisément en distinguant trois niveaux.
Premier niveau : un projet de loi sur la laïcité n’est pas un projet de loi ordinaire. Il ne peut pas être disposé sur le même pied que, par exemple, un projet de loi qui proposerait une réforme du Code routier. Même un projet de loi manifestement plus important, qui proposerait par exemple une réforme sérieuse du système d’éducation ou du système hospitalier, ne saurait être compris au même niveau. Car un projet sur la laïcité a une dimension « fondationnelle », si l’on peut dire, qui l’élève au-dessus d’autres projets comme ceux donnés en exemple ci-dessus. « Fondationnel », c’est-à-dire qui touche à la fondation même du régime – au sens de la politeia dont parlaient les Grecs de l’Antiquité. Il renvoie, autrement dit, à la manière même dont se représente et par-là s’institue, au niveau politique et institutionnel, la communauté politique québécoise; il énonce, comme le ferait par exemple une déclaration d’indépendance ou l’énoncé d’une Charte des droits, ce qu’est fondamentalement cette communauté (raison pour laquelle on peut sérieusement envisager de constitutionnaliser la laïcité advenant l’adoption du projet de loi).
Une loi qui a une dimension fondationnelle, puisqu’elle n’a pas le même statut que d’autres lois, ne peut que susciter des réactions viscérales – on a envie de dire existentielles (car c’est bien de l’existence historique d’une communauté dont il est question), qu’elles aillent dans un sens ou l’autre.
Deuxième niveau : il faut demander qui veut procéder à une telle refondation (partielle) du régime qui régit présentement le Québec ? Pour répondre, on peut dans un premier temps demander ce qu’ont en commun les participants à cette étrange Sainte-Alliance anti-laïcité qui semble se mettre en place présentement. Que peuvent en effet avoir de commun l’État fédéral, le Parti libéral (à Québec et à Ottawa), les intellectuels multiculturalistes, Québec solidaire (ces catégories pouvant évidemment se télescoper) ? Le dénominateur commun me semble le suivant : à divers degrés, les participants à cette Sainte-Alliance semblent tous partager l’idée que ce que le projet de loi sur la laïcité brime (et c’est ce qui fait son caractère inacceptable), c’est le primat que les Chartes reconnaissent aux droits individuels sur la société considérée comme une totalité susceptible de les transcender ou de les surplomber. Pour les plus cohérents des critiques, c’est l’idée même de société, comprise comme entité ayant une consistance propre, et devant donc être considérée comme autre chose qu’un simple « nom » donné à une addition ou à une collection d’individus, qui est problématique (ou carrément fausse ou perverse). Ce qui choque dans le projet de loi, c’est donc que le gouvernement qui le promeut prétend parler au nom de quelque chose qui, simplement, n’existe pas : la société, par-delà les individus qui seuls ont une véritable consistance (une consistance ontologique si l’on préfère). Par définition, une telle conception, où le « tout » paraît s’accorder une préséance sur les « parties », ne peut donc être que totalitaire – d’où les références au « fascisme », au « nazisme », etc.
Cette société qui paraît s’engager dans une opération de refondation (partielle tant qu’on voudra mais par définition fondamentale), qui dit-on qu’elle est ? La « société québécoise », évidemment – mais que veut-on dire par là ? C’est le troisième niveau d’analyse : en évoquant la « société québécoise », on signifie ici qu’une société n’existe jamais hors l’histoire, autrement dit qu’elle a une forme : dans ce cas-ci (ce n’est pas fatal, il peut exister d’autres formes), elle a une forme nationale. Du point de vue des opposants, les choses se précisent : pour imposer l’idée (fausse) que la société, qui est un néant, peut s’imposer aux dépens des individus porteurs de droits, qui seuls sont réels, il faut l’ancrer dans un discours, une idéologie, pour masquer à la fois le vide sur lequel repose toute l’affaire et le fait que ce dont il s’agit, au fond, c’est pour certains individus (puisqu’il n’y a rien d’autre que des individus) de tenter d’imposer leur volonté à d’autres individus, qui ne le désirent pas.
Du point de vue des opposants au projet de loi 21, s’offre donc à eux un horizon rien de moins que terrifiant : une société (chose impensable, puisque ça n’existe pas) qui a une forme nationale (chose tout aussi impensable par définition, puisque la nation se ramène à un discours fumeux, trompeur) veut imposer une refondation du régime qui gouverne le Québec (chose impensable, puisqu’on dispose d’une fondation – la seule valable, la seule possible dans notre monde, qui énonce qu’il n’existe rien d’autre que des individus porteurs de droits – de même que d’une Charte et de tribunaux pour les garantir et régler les différends qui peuvent surgir entre eux).
Un triple impensable, en somme : une société (premier impensable) de forme nationale (deuxième impensable), le Québec, veut modifier sa constitution fondamentale (troisième impensable). Dit sur un plan plus immédiatement politique : la société nationale québécoise a le projet farfelu (en Amérique du Nord! Au Canada! En 2019!) de s’autogouverner, au point de modifier rien de moins que sa constitution, dans un univers qui est fondé tout autrement et qui est pleinement satisfaisant puisqu’il se fonde sur la seule chose réellement existante, soit les individus porteurs de droits.
Il y a des choses pensables dans le monde et qui sont possibles – tout va bien dans ce cas[4]. On peut, par exemple, penser à la mise sur pied d’un régime d’assurance-médicaments : ça peut être compliqué, mais ça se fait (ça s’est fait). Il y a aussi des choses qui sont impensables et heureusement impossibles. On peut, par exemple, proposer qu’à partir de demain, tout le monde devra se mettre à marcher sur les mains plutôt que sur les pieds – mais pas de danger, c’est pour rire, personne de sérieux ne peut penser à ça. Cependant, quand l’impensable et le possible se conjuguent, les choses peuvent devenir un peu plus compliquées. Il y a ainsi des choses possibles mais proprement impensables : la guerre nucléaire, par exemple, peut éclater demain ou la semaine prochaine, mais comme on ne peut pas même se représenter ce que serait le monde ensuite, vaut mieux ne pas y penser. Mais la pire des combinaisons est celle-ci : lorsque l'impensable devient possible, lorsque « l’impensable, tout à coup, […] fait irruption dans la réalité »[5]. Ce qui ne se peut simplement pas pour tout esprit raisonnable risque pourtant d’arriver!
C’est cette combinaison-là, de l’impensable et du néanmoins possible, qui apparaît soudain devant les yeux de bien des opposants au projet de loi. C’est bien assez pour leur faire perdre tout sens des limites quand ils expriment leur désarroi – si ce n’est, dans certains cas, pour leur faire perdre carrément la boule.
[1] Joseph Facal : « L’homme qu’on n’arrive plus à suivre », Journal de Montréal, 4 avril 2019 (https://www.journaldequebec.com/2019/04/04/lhomme-quon-narrive-plus-a-suivre)
[2] J’entends déjà la réplique : et la France ? Ce n’est pas la laïcité qui a suscité le terrorisme ? Ce à quoi il convient de répondre que le terrorisme djihadiste a frappé en Europe bien ailleurs qu’en France (Espagne, Grande-Bretagne, Pays-Bas, Belgique) et qu’on ne voit pas que la laïcité « à la française » y soit pour grand-chose.
[3] Vous êtes immigrant en Roumanie, en Turquie ou en Australie, peu importe. Le gouvernement veut voter une loi avec laquelle vous êtes en désaccord. Pour une raison X, on vous invite à vous prononcer publiquement. Vous dites : « La Roumanie (ou la Turquie ou l’Australie ou ce que vous voudrez) n’est pas un État, je ne respecterai donc pas cette loi ». Exercice : demandez-vous quelle conception tordue vous devez vous faire de votre « pays d’accueil » pour proférer pareille insulte ? Et demandez-vous ensuite comment elle serait reçue par ceux qui vous « accueillent » ?
[4] Dans ce qui suit, je m’inspire de l’article d’Alain Roy : « Surdités », paru dans Liberté, 39, 2, avril 1997, p. 4-24.
[5] Ibid., p. 21.