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Où est le problème? Question à Gilles Labelle

Un texte de Maxime Huot Couture
Thèmes : Laïcité, Québec, Régime politique
Numéro : Argument 2019 - Exclusivité Web 2019


Le texte de Gilles Labelle récemment publié ici est un magnifique exemple de réflexion sobre, intelligente et perspicace sur un enjeu politique d’actualité. Ses propos sur les « impensables » mis de l’avant par le projet de loi 21 sont à mon sens justes et éclairants. Un point m’a toutefois laissé perplexe et j’aimerais lui présenter bien humblement mon questionnement, dans l’espoir d’une correction si celui-ci s’avérait non fondé. 

 

M. Labelle compare le caractère « fondationnel » du projet de loi 21 à la conception grecque de la politeia, du régime politique. À la différence des lois qui concernent par exemple la justice distributive ou pénale, le régime politique concerne la nature même de l’autorité et institutionnalise par ce fait une certaine vision du monde, une conception de la vie bonne. Pour Gilles Labelle, une communauté politique qui choisit la façon dont elle se représente procède à une telle forme d’institutionnalisation.

 

Or, ce parallèle est-il exact? M. Labelle mobilise une notion grecque qui me semble difficilement applicable au cas présent. D’abord, la représentation dont il est question ici – l’interdiction des signes religieux – concerne l’État, une forme institutionnelle ignorée des Grecs. Cet acte de représentation, qui touche des individus au sein d’une entité dotée de la personnalité juridique, n’est-il pas inséparable d’une conception moderne de l’État ? On pourrait me rétorquer que, dans tous les cas, le projet de loi 21 touche à l’institutionnalisation d’une communauté. Ainsi, une certaine représentation du peuple dans une entité neutre lui permettrait de se doter de plus d’existence politique, de construire une vision du monde qui lui est propre.

 

Pourtant, l’histoire ne montre-t-elle pas que la représentation sociale est l’effet plus que la cause de l’institutionnalisation politique ? Cette représentation correspond toujours à certains actes moraux et politiques. La « divinisation » de l’empereur romain est la conséquence d’un bouleversement dans les rapports politiques entre le peuple et les patriciens, puis de la prise militaire de Rome et finalement de l’assassinat du conquérant. Les États-Unis ne sont-ils pas devenus the land of the free à la suite d’une révolution et de l’écriture d’une constitution qui distribuait les charges politiques et conférait des droits aux individus ?

 

Quant au Québec et au projet de loi de 21, l’argument est le suivant : l’État québécois, au sens de politeia, est déjà laïc. Ses normes fondamentales sont indépendantes de préceptes religieux particuliers et la distribution de ses charges politiques est indépendante de l’appartenance religieuse. Notre rapport au religieux n’est plus le même qu’au temps de la Révolution tranquille. Si l’affirmation politique face à la religion catholique a pu alors permettre une certaine institutionnalisation, la laïcité mise actuellement de l’avant semble appartenir davantage au registre culturel de la représentation symbolique.

 

Ceci dit, pourquoi un tel effort de laïcisation, même au niveau culturel, ne serait-il pas bénéfique ? Encore une fois, le geste même d’affirmation d’un droit collectif qui l’emporterait sur les droits individuels peut être salutaire dans notre contexte hyper-individualisé. On pourra enfin repenser certains impensables, comme l’affirme M. Labelle. De plus, la laïcité québécoise peut apparaître comme l’affirmation de la réalité étatique québécoise s’opposant à l’ordre politique canadien. En même temps, elle joue sur le même registre ; elle préfère « l’interculturalisme » au « multiculturalisme ». Dans les faits, le projet de loi 21 ne semble pas avoir grand-chose de politique, au sens ancien. En quoi empêcher un juge de porter une kippa ou une enseignante de porter un voile tout en les laissant exercer leur charge est-il un geste moral qui modifierait l’ordre du bien commun ? À certains égards, cela m’apparaît de l’esthétique politique.

 

Posons la question franchement, en quoi nous est-il bénéfique de vider encore plus de sa substance notre État québécois dont la neutralité bureaucratique laisse déjà un goût amer de vide culturel ? En quoi cacher les symboles des cultures minoritaires peut-il aider à faire valoir la légitimité politique de la majorité, si en plus ce transfert se fait au détriment des symboles culturels de cette dernière (e.g. le crucifix de l’Assemblée nationale) ? En général, une culture qui vise haut rencontre le Ciel.

 

Les signes religieux au sein de l’État – je mets ici de côté la burqa, qui est particulièrement problématique – ne sont pas nécessairement un symptôme de l’affaiblissement de l’autorité politique commune. On devrait plutôt considérer comme un indice de la force de cette autorité le fait que des citoyens avec des croyances religieuses se sentent enclins à respecter les règles communes et à servir le bien commun à travers l’instrument qu’est l’État. L’autorité des institutions politiques de la cité grecque ne faisait-elle pas en sorte qu’on y pouvait accueillir des « dieux étrangers »?

 

La priorité de la représentation sur le jugement pratique des actes moraux est ce qui fait à la fois la force et la faiblesse de l’État moderne. Le projet de loi 21 n’est-il pas un fruit de la seconde plus que de la première ?

 

Le bien commun est un constant travail de rééquilibrage entre la liberté individuelle et la liberté collective. La politique est donc cet effort héroïque de faire subsister dans l’État des opinions et des façons de faire qui échappent à ses propres principes. Cela bien sûr à condition que ces opinions et façons de faire ne menacent pas l’existence ou la vitalité existentielle de la communauté politique. Est-ce le cas ? Je ne crois pas personnellement que les fonctionnaires juifs, musulmans ou chrétiens portant des signes religieux constituent une telle menace. Dès lors, comme le demande M. Labelle, où est le problème ? Je voudrais terminer en offrant une réponse possible : le problème premier est peut-être justement la déréliction de la majorité, culturelle ou politique, envers les exigences de la politeia, dont la mise en œuvre a toujours demandé de viser plus haut que les mœurs culturelles.

 

 


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