Allégorie en guise de réponse au texte de Gérard Bouchard publié dans La Presse + le 17 octobre 2019
Vous faites partie d’un groupe dont l’amitié a été soudée à l’adolescence dans des ligues d’improvisation. Chaque année, vous célébrez les anniversaires des uns et des autres, vous vous recevez mutuellement, vos enfants ont grandi ensemble. Les retrouvailles sont l’occasion de discussions sur tout et sur rien, toujours autour d’un bon repas. La conversation finit inévitablement par rappeler des souvenirs : la danse mémorable de Marco à son enterrement de vie de garçon ou la fois où Louisa a retrouvé son cellulaire sur le toit de sa voiture après 500 kilomètres à se plaindre d’un drôle de bruit. Vous avez même quelques tournures de phrases bien à vous : « tu sabotes le jeu » aurait jadis dit spontanément Martin à la pauvre Amélie lors d’une partie mémorable de Monopoly. Depuis, quand une personne du groupe arrive en retard ou qu’elle brûle un repas, elle se fait dire qu’elle « sabote le jeu », et ça amuse les initiés.
Puis un jour, Stéphane, l’éternel célibataire, tombe enfin amoureux. Le groupe étant formé depuis des lunes, vous vous dites qu’il serait bien de consulter un expert de l’intégration et vous avez l’idée d’appeler Gérard Bouchard qui vient justement d’écrire un article dans La Presse + du 17 octobre 2019 sur le vivre-ensemble. L’historien est ravi de votre appel et il sait justement ce que vous devez faire pour bien intégrer la nouvelle arrivante dans votre groupe : « faites, le moins souvent possible, référence à ce que vous avez pu faire ensemble jusqu’ici! » « Voyez-vous, votre identité collective, portée par une mémoire de ce que vous avez fait ensemble, a été en quelque sorte, un refuge. Vous avez plaisir à vous remémorer vos aventures de jadis, certes, mais pensez à celle qui ne les aura pas vécues! Comment pourrait-elle se sentir partie prenante du groupe si vous lui faites sentir qu’il existait avant son arrivée? » « Sans projet collectif, votre groupe est menacé de repli sur soi ». Il vous propose donc d’adopter pour le groupe une identité-projet, plus inclusive. « Vous pourriez tous ensemble apprendre un nouveau sport! » Devant votre silence, le sociologue rajoute : « vous connaissez le volleyball? »
Vous êtes légèrement dubitatif, mais tentez le coup. Malia, l’amoureuse de Stéphane, est donc conviée à un premier repas lors duquel tout le monde respecte scrupuleusement la consigne : prétendre que le groupe vient spontanément de se former et ne rien laisser transparaitre. On discute de tout et de rien, mais clairement la magie habituelle n’opère pas. C’est Malia qui rompt le silence et demande, curieuse et rieuse : « alors, dites-moi tout, d’où venez-vous, comment vous êtes-vous tous rencontrés et surtout qui a déjà couché avec qui? » L’intervention provoque instantanément un malaise. Après un long silence, Marco commet un : « euh…, on ne se connaît pas tant que ça ». « Enfin, on se connaît », reprend Amélie, « mais, l’important c’est ce qu’on va faire ensemble à partir de maintenant, non? » Cette dernière remarque est accueillie par un silence embarrassé. En panique, quelqu’un crie : « Et si on jouait au volleyball? » Et tous les convives se précipitent dans la cour arrière devant le regard médusé de Malia.
Après le départ de vos invités, vous vous faites la réflexion que la mémoire, ce n’est jamais autre chose que le souvenir des choses que l’on aura faites, jadis, ensemble. Que si quelque chose s’est inscrit dans la mémoire de votre groupe, c’est peut-être parce que c’était assez surprenant pour pouvoir être raconté et partagé, même par ceux qui ne l’ont pas vécu. La mémoire portée par votre groupe n’est pas plus importante que celle de millions de groupes comme le vôtre, au sein desquels vous pourriez un jour vous retrouver et que vous pourriez prendre plaisir à découvrir, mais vous avez maintenant conscience que, sans cette mémoire, votre groupe perd en quelque sorte son âme.
Les théories du vivre-ensemble, pour bien intentionnées qu’elles soient, ne font qu’intellectualiser un processus parfois cahoteux, certes, mais par ailleurs naturel par lequel les êtres humains placés les uns en présence des autres finissent, tout simplement, par s’apprivoiser. Et c’est par ce processus subreptice, dans la mesure où on le laisse opérer librement, qu’ils en viendront spontanément à dire « nous ». Il vous vient alors en tête que de tenter de théoriser le vivre ensemble s’apparente à la prise de conscience du clignement de l’œil : ce mouvement si naturel auquel on ne pense jamais devient totalement désagréable dès qu’on tente d’en modifier consciemment la cadence.
Vous avez d’ailleurs hâte de vous retrouver à un prochain souper de groupe, avec Malia, et tous ces autres qui se joindront à vous, en imaginant déjà les rires que suscitera parmi vous le souvenir de cette soirée si bizarre lors de laquelle vous avez joué en panique au volleyball et avez, toutes et tous, pas mal « saboté le jeu ».