Je l’avoue : j’ai conservé de mon enfance, bercée par Le jour le plus long (1962), Les canons de Navarone (1961), ou encore Un pont trop loin (1977), etc., un goût prononcé pour les films de guerre. Ceux qui mettent en valeur le courage, la camaraderie, le sens de l’honneur et le dévouement à une cause perçue comme transcendante (les ordres reçus, une mission, le service de son pays). C’était avant la vague des Rambo qui transforma le soldat américain en superhéros, avant aussi ce chef-d’œuvre de Francis Ford Coppola que fut Apocalypse now (1979), dont le cynisme et la dénonciation de la folie de la guerre firent malheureusement toute une ribambelle de petits qui n’étaient pas à la hauteur. Autant dire que des films de guerre à mon goût, il n’y en a plus beaucoup par les temps qui courent. C’est pourquoi je m’abstiens en règle générale d’aller les voir ou de les louer. Si j’ai fait une exception pour le film de Sam Mendes 1917, c’est qu’en dépit d’une bande annonce bien peu inspirante il avait reçu un assez grand nombre de prix, dont 3 Oscars et 2 Golden Globes.
Mal m’en prit. Ce film, qui nous a fait rire là où il ne fallait pas (nous l’avons visionné en famille), est franchement critiquable, tant sur le plan du scénario que sur celui de la reconstitution historique – ce qui, entre parenthèses, rend à tout le moins perplexe quant à la qualité du jugement critique de ceux qui ont en charge de décerner tous ces prix ; même s’il faut convenir que, sur le plan strictement cinématographique, le long métrage de Sam Mendes n’est pas sans qualité ni sans originalité, puisqu’il expérimente un tournage en plan séquence, c’est-à-dire que l’action y est tournée en plusieurs longues scènes filmées en temps réel, sans coupes et sans effets de montage. Cette technique génère un effet de réalisme saisissant, mais ne compense pas les incohérences scénaristiques et historiques.
Commençons par cet aspect historique. Faire un film qui a pour cadre un événement aussi connu que la Première Guerre mondiale implique en principe un minimum de respect pour la vérité objective, ne serait-ce que pour asseoir la crédibilité de l’œuvre auprès du public. Bien sûr, des péplums classiques aux films mettant en scène un Moyen Âge de pacotille, le cinéma hollywoodien nous a depuis longtemps habitués à ses reconstitutions fantaisistes du passé. Les attentes en matière de fidélité à l’histoire ne sont donc pas très élevées, mais on peut au moins espérer que les produits de cette industrie du divertissement évitent les anachronismes les plus flagrants et, surtout, fassent montre d’un souci minimal de cohérence interne.
Or, de ces deux points de vue, le film 1917 est sérieusement pris en défaut. Il serait trop long, et surtout fastidieux, de relever toutes les incongruités et les erreurs historiques que l’on relève dans ce long métrage. Je me contenterai d’en signaler quelques-unes parmi les plus grotesques, à commencer par le scénario lui-même : deux jeunes caporaux de l’armée britannique, Blake et Schofield, sont chargés de traverser le no man’s land entre les lignes anglaises et allemandes (lignes que les Allemands sont supposés avoir évacué), afin de porter au chef d’un bataillon qui se retrouve dans une position avancée l’ordre de ne pas lancer l’assaut prévu le lendemain contre des troupes allemandes qu’il croit en déroute, car il s’agit en réalité d’un piège tendu par un ennemi qui attend cette offensive de pied ferme sur de nouvelles lignes de fortification préparées en secret. D’emblée, cette intrigue manque au plus haut point de crédibilité, car on ne comprend pas très bien pourquoi un simple bataillon de 1600 hommes se trouverait ainsi de l’autre côté des tranchées ennemies, complètement isolé du reste de l’armée anglaise, ni comment le colonel qui le commande pourrait avoir l’idée saugrenue de lancer tout seul un assaut décisif contre les lignes allemandes. Il fallait, pour écrire un tel scénario, ne pas avoir pris la peine de se documenter, même sommairement, sur les conditions des combats durant la Première Guerre mondiale.
Ce n’est pas d’ailleurs la seule bizarrerie rencontrée dans ce film. La plus drôle, et de loin, se produit après la traversée pénible du no man’s land, puis celle des tranchées désertées par les Allemands, quand Schofield voit Blake mourir dans ses bras après qu’il a été poignardé par un aviateur ennemi qu’ils venaient tous deux de tirer de la carcasse de son appareil en flammes. Alors qu’il vient tout juste de lui fermer les yeux, dans une des scènes supposément les plus dramatiques du film, Schofield s’aperçoit tout à coup – et le spectateur le découvre en même temps que lui et avec non moins de surprise – qu’il est subitement entouré de soldats britanniques sortis dont ne sait où. De l’autre côté des bâtiments de ferme où il vient d’abandonner le cadavre de son ami, on le voit alors se diriger vers une colonne de camions transportant leur lot de Tommies. S’il n’a pas l’air alors de s’en étonner outre mesure, le spectateur ne peut pour sa part qu’en être tout bonnement ébahi – le mot n’est pas trop fort – et il est légitime que ce dernier se demande d’où viennent ces véhicules et leur chargement de soldats et comment ils ont pu franchir le no man’s land qui semblait un terrain déjà si difficile pour deux hommes à pied. Puis d’autres questions viennent se bousculer dans sa tête : s’il était si simple de traverser ce territoire hostile séparant les deux lignes de front, pourquoi nos deux héros sont-ils donc venus jusque-là par leurs propres moyens et en rampant dans la boue plutôt qu’en camion ? C’est comme passer une rivière à gué avec de l’eau jusqu’à la taille alors qu’il y a un pont tout à côté ! Enfin, même si à ce stade c’est peut-être devenu accessoire à ses yeux, ce même spectateur, s’il est un tant soit peu averti, pourrait également, étant donné les déplacements apparemment erratiques de tous ces soldats, s’interroger au sujet de la situation du front dans cette guerre de position que fut pour l’essentiel la guerre de 14-18. Bref, je veux bien, en regardant un film, céder à la magie de la fiction, et pratiquer cette suspension of disbelief chère à Coleridge, qui conditionne notre rapport aux univers fictifs, mais il y a tout de même des limites, surtout quand cette fiction emprunte prétendument à la réalité historique[1] ou dès lors que l’absence de cohérence interne rend une scène particulièrement loufoque !
Ainsi, quand Schofield, qui est le véritable héros du film, retrouve, après maintes péripéties, le bataillon qu’il cherche, ces retrouvailles sont si ubuesques qu’on se prend là encore à protester intérieurement, ou à rire tout simplement. Sorti tout trempé de ces improbables rapides où il a bien failli se noyer, celui-ci entre dans un bois où il tombe sur des soldats anglais assis en cercle qui écoutent l’un des leurs chanter. Ils sont si captivés par le chant que nul n’a apparemment pensé à placer des sentinelles et que le caporal peut aller, sans même qu’ils remarquent sa présence, s’asseoir derrière eux. Une chance que ce n’est pas un Allemand armé d’une mitrailleuse ou de grenades qui surprend ainsi les auditeurs de ce récital improvisé ! On comprend, bien sûr, que le réalisateur ait cédé à l’envie de faire une belle scène ; et cette scène qui prélude à la bataille et montre ces soldats, au petit matin, dans un sous-bois, subjugués par ce chant envoûtant a effectivement quelque chose d’esthétiquement intéressant, si ce n’est que son côté totalement illogique et risible vient passablement gâcher le plaisir ressenti par le spectateur.
Il est difficile également de ne pas rire, à la vue de l’assaut que lancent les troupes britanniques vers la fin du film, tandis que le caporal Schofield coupe leurs lignes afin d’essayer de rejoindre le colonel qui doit donner l’ordre d’interrompre cette offensive supposément suicidaire. D’un point de vue historique, la scène est douteuse : les soldats s’élançant baïonnette au canon dans l’herbe fraîche ; il ne manque que les drapeaux et une cornemuse pour que l’on se croie à l’époque de Napoléon ! Qui a un peu lu sur la question sait qu’en 1917 l’arme favorite des assaillants est la grenade et que les assauts contre les retranchements se font par petits groupes, en bondissant de trou d’obus en trou d’obus, histoire de ne pas offrir de cibles trop faciles aux mitrailleuses ennemies. Passons… Mais la scène devient véritablement drolatique quand le caporal, qui court, rappelons-le, à contre-sens, heurte à au moins deux reprises des soldats qui montent à l’attaque et se retrouve à terre. On a l’impression d’assister à une partie de football américain et d’avoir affaire à un quart-arrière particulièrement maladroit!
Bref, on n’en finirait pas de relever les absurdités et je m’en tiendrais volontiers à celles qui précèdent s’il ne fallait encore mentionner, toujours à ce chapitre des incohérences, que 1917 fait aussi la part belle aux inévitables anachronismes bienpensants qui obsèdent Hollywood et les milieux du cinéma depuis au moins 30 ans, ceux-ci consistant, par exemple, à placer obligatoirement un personnage « racisé » dans l’Angleterre du XIIe siècle (comme dans Robin des bois, prince des voleurs, qui date de 1991, adaptation dans laquelle le célèbre Robin des Bois, joué par Kevin Costner, est accompagné tout au long de ses aventures par l’acteur afro-américain Morgan Freeman qui est supposé incarné un Maure qu’il a délivré des prisons sarrasines[2]) ou une femme « libérée » et anticonformiste dans l’Angleterre victorienne ou sur le pont du Titanic. Ainsi, quand Schofield bénéficie brièvement d’un transport par camion, l’escouade qui lui fait une place sur la plateforme du véhicule compte un soldat indien fièrement coiffé d’un turban. On sait le prix payé par les troupes coloniales britanniques, notamment indiennes, durant la Grande Guerre (le cimetière militaire de Mazargues, à Marseille, est là pour en témoigner) ; mais on sait aussi que ces recrues indiennes servaient dans des unités impériales dont seuls les officiers étaient anglais et jamais – ô grand jamais ! – (préjugés raciaux obligent) dans des unités régulières de l’armée de sa Majesté. La même remarque vaut pour un brancardier noir que l’on aperçoit dans une des dernières scènes du film. Paradoxalement, cet antiracisme militant, qui nous montre un soldat hindou parfaitement à l’aise au milieu de ses frères d’armes anglais, apparaît donc plutôt comme une négation du racisme tel qu’il existait incontestablement au début du XXe siècle. Incapables de concevoir le passé sous d’autres auspices que ceux du Même, les artisans du cinéma projettent ainsi sur celui-ci les valeurs conçues comme éternelles du présent, sans même se rendre compte que cette façon de faire revient à nier l’existence historique du racisme ou du sexisme. Cette absence de respect, même minimal, pour le passé me paraît être le signe d’une époque frappée d’une myopie à la fois narcissique et présentiste, et qui fait fi de toute objectivité parce qu’elle n’en a plus que pour ses lubies idéologiques.
C’est précisément sur cet aspect idéologique de 1917 que je voudrais m’attarder maintenant, car c’est avant tout par les messages grossièrement subliminaux qu’ils rabâchent que les films grand public finissent par avoir une influence à grande échelle sur les esprits. Dans cette optique, on passera rapidement sur le fait que le cinéma de guerre hollywoodien ne peut mettre en valeur, à défaut de soldats américains, que leurs cousins anglais[3]. Cette prééminence des peuples anglo-saxons opère en certain cas une distorsion par rapport aux faits[4] à laquelle on n’est malheureusement que trop habitué, et laisse croire à un public dont la culture historique se résume souvent à ce qu’il voit au cinéma que les Français ont joué un rôle mineur dans la Première Guerre mondiale, tout comme les Soviétiques dans la Seconde. L’unique mention qui est faite des Français dans le film de Mendes apparaît d’ailleurs dans une réplique de Schofield où il apprend à son ami Blake qu’il a échangé avec un officier français la décoration qu’il avait reçue, contre une bouteille de vin. Pourquoi un officier français voudrait-il une décoration britannique ? Le film ne nous le dit pas. Faut-il y voir une allusion perfide au fait que la bravoure est l’apanage des peuples anglo-saxons et que les Français ne peuvent qu’en acheter vainement les signes extérieurs ? Je préfère imaginer que non, et ne pas céder à un chauvinisme équivalent à celui que manifeste ce film, ni à la paranoïa.
Cela dit, cet ethnocentrisme omniprésent, et pesant, est loin d’être le seul préjugé qui est ici transmis, ni même le principal. Dès la lecture du scénario, un autre biais idéologique, commun lui aussi à pratiquement tous les films de guerre contemporains, se révèle : 1917 est un film de guerre… pacifiste. Je m’explique : la guerre ne peut être aujourd’hui mise en scène qu’en étant, dans le même temps, implicitement condamnée. Cela peut donner des chefs-d’œuvre quand la vision du réalisateur s’élève jusqu’à penser l’horreur et la folie de la guerre, comme Apocalypse now, Johnny s’en va-t-en guerre de Dalton Trumbo ou des romans tels que ceux de Remarque, À l’ouest rien de nouveau ou Les Croix de Bois de Dorgelès. Mais dans la plupart des films de guerre d’aujourd’hui, cette condamnation implicite des conflits armés demeure comme un arrière-plan intellectuel et moral, un impensé idéologique qui – comme tout préjugé de ce genre – n’est pas exempt de contradictions. Cette condamnation actuelle de la guerre conçoit en effet celle-ci comme quelque chose d’intrinsèquement mauvais, mais en même temps d’inévitable. Dans le film de Sam Mendes, cette position est clairement assumée par un officier à qui Schofield explique quelle est sa mission et qui lui répond qu’il est mieux de transmettre ses ordres au colonel « devant témoins », car, explique-t-il, certains hommes (dont ce colonel) aiment le combat pour le combat. Cet officier n’étant évidemment ni un déserteur, ni un objecteur de conscience, on doit comprendre qu’il faut parfois faire la guerre, tout en la détestant, et que seuls sont condamnables ceux qui aiment ça. Cette conception superficiellement pacifiste de la guerre est partout présente dans le film de Sam Mendes. Ainsi, la mission héroïque de ses deux héros consiste avant tout à sauver des vies. La seule justification valable de la guerre, la seule « cause » qui pourrait justifier de sacrifier des vies (la sienne comme celle d’hypothétiques ennemis) ne peut apparemment être que celle-là : épargner des vies ; éviter un massacre ; s’opposer à des attentats terroristes ; à la rigueur, renverser une dictature. On y reconnaîtra la nouvelle théorie de la « guerre juste » mise au point par les think thanks occidentaux, du conflit armé dont les objectifs doivent être « humanitaires », qui s’est substituée, avec la fin de la Guerre froide au tournant des années 1990, à la théorie du containment. La guerre est horrible, tuer des gens n’est pas bien, mais on est parfois obligé de la faire, pour combattre le Mal. Voilà comment semblent raisonner les personnages principaux du film.
Cependant, on observe aussi, comme en témoigne éloquemment le scénario de 1917, que sauver des vies ne suffit pas à motiver l’action des deux héros de ce film de guerre. Il faut en outre que s’ajoute à cette mission première qui est la leur une motivation plus personnelle. Le réalisateur reprend alors le truc de Steven Spielberg dans Il faut sauver le soldat Ryan. Le général qui convoque le caporal Blake, à qui est confiée la mission de porter l’ordre d’annuler l’assaut prévu le lendemain, lui rappelle que son frère est lieutenant dans ce même bataillon et qu’en transmettant cet ordre il sauvera donc du même coup la vie de son propre frère. Le devoir, les ordres, même la vie de 1600 hommes ne constituent donc pas pour ce personnage des mobiles suffisants. Seul un intérêt on ne peut plus personnel, symbolisé ici par la fraternité, est en mesure de le faire agir avec conviction. La leçon est assez claire : nulle cause – même celle pourtant au-dessus de tout soupçon qui consiste à épargner des vies humaines – ne permet de justifier le courage ni le sacrifice héroïques. On retrouve là l’individualisme exacerbé que promeut inlassablement le cinéma hollywoodien (individualisme qui est évidemment au diapason de l’idéologie libérale américaine). L’individu est « mesure de toute chose » et aucun devoir ne s’impose à lui, à part celui qu’il s’impose à lui-même. De même, seul l’individu (incarné dans les films par l’épouse, le frère ou l’enfant) mérite d’être sauvé.
Cette remarque, qui s’applique dans la première partie du film au caporal Blake, s’appliquera ensuite au véritable héros de cette histoire, soit le caporal Schofield, qui n’a aucune famille (contrairement à son ami, qui évoque son frère, mais aussi sa mère), pas la moindre attache, et incarne donc, pourrait-on dire, la quintessence de l’individu. Lui qui s’était révélé, comme il se doit, parfaitement cynique par rapport à la guerre et surtout à l’héroïsme militaire dans l’épisode où il évoquait l’échange de sa médaille contre une bouteille de vin destinée, affirmait-il d’un ton détaché, à étancher sa soif, courra toute une série de dangers et risquera sa vie à maintes reprises pour mener à bien leur mission pour la simple raison qu’il l’a promis à son compagnon qui agonisait dans ses bras. Là où les ordres de ses supérieurs, le devoir moral de sauver des vies, ou encore le patriotisme se montrent impuissants, l’amitié et la promesse faite à un mort (donc un pacte unissant deux individus) se révèlent les seuls mobiles assez forts pour vaincre le cynisme et donner du même coup naissance à un héros.
Mais alors on se demande bien pourquoi, vers la fin du film, tous ces soldats du bataillon qui risque d’être anéanti montent sans hésitation à l’assaut. Chacun d’entre eux a-t-il donc une motivation bien personnelle pour vouloir ainsi en découdre avec les Boches, au péril de sa vie ? Ce nouveau paradoxe est peut-être l’une des raisons pour laquelle l’assaut lancé par les troupes britanniques fait tellement penser à une ligne d’attaquants au football américain, avec Schofield dans le rôle du quart-arrière. Voulue ou pas, cette allusion sportive est l’indice que le courage comme l’héroïsme constituent toujours une forme de réalisation de soi, et que, de ce point de vue, un exploit sportif (traverser l’Atlantique à la rame ou atteindre seul le Pôle Nord en étant chaussé de simples skis) n’est guère différent d’un exploit guerrier. La raison qui les motive, dans le fond, importe peu. Le vrai courage est gratuit. Le personnage de Schofield semble d’ailleurs tout aussi héroïque quand il affronte les tirs ennemis que les eaux tumultueuses du torrent où il passe bien près de se noyer. Chaque fois, il s’agit avant tout de révéler la force d’âme dont il fait preuve dès lors qu’il affronte stoïquement le danger.
D’ailleurs, pour un film de guerre, 1917 en est un où l’ennemi apparaît bien peu. En tout et pour tout, on ne verra guère que cinq Allemands durant toute sa durée. De plus, ceux-ci font étrangement leur apparition en ordre dispersé. Une telle dispersion fait écho à cette bizarre absence de front que l’on faisait remarquer plus haut. Mais elle a aussi une autre fonction. Pour que l’individu héroïque s’illustre, il faut bien qu’il trouve en face de lui des adversaires point trop nombreux, des ennemis redoutables, certes, mais qui ne le fassent pas d’emblée succomber sous le nombre. La bataille de matérielle typique de la guerre de tranchée se prêtant très mal à l’expression d’un tel héroïsme individuel, on la transformera en guerre d’escarmouche se produisant au sein d’un no man’s land élargi aux dimensions de la jungle vietnamienne ou des prairies de l’Ouest américain. Une scène en particulier produit, dans cette optique, un effet un peu absurde, lorsque Schofield tombe nez à nez avec un soldat ennemi qu’il entreprend d’étrangler tandis qu’un autre Feldgrau entre dans le même bâtiment et aperçoit, apparemment sans s’en inquiéter, les deux hommes qui se roulent à terre à quelques pas de lui. Ce manque de réaction offre l’opportunité à l’Anglais d’achever son adversaire puis de s’enfuir en bousculant ce second ennemi qui s’est enfin, mais trop tard, décidé à s’approcher. Cela fait penser à ces films policiers où le chef des bandits, pourtant rien moins que chevaleresque, envoie ses hommes un par un combattre le gentil afin que l’affrontement entre un seul homme et une bande de criminels se résume à une série de duels dont le premier peut sortir allègrement victorieux.
À propos de ces Allemands dans 1917, il faut encore souligner qu’aussi peu nombreux soient-ils, ils apparaissent à peu près tous comme traîtres et sanguinaires. De vrais Huns[5]. Dès le début du film, on apprend que leur retrait apparent n’est en réalité qu’une embuscade tendue au bataillon qu’il faut prévenir pour qu’il n’y tombe pas. Un peu plus tard, Blake et Schofield découvrent qu’ils ont perfidement miné, avant de se retirer, un vaste abri souterrain afin qu’il ensevelisse les soldats anglais qui s’y aventureront[6]. Surtout – c’est la scène la plus significative à cet égard –, le pilote à demi mort que les deux Anglais charitables sauvent en le sortant de son avion en flammes n’a rien de plus pressé que de poignarder à mort le caporal Blake qui paie ainsi le prix de ses bons sentiments. C’est de ce point de vue l’épisode le plus remarquable, car les pilotes auront, durant la Première Guerre mondiale, cette réputation justifiée de combattre de façon « chevaleresque », en respectant et en estimant parfois un adversaire que le combat aérien visait d’ailleurs moins à tuer qu’il n’avait pour objectif de détruire son appareil. Et puis, que ferait un pilote d’un couteau ! Même le tireur d’élite qui prendra plus tard Schofield pour cible tandis qu’il traverse un pont à moitié détruit, non seulement se révèle être un pitoyable tireur qui rate sa cible alors qu’elle se pavane devant lui à découvert, mais surtout, dissimulé dans les ruines d’une maison abandonnée, il ne fait preuve là encore d’aucune bravoure. Enfin, le soldat que le héros devra bousculer pour s’enfuir après avoir étranglé son camarade a toute l’allure d’une brute avinée qui titube à moitié en grommelant ou éructant des paroles évidemment inintelligibles. Or, cette diabolisation de l’ennemi s’accorde difficilement avec le pacifisme et les sentiments anti-guerre dont fait par ailleurs étalage ce film de Sam Mendes. Comment expliquer cet énième paradoxe ?
C’est en fait relativement simple : alors que le pacifisme, au vrai sens du terme, celui d’un Romain Rolland par exemple, trouve ses racines dans un humanisme conscient et assumé – si tous les hommes sont frères, ou sont à tout le moins destinés à le devenir, ainsi que le chante L’Ode à la joie[7], qu’ils s’entretuent ne peut être tenu que pour une abomination –, le pacifisme qui s’exprime dans 1917 est d’une autre sorte. Il découle de cette nouvelle conception de la « guerre juste » qui s’est peu à peu imposée à l’époque contemporaine, en remplacement de la guerre inter-étatique qui prévalait en Europe depuis le Traité de Westphalie. Cette conception de la guerre inter-étatique conçoit celle-ci comme « une simple continuation de la politique par d’autres moyens », selon le mot de Clausewitz[8] et reconnaît donc le conflit armé comme étant quelque chose de légitime, une possibilité parmi d’autres de l’action des hommes et de leurs États. Sur cette base, les adversaires aux prises dans une guerre « ne se considèrent pas mutuellement comme des traîtres et des criminels, mais comme des justi hostes »[9] qui méritent donc d’être respectés.
Si, à l’inverse, la guerre est « essentiellement criminelle »[10], alors l’agresseur, le fauteur de guerre devient un « criminel » un « outlaw »[11] qu’il est parfaitement logique de diaboliser, puisque, bien que nous soyons bons et vertueux et que nous ne voulions pas la guerre, celui qui, en dépit de ces bonnes résolutions, nous y contraint, et mérite par le fait même d’être combattu, est forcément un monstre qu’il faudra éradiquer pour que règne enfin la paix. Les ennemis, quels qu’ils soient : méchants Allemands, Huns[12], communistes vietnamiens, Saddam Hussein et ses (fausses) armes de destruction massive, Talibans, etc., ne sont plus des justi hostes, mais des scélérats odieux et diaboliques contre qui tous les coups sont permis et qui devront, s’ils échappent in fine à notre juste courroux, faire l’objet d’une action en justice, d’un procès[13]. Qui ne voit alors, comme l’écrit encore Carl Schmitt, la « connexion entre guerre juste et guerre totale »[14] ? Ce pacifisme guerrier, qui est né pour une bonne part de l’effroi causé par le déchaînement de violence et le carnage de la Grande Guerre – et qui peut être justifié en certains cas, comme face à la barbarie incontestable du régime hitlérien –, contribue à rendre les conflits de plus en plus impitoyables et la paix impossible. Quant aux films qui s’en inspirent, ils rendent acceptables, ils normalisent, non seulement la haine de l’ennemi, mais aussi un manichéisme puéril et la solide bonne conscience qui l’accompagne, deux sentiments qui sont foncièrement antihumanistes et ne contribuent pas, bien au contraire, à diffuser dans le public le moindre idéal pacifiste.
Sauf exception, les films de guerre contemporains ne parviennent à se hausser ni à la hauteur de l’épopée, qui exigeraient d’eux qu’ils mettent en scène des individus partageant un destin et surtout des valeurs communes, ni à celle d’une représentation humaniste et fatalement tragique de la guerre comme on peut en trouver dans des films plus anciens, par exemple dans ce chef-d’œuvre du genre qu’est Un Taxi pour Tobrouk (1961) de Denys de La Patellière. Faute d’audace, leurs réalisateurs se voient en quelque sorte condamnés à ressasser des lieux communs idéologiques et à se faire croire que tous ces bons sentiments suppléent aux incohérences des scénarii et au peu de respect qu’ils manifestent pour l’histoire. Peut-être feraient-ils mieux finalement de s’abstenir, en s’en tenant à La Guerre des étoiles ou aux films de superhéros, puisque, aussi bien, si l’imaginaire enfantin se nourrissait autrefois de films pour adultes, l’imaginaire adulte semble de nos jours se satisfaire pleinement de ces films pour enfants ou pour adolescents.
[1] Ou d’ailleurs à la géographie : car le réalisateur de 1917 ne montre pas beaucoup plus de respect pour les réalités topographiques du nord de la France où est supposément campée l’action de son film qu’il n’en a pour le contexte de la Première Guerre mondiale. Ainsi, la rivière plutôt calme que traverse Schofield à un moment donné devient dans une scène suivante un cours d’eau parsemé de rapides qui s’achève par une chute d’eau de plusieurs mètres de haut. On rappellera que le nord de la France et les Flandres (le fameux « plat pays » que Chantait Jacques Brel) n’ont guère de reliefs accidentés et qu’on n’y trouve par conséquent pas la moindre cataracte !
[2] On notera au passage qu’aux yeux d’un réalisateur américain soi-disant antiraciste il n’est pas incongru qu’un Maure soit noir. On reconnaît là la subtilité made in USA qui peine à distinguer les différents groupes ethno-culturels qui composent l’humanité et reconnaît surtout, au sein du genre humain, deux catégories simplistes : les colored people et les Blancs. Rappelons que les populations arabo-berbères d’Afrique du Nord que désigne le mot « Maure » sont – si l’on veut à tout prix faire usage de ce vocabulaire racialiste à la mode – « blanches ».
[3] À moins que ces derniers ne soient effacés au profit de ceux-là, comme ce fut le cas dans U571 (2000), dont le scénario, qui raconte comment, durant la Seconde Guerre mondiale, des commandos s’emparèrent d’un sous-marin allemand et mirent ainsi la main sur la fameuse machine de cryptage Enigma, se fonde sur une histoire véritable à cette exception notable près que ces commandos n’étaient pas américains (comme dans le film) mais anglais.
[4] Durant la guerre de 14-18, les effectifs du Corps expéditionnaire britannique furent nettement moins nombreux que ceux de l’armée française. À titre de comparaison, l’armée anglaise a perdu un peu plus de 700 000 hommes durant le conflit, ce qui représente à peu près la moitié des pertes françaises.
[5] Durant la Grande Guerre, la propagande, tant anglaise que française, aimera dépeindre les Allemands comme des Huns, ce peuple de l’Antiquité tardive représentant – depuis le célèbre portrait qu’en traça l’historien Ammien Marcellin – le degré ultime de la barbarie.
[6] Est-ce l’effet du hasard ? En tout cas, Sam Mendes vise juste sur ce point : lors de leurs retraits, les Allemands prirent effectivement l’habitude de piéger les positions qu’ils abandonnaient. Voir à ce propos, Ernst Jünger (Orages d’acier, dans Journaux de guerre, tome I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2008, p. 114-115), qui réprouvait cette façon de faire la guerre qu’il juge non seulement déshonorante, mais écoeurante.
[7] « Alle Menschen werden Brüder » (Schiller)
[8] De la guerre, traduit de l’allemand par Denise Naville, Paris, Les Éditions de Minuit, 1955, p. 67.
[9] Carl Schmitt, Le nomos de la Terre, traduit de l’allemand par Peter Haggenmacher, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Quadrige, 2001, p. 144.
[10] Ce sont les mots d’Andrew Carnegie que cite Schmitt, ibid., p. 119.
[11] Ibid., p. 122.
[12] Ernst Jünger, qui pour sa part demeure attaché à l’idée de guerre nationale, écrira à ce sujet : « Le plus terrible, pour nous, ce n’est pas qu’ils veuillent nous tuer, c’est qu’ils ne cessent pas de déverser sur nous des flots de haine, qu’ils ne sachent nous nommer autrement que Boches, Huns, barbares. Cela rend amer. » (Le Combat comme expérience intérieure, traduit de l’allemand par François Poncet, dans Journaux de guerre, tome I, p. 579).
[13] On notera au passage qu’il n’y a plus de place dans cette nouvelle conception de la guerre qui s’impose à partir du Traité de Versailles pour des négociations de paix en bonne et due forme, car celles-ci demanderaient qu’il règne entre les pays en guerre une égalité au moins formelle, ce qui n’est évidemment plus possible si l’un des adversaires est ainsi diabolisé et que « la guerre devient […] une action punitive » (Schmitt, p. 125). Il ne reste plus que la capitulation sans condition assortie de l’imposition de sanctions, ou bien le simple armistice (façon coréenne) et une paix véritable reportée sine die.
[14] Op. cit., p. 142.
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