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La loi 101 au cégep : une question de cohérence (2/2)*

Un texte de Yannick Lacroix
Thèmes : Éducation, Québec, Langue
Numéro : Argument 2020 - Exclusivité Web 2020

« En effet chaque individu peut comme homme avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu’il a comme citoyen. Son intérêt particulier peut lui parler tout autrement que l’intérêt commun; son existence absolue et naturellement indépendante peut lui faire envisager ce qu’il doit à la cause commune comme une contribution gratuite, dont la perte sera moins nuisible aux autres que le paiement n’en est onéreux pour lui, et regardant la personne morale qui constitue l’État comme un être de raison parce que ce n’est pas un homme, il jouirait des droits du citoyen sans vouloir remplir ses devoirs du sujet; injustice dont le progrès causerait la ruine du corps social. »

J.J. Rousseau, Le contrat social


Dans les pages du Journal de Montréal, mercredi le 10 juin 2020, Lucie Piché, présidente de la Fédération des enseignantes et des enseignants de cégep (FEC), réagissait – enfin – à la dynamique linguistique qui est en train de saper les bases des collèges français sur l’île de Montréal. L’agrandissement du cégep Dawson prévu par la loi 61, écrit-elle, « n’est pas à favoriser ». Elle ne va cependant pas jusqu’à se prononcer en faveur de l’extension de la loi 101 au collégial : il y aurait, selon elle, « d’autres pistes à explorer afin de préserver ce qu’il reste encore du fragile équilibre linguistique et de la coordination dans le réseau des cégeps. »[1]

 

Mais quelles « autres pistes »?

           

 L’objectif de ce texte est de démontrer qu’il n’y a vraisemblablement pas d’alternative efficace, c’est-à-dire vraiment à même de sauver les cégeps français de la ruine qui les menace dans la métropole – avec toutes les conséquences délétères pour le Québec français qu’elle entraînerait –, à l’extension des clauses scolaires de la loi 101 au collégial.[2]

 

 Voici pourquoi.

 

 

Problème

 

D’une manière générale, trois types de solutions peuvent être envisagées afin de modifier la dynamique linguistique néfaste au français dans le réseau collégial : tout d’abord, des mesures de type incitatif; ensuite, le contingentement des places dans les cégeps anglophones; enfin, l’extension des clauses scolaires de la Charte de la langue française.

 

Une solution doit évidemment être adaptée à la nature du problème qu’elle veut résoudre : de ce point de vue, la première solution serait vraisemblablement sans effet et la seconde risquerait de demeurer, quant à elle, aussi insuffisante que précaire. Je m’en expliquerai plus loin.

 

Dans un premier temps, il convient de se poser la question : quelle est donc la nature du problème? J’y vois un cas typique de « problème d’action collective ». On peut définir de différentes manières les problèmes d’action collective ; il en existe plusieurs espèces et une floraison de modèles théoriques pour en rendre compte, dont certains mobilisent une logique symbolique assez ardue. Mais d’une manière générale, on peut définir un tel problème comme une situation sociale qui mène à un équilibre sous-optimal, parce que les différents acteurs ne parviennent pas à interagir d’une manière qui corresponde à leurs intérêts communs. Les contraintes structurelles de la situation les poussent à agir contre certains de leurs intérêts, qu’ils ont pourtant en commun. Tous les acteurs bénéficieraient de la collaboration, mais la « matrice » de leurs « incitatifs » – disons plus simplement : la situation – est telle que la rationalité elle-même (au sens économique du terme : la maximisation de « l’utilité ») les entraîne à interagir d’une manière contre-productive. Par exemple, dans ce genre de situation, il est impossible, ou très difficile d’agir en vue du long terme, malgré qu’il puisse être aussi visible que désirable[3].

 

Un exemple typique de ce genre de problèmes est celui de la pollution atmosphérique et des changements climatiques qui s’ensuivent vraisemblablement. On peut présumer que tous les habitants de la planète ont un intérêt fondamental à la préservation de l’équilibre naturel. Mais chaque individu, en tant qu’acteur rationnel et atome social, se trouve confronté au même dilemme. On suppose que cela lui apporte davantage d’utilité immédiate d’utiliser sa voiture que tout autre moyen de transport; et qu’il est par ailleurs, comme toute personne sensée, inquiété par la pollution atmosphérique et qu’il préférerait ne pas y contribuer. Mais cet individu sait que l’immense majorité des autres automobilistes prendront leur voiture et que le climat, pour ainsi dire, est de toute manière foutu. Par conséquent, s’il ne prend pas sa voiture et choisit la marche à pied, alors que les autres prennent la leur, son utilité personnelle s’en trouvera diminuée et le climat se détériorera quand même : en effet, son impact personnel sur la pollution atmosphérique avoisine le zéro. Cependant, et pour la même raison, s’il prend sa voiture et que les autres ne la prennent pas, son impact est encore proche de zéro : il maximisera donc son utilité personnelle sans réellement nuire à l’atmosphère. Dans tous les cas, puisque prendre ou ne pas prendre sa voiture est, du point de vue de l’individu, quasiment sans impact objectif, la solution rationnelle (celle qui maximise son utilité) est de prendre sa voiture. Bien entendu, si l’atmosphère est polluée, c’est que tout un chacun est prisonnier du même dilemme et raisonne de la même manière.

 

Dans ce qui suit, je considérerai le fait que la dynamique linguistique actuelle dans le réseau collégial est un problème d’action collective au sens large. Plus particulièrement, deux modèles classiques, le « dilemme du prisonnier » et la « panique compétitive », éclaireront ce problème. J’y vois, grosso modo, un cas de mauvaise coordination de « joueurs rationnels » placés dans une situation de concurrence (linguistique) qui les empêche de collaborer en vue de leur intérêt commun (la vitalité du Québec français) ; cela les pousse au sauve-qui-peut dans une direction (le cégep anglais) qu’ils ne choisiraient pas nécessairement dans une autre situation.

 

Un dilemme du prisonnier est un modèle théorique simplifié d’interaction entre deux (dans la version de base) joueurs incapables de se coordonner afin d’atteindre l’équilibre qui leur serait le plus favorable : par rationalité, ils se condamnent à préférer une solution sous-optimale. Dans la version classique du dilemme, deux accusés sont isolés par la police et privés de la possibilité de communiquer : on promet à chacun une peine plus légère s’il dénonce son complice. S’ils ne se dénoncent pas, ils n’auront aucune peine, car la police ne détient aucune preuve ; mais cela, ils l’ignorent. Le problème est que l’un ne sait pas ce que fera l’autre : il faut alors supposer que l’autre nous dénoncera, considérant qu’il a le même incitatif que nous à le faire ; et considérant de même que s’il me dénonce, mais que je ne le dénonce pas, j’écoperai d’une peine de prison plus lourde que si je le dénonce, je préférerai alors le dénoncer. Il serait effectivement imprudent – « irrationnel » – de faire autrement. Par conséquent, les deux prisonniers se dénonceront et se retrouveront avec une peine légère de prison, alors que s’ils avaient collaboré et ne s’étaient pas dénoncés, ils auraient conservé leur liberté.

 

Une situation sociale entraînant un équilibre sous-optimal par incapacité pour les acteurs sociaux de se coordonner et de coopérer peut donc se modéliser comme un dilemme du prisonnier. La dynamique linguistique dans le réseau collégial (en particulier montréalais) en partage maintes caractéristiques.[4]

 

Les deux joueurs, ici, sont des étudiants francophones et/ou allophones. On peut présumer qu’ils auraient chacun un intérêt profond (que cet intérêt soit conscient ou non étant une autre question) à poursuivre leurs études supérieures qui dans sa langue maternelle, qui dans la langue de la majorité historique du Québec (surtout s’il s’agit d’un étudiant issu de l’immigration dite francotrope). Mais chacun est aussi confronté à cette réalité économique : les études supérieures dans la langue anglaise, qui s’adonne à être par ailleurs la lingua franca continentale, voire mondiale, sont dotées d’un statut, d’un prestige et d’une valeur marchande supérieurs. Considérant qu’en soi, le fait que, personnellement, je fasse mes études en anglais n’affecte pas plus le destin du français au Québec que je ne cause les changements climatiques en prenant ma voiture ce matin, je trouverai rationnel de choisir le diplôme anglais : cela me semblera plus « utile ». 

 

 L’incitation à choisir le diplôme anglais est d’autant plus forte, pour un jeune francophone, qu’il voit les allophones fréquenter en masse le cégep et l’université anglais, acquérant ainsi un avantage comparatif sur lui sur le marché de l’emploi.  Le même raisonnement vaut pour un allophone, qui voit les francophones déserter progressivement leur propre réseau en acquérant, de la sorte, un avantage sur lui. Personne ne veut être le dindon de la farce : par conséquent, le plus rationnel est de faire défection et cela même si, dans l’absolu, on aurait préféré faire valoir ses dons et ses talents, puis faire carrière dans la langue officielle du Québec de manière à contribuer à, et profiter de sa vitalité.

 

On voit donc que, du point de vue du jeune étudiant engoncé dans un système de compétition scolaire et linguistique qu’il n’a pas choisi, la chose la plus rationnelle à faire est de choisir le cégep anglais. C’est d’ailleurs ce que font, en masse et manière croissante, les jeunes Montréalais, ce qui mène à la ruine collective : car plus le mouvement vers le réseau anglais s’accroît, plus les étudiants ont peur de rater le bateau. C’est un cercle vicieux.

 

 D’un dilemme du prisonnier, la situation est ainsi en train d’évoluer vers un problème d’action collective peut-être encore plus grave, la panique compétitive. Les données sur les demandes d’admission le suggèrent fortement : le mouvement vers le cégep anglais s’accélère. Le statut du français comme langue d’enseignement est en chute libre à Montréal, cela se sent et cela se sait. Peu importe que les cégeps et universités français offrent une formation de haute qualité : il y a un vent de panique sur le marché éducatif, qui a créé sa logique et sa rationalité propres. Les études en anglais sont associées à l’excellence alors que les études en français sont de plus en plus déclassées, du seul fait de cet engouement pour l’anglais.

 

 Si le préuniversitaire français n’est pas en train de s’écrouler purement et simplement, sur l’île de Montréal, c’est entre autres en vertu des limites physiques des briques et du béton. Il y a un frein immobilier à la demande : les cégeps anglais sont d’ores et déjà pleins à craquer et certains dépassent déjà allégrement leurs devis. Mais ce frein, bien sûr, est temporaire : il suffit de construire de nouveaux bâtiments. Ce qui est justement en voie d’être réalisé.

 

 

Solution

 

Un problème d’action collective ne peut être correctement résolu que par l’intervention de l’État. L’État doit modifier par en-haut la matrice des incitatifs et par conséquent, ce qui est rationnel pour les différents acteurs. Mancur Olson écrivait dans son ouvrage classique The Logic of Collective Action : Public Goods and the Theory of Groups : « À moins que le nombre d’individus ne soit assez petit, ou à moins qu’il n’y ait coercition ou un moyen spécial de faire agir les individus en vue de leur intérêt commun, des individus rationnels et égoïstes n’agiront pas en vue de celui-ci. »[5]

 

La dynamique linguistique dans le réseau collégial ne sera pas modifiée autrement. Il me semble évident que des mesures incitatives ne suffiraient pas. Mis à part le fait de payer les étudiants pour fréquenter le cégep français, quelle incitation pourrait en effet être assez forte pour contrecarrer la pression concurrentielle dont ils sont l’objet ? Quelle efficacité pourrait-on sérieusement attendre, par exemple, de campagnes de publicité dans les écoles secondaires vantant les mérites des études collégiales en français? Quand on pense au degré avancé d’assimilation linguistique des jeunes Québécois – révélé de manière éclatante par l’usage quasi exclusif de l’anglais dans les récentes manifestations antiracistes –, l’idée même a quelque chose de saugrenu. Or, que peut-on imaginer d’autre? Des crédits d’impôt pour les travailleurs qui auront choisi le cégep français?...

 

 L’histoire des politiques linguistiques du Québec le montre assez, seules les mesures coercitives ont eu un véritable effet sur la vitalité du français : pour l’essentiel, les clauses scolaires de la loi 101.[6] Le résultat des diverses mesures de francisation sur une base volontaire des immigrants ou de la langue de travail a en revanche été notoirement décevant.

 

 Un problème d’action collective ne peut pas, par définition, être réglé sur une base volontaire: autrement, ce ne serait justement pas un problème d’action collective.

 

 Reste donc à agir sur l’offre.

 

 Il existe en ce sens une solution mitoyenne: le contingentement des places dans les cégeps anglophones. Disons d’emblée que ce serait mieux que rien. Mais j’y vois deux problèmes rédhibitoires : tout d’abord, à supposer que « contingenter » signifierait « geler » et non « réduire » le nombre d’étudiants dans les cégeps anglophones, cela ne règlerait pas le problème de la fuite des cerveaux. Les capacités d’accueil des cégeps anglais sont déjà énormes, 40% des places sur l’île de Montréal (presque 50% dans le préuniversitaire): ceci, alors que la population anglophone ne constitue que 17.4% de la population métropolitaine. Le surplus est donc utilisé à fins d’anglicisation d’une partie déjà très significative de l’élite francophone et allophone. Il faudrait non seulement geler, mais réduire le nombre de places pour le ramener plus près de la proportion réelle d’anglophones sur l’île de Montréal. Mais comme le système collégial n’est soumis à aucun critère linguistique, cela ne ferait qu’exacerber, en créant une rareté artificielle, le prestige des études en anglais et pourrait mener à une situation pathologique, dans laquelle le réseau anglais serait réservé à la crème de la crème de toutes langues maternelles, et le réseau français au reste : en particulier, les anglophones moins qu’excellents se verraient éjectés de l’enseignement supérieur dans leur langue maternelle, ce qui commence d’ailleurs déjà à être le cas. Le cégep anglais pour l’élite, le cégep français pour la plèbe : est-ce bien ce que nous voulons ?

 

 Ensuite, le contingentement étant une mesure administrative, la chose resterait au bon vouloir du gouvernement en place. On imagine aisément que le PLQ, dont la communauté anglophone est la clientèle naturelle, de retour au pouvoir, ferait rapidement passer à la trappe un tel contingentement. Mais il ne pourrait pas disposer aussi facilement d’une modification en bonne et due forme de la loi.

 

 Reste donc, si vraiment nous voulons régler le problème, une seule solution viable à long terme : l’extension au collégial des clauses scolaires de la Charte de la langue française. Les concepteurs de la loi 101 ont commis une erreur historique en négligeant de l’étendre à ce niveau : ils croyaient – ce qui paraissait raisonnable à l’époque – que son application aux cycles primaire et secondaire suffirait aux fins de la francisation des jeunes issus de l’immigration ; ils ne se doutaient peut-être pas non plus du succès fulgurant que connaîtraient bientôt ces nouveaux « instituts » d’enseignement hybrides. Disons-le : on s’est trompé.[7]

 

 

Remettre la pâte à dents dans le tube

 

Certains considèrent que l’idée d’étendre la loi 101 au collégial est proprement impensable : à titre personnel, on m’a par exemple déjà accusé de proposer une mesure « populiste et totalitaire ». Rien de moins. Dans un éditorial étonnant, Robert Dutrisac, après avoir brossé un portrait catastrophique de la situation du réseau collégial français, écartait en une phrase brutale la meilleure solution au problème qu’il décrivait pourtant fort bien : « on ne peut pas remettre le dentifrice dans le tube. »[8] Quelle platitude fataliste! Les adversaires de la loi 101 ne disaient pas autre chose en 1977.

 

 Il est vrai que Le Devoir a en la matière une longue tradition: 10 ans plus tôt, soit très exactement au moment où la dynamique actuelle devenait un problème indéniable, son directeur de l’époque, Bernard Descôteaux, se prononçait contre l’extension de la loi 101 au collégial dans un éditorial intitulé « Une mesure prématurée ». Lui du moins avait un argument: « retirer un droit qui n’a jamais été remis en cause depuis l’adoption de la loi 101 […] constituerait une rupture avec la politique d’intégration douce des immigrants allophones pratiquée par le parti québécois. »[9]

 

 Nous y voilà. L’extension de la loi 101 au collégial poserait un problème de droit : ce qui présuppose, bien entendu, qu’il existerait, au Canada, un droit à l’enseignement public dans la langue de son choix. Or, ce n’est pas le cas. L’extension de la loi 101 au collégial serait inattaquable sur le plan juridique, toute « tour de Pise » que puisse être la Cour suprême : il faudrait, pour l’invalider, créer du nouveau droit très inventif.

 

 Que dit, en effet, la Charte canadienne des droits et libertés à ce sujet ? Absolument rien. Il n’y est nulle part question des niveaux postsecondaires. Quant à l’article 23, il restreint l’accès à l’école primaire et secondaire dans la langue de la minorité « sur les fonds publics » à des ayant-droit strictement définis. Le Québec a donc les mains libres pour étendre l’article 73 de la Charte de la langue française au niveau collégial, en respect des clauses de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés. Sauf exception prévue par la loi et la constitution, le droit canadien ne reconnaît ni aux francophones ni aux allophones un quelconque droit à l’enseignement, « sur les fonds publics », dans la langue de la minorité historique de la province du Québec. Il n’y en a évidemment pas davantage en droit international. La Cour suprême devrait donc inventer un critère entièrement nouveau pour justifier la non-applicabilité de l’article 73 de la Charte de la langue française au niveau collégial.[10]  

 

 L’extension de la loi 101 au collégial est l’une des rares portes qui nous soient encore ouvertes pour donner un peu d’oxygène au Québec français. Il faut en profiter. La charge de la démonstration n’est pas dans le camp de ceux qui veulent étendre la loi 101 au cégep, mais dans le camp de leurs opposants. Outre le fait que cela créerait du remous au niveau politique, on ne voit pas pour quelle raison le Québec devrait s’empêcher de prendre cette mesure nécessaire pour la vitalité, peut-être même la survie de la langue française.

 

 Il serait tout à fait légitime pour l’état québécois de déterminer dans quelle langue les citoyens peuvent accéder à l’enseignement supérieur public, c’est-à-dire subventionné par les contribuables. Certes, cela impliquerait une intervention étatique supplémentaire dans la vie des gens, mais la question est de savoir si une telle intervention serait justifiée. Or, non seulement serait-elle, à mon avis, justifiée, mais elle apparaît en outre nécessaire au bien-être collectif. Car il en va du statut de la langue commune du Québec. Offrir à tout un chacun, comme le fait le Québec actuellement, une éducation supérieure publique dans la langue de son choix, cela n’a rien à voir avec les droits individuels, c’est une largesse bien au-dessus de nos moyens culturels. Il faut d’ailleurs rappeler que si les individus ont des droits, ils ont aussi des devoirs et des responsabilités à l’égard du système de coopération sociale sans lequel ils ne pourraient absolument rien faire de ces droits. C’est une bizarrerie propre au Québec que nous ayons des doutes à cet égard. En Suisse et en Belgique, les petites nations fédérées ne doutent pas que la législation linguistique fasse partie des prérogatives de leur état. Si la peur de soulever l’ire de ceux et celles qui ne veulent pas comprendre les enjeux existentiels de la situation suffit à nous intimider, aussi bien raccrocher les patins tout de suite. Si les concepteurs de la loi 101 avaient écouté cette peur – qui était la même de leur temps –, il n’y aurait peut-être déjà plus de Québec français. Le fait est qu’il n’y a aucune bonne raison d’accepter passivement certains effets pervers de la dynamique linguistique actuelle, qui sont en train de saper l’un des fondements essentiels de notre vivre-ensemble.

 

 L’extension de la loi 101 au niveau collégial est, fondamentalement, une question de cohérence. Le français est la langue officielle du Québec. Ce qui se passe actuellement dans le réseau collégial (et ailleurs) est en parfaite contradiction avec la politique linguistique de l’État québécois, qui est de faire du français la langue commune. La mise en concurrence des étudiants et des collèges dans un libre marché de l’éducation supérieure fondé sur une division linguistique complètement inégalitaire mène à un problème d’action collective qui éloigne le réseau collégial français de l’une de ses tâches capitales, la protection, la transmission et la diffusion de la culture en français. Il faut donc ramener le réseau collégial à la raison. Seule la loi, ou l’État, est à même de le faire : les problèmes d’action collective ne se règlent pas par l’appel à la bonne volonté individuelle, puisqu’ils sont justement des problèmes de coordination des volontés individuelles.

 

 Si on laisse la situation pourrir plus longtemps, ce n’est pas seulement le système collégial qui faillira à sa mission. Ce sera aussi l’État québécois. Dans les conditions actuelles, refuser d’étendre la loi 101 au collégial revient à reconnaître qu’on a décidé, au plus haut niveau, d’abandonner la politique linguistique de l’État québécois, c’est-à-dire l’objectif de faire du français la langue commune du Québec.

 

 À cet égard, la passivité n’est plus possible. Comme disait le philosophe, ne pas choisir, c’est encore choisir : c’est choisir de ne pas choisir.

 

 

 

 

 



 

*Ce texte fait suite à un autre : Le cégep français : un sanctuaire menacé, paru récemment sur ce même site. Ici : http://www.revueargument.ca/article/2020-06-05/733-le-cegep-francais-un-sanctuaire-menace-12.html

 


[1] https://www.journaldemontreal.com/2020/06/10/relancer-leconomie-sans-fragiliser-la-langue-francaise-svp

[2] Qu’il faudrait probablement accompagner de l’inscription de leur identité française dans la loi, les règlements ou les lettres patentes des cégeps francophones, afin d’éviter que les directions n’anglicisent malgré tout leur «offre de services ».

[3] Un bon survol théorique est fait dans “The problems of collective action: a new approach”, de Katharina Holzinger, ici: https://www.econstor.eu/bitstream/10419/85085/1/2003-02_online.pdf

[4] Guillaume Rousseau présentait déjà une analyse de la situation par référence au dilemme du prisonnier dans son livre La nation à l’épreuve de l’immigration (Éditions du Renouveau Québécois, 2006). Je m’en inspire ici.

[5] Harvard University Press, 1965, p. 2. Ma traduction.

[6] On peut rajouter à cela la sélection d’une immigration francotrope.

[10] Considérant la nature jurisprudentielle de son processus décisionnel, elle serait mal placée pour le faire : dans un de ses derniers arrêts sur la question linguistique (Gosselin (tuteur de) c. P.G. du Québec, 2005, CSC 15), la Cour a rejeté explicitement la prétention de parents francophones québécois à l’effet que l’impossibilité pour leurs enfants de fréquenter l’école anglaise publique violait leur droit à l’égalité. Le droit à l’enseignement public dans la langue de la minorité « sur les fonds publics » est destiné aux minorités, a tranché la Cour. Elle écrit, en soulignant elle-même, que l’article 23 de la Charte canadienne « a pour objet la protection et l’épanouissement de la minorité linguistique dans chacune des provinces » (p.29). On ne voit pas sur quel fondement juridique la Cour pourrait s’appuyer pour décider que ce raisonnement ne vaut pas pour le niveau collégial. 

 

Crédit photo: Gouvernement du Québec (MEES)


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