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Critique de la genèse du renouveau pédagogique

Un texte de François Rochon
Thèmes : Éducation, Québec
Numéro : Argument 2020 - Exclusivité Web 2020

            La dernière grande réforme de l’éducation au Québec a maintenant plus de vingt ans. Issue des États généraux sur l’éducation qui se sont tenus en 1996, dont elle a considérablement modifié certains objectifs, cette réforme s’est implantée dans les écoles primaires à partir de 1999 et dans les écoles secondaires à compter de 2005. Complétée depuis l’année scolaire 2009-2010, elle imprime sa marque sur les cohortes d’étudiants qui font leur entrée au collégial depuis une dizaine d’années.

            Rappelons que le projet initial de réforme était de nature curriculaire. Il s’agissait notamment de redéfinir les programmes d’études de l’école primaire et secondaire en vue de rehausser la qualité de leurs différents contenus disciplinaires. Assez tôt, toutefois, la réforme du curriculum s’est transformée en une réforme pédagogique : la redéfinition des programmes d’études a été assujettie à l’adoption et à la mise en pratique d’une conception de l’éducation qui ne visait pas tant à repenser les contenus à enseigner qu’à renouveler les manières de le faire. D’où son appellation officielle, adoptée en 2005, de « renouveau pédagogique ».

            Dès lors, la réforme fut présentée, principalement par ses promoteurs et ses défenseurs, comme un changement majeur en éducation, qui révolutionnait les conceptions, les méthodes et les pratiques en matière d’enseignement, d’apprentissage et d’évaluation. Or il faut préciser que certaines idées dont elle s’inspire remontent bien avant la fin du XXe siècle. La réforme qui est toujours en cours, et qui suscite la controverse depuis son implantation, est le fruit d’une longue genèse qui s’est développée, tant sur le plan réflexif que pratique, sur plus d’un siècle. Comportant de multiples étapes, cette genèse trouverait même ses sources dans la conception moderne de l’enfance qui, selon l’historien Philippe Ariès, s’est constituée concurremment, à partir du XVIIe siècle, avec l’entreprise de scolarisation des enfants.

            En m’inspirant des travaux de Michel Foucault, je chercherai à montrer que la réforme, malgré les prétentions qu’on peut lui prêter, n’opère pas tant un changement de paradigme d’ordre épistémologique en éducation qu’une forme de syncrétisme théorique issu de quelques courants pédagogiques ainsi qu’une mise en application de certains préceptes propres à ces derniers. C’est en retraçant la genèse du renouveau pédagogique, même esquissée de façon succincte dans le cadre de cet article, qu’on pourra comprendre que la réforme s’inscrit davantage dans la longue histoire de l’école moderne qu’elle ne se trouve à en renouveler les assises.

 

Archéologie du renouveau pédagogique 

            Bien plus qu’une simple méthode, ce que Foucault entend par archéologie du savoir constitue un type d’analyse historique d’une portée toute nouvelle. En s’intéressant non aux savoirs pour en apprécier la scientificité dans les termes d’une simple conquête et d’un progrès continu, l’archéologie porte son attention sur le sol historique dans lequel les discours de savoir, qu’ils soient scientifiques ou non, prennent racine en s’attardant aux règles communes de constitution de ces discours. Ces règles, relatives à la formation de concepts, de thèmes, de stratégies d’argumentation et de positions d’énonciation, qui constituent la trame même des discours de savoir, élaborent ce que Foucault appelle une épistémè, c’est-à-dire une configuration discursive du savoir propre à une époque. En fait, l’analyse archéologique relève du vaste domaine de l’histoire des idées et des sciences à ceci près, cependant, qu’elle ne cherche pas à départager le vrai et le faux, à la manière d’une orthogénèse de la raison, mais à décrire le fonctionnement effectif d’un état donné des discours qui se constituent comme savoir.

            À ce titre, l’approche foucaldienne permet d’échapper à l’opposition stérile entre science et idéologie qui, depuis deux décennies, renvoie certains tenants et opposants du renouveau pédagogique à un dialogue de sourds. Aucune réforme de l’éducation n’est en soi scientifique pour la simple et bonne raison que l’éducation n’est pas tant un objet de science qu’un projet et une pratique de nature sociale relatifs au monde des valeurs. Inversement, la réforme en cours n’est pas davantage un simple système idéologique : quiconque réduirait celle-ci à un pur instrument de reproduction et de contrôle sociaux oblitérerait malencontreusement les fonctions d’émancipation et d’autonomie des individus et des peuples que l’école, même en dépit d’un programme pédagogique discutable, comporte également. De nature ni scientifique ni idéologique, le renouveau pédagogique, envisagé dans ses constituants discursifs, participe bien de ce que Foucault appelle le savoir – celui-ci, écrit-il, n’opère pas « seulement dans des démonstrations » de type scientifique, mais également « dans des fictions, dans des réflexions, dans des récits, dans des règlements institutionnels, dans des décisions politiques.[1] »

            On ne peut ici qu’esquisser les grandes lignes d’une archéologie du renouveau pédagogique. Celle-ci embrasse la période qui va de l’Émile de Jean-Jacques Rousseau, paru en 1762, jusqu’au développement récent des sciences cognitives qui ont pénétré la réflexion pédagogique, en passant notamment par le behaviorisme, le constructivisme de Jean Piaget, le socioconstructivisme de Lev Vygotsky et de ses épigones. En dépit de leurs différences de pensée, ce qui régit l’ensemble de ces courants pédagogiques sur le plan archéologique réside dans le fait que l’éducation est moins conçue comme une affaire de contenus disciplinaires, de connaissances et de culture à transmettre et à assimiler, que comme une affaire d’opérations mentales à exécuter, de comportements à prédire,  à analyser et à susciter, ainsi que d’activités intellectuelles à circonscrire dans leurs aspects aussi bien phylogénétiques qu’ontogénétiques. Plus qu’un sujet à qui l’on demande d’acquérir et de synthétiser différentes connaissances, l’élève est devenu l’objet de multiples discours de savoir, constitués en discipline sous le nom de sciences de l’éducation, qui établissent leur légitimité épistémique par le recours aux données de la psychologie du développement de l’enfant et de l’adolescent. Dans cette optique, l’élève n’est plus tant un individu qui apprend quelque chose du monde et de soi, qu’il ne connaît pas encore, qu’un individu dont on cherche à développer la personnalité au gré de ses besoins, de ses intérêts et de ses goûts.

            Pour peu qu’on examine le Programme de formation de l’école québécoise, qui est la mise en texte de la réforme, on se rend compte assez rapidement que l’un des principaux courants pédagogiques qui ont contribué à son élaboration théorique est le constructivisme. Ainsi les trois grandes visées éducatives du Programme, du préscolaire au secondaire en passant par le primaire, sont-elles énoncées comme suit : « Construction d’une vision du monde » que l’élève doit  élaborer de façon personnelle ; « Structuration de l’identité » de l’enfant et de l’adolescent afin de « développer son estime de soi et [de] s’affirmer comme personne, comme travailleur et comme citoyen » ; « Développement du pouvoir d’action » des jeunes dans le but de « s’ouvrir à d’autres dimensions de l’activité humaine et [d’]actualiser leur créativité dans tous les domaines[2] ». De façon très explicite, du reste, le Programme retient, parmi les courants pédagogiques qui ont marqué le XXe siècle, « le cognitivisme, le constructivisme et le socioconstructivisme » qui « offrent des points de vue particulièrement intéressants » pour fonder des « pratiques renouvelées » en matière d’enseignement et d’apprentissage[3].

            Je m’en tiendrai ici à faire trois séries de remarques relatives à l’argumentaire, à la thématique et à la conceptualisation qu’on retrouve dans différents types de discours liés à l’élaboration du renouveau pédagogique et à sa promotion.

            1. L’ancien et le nouveau. C’est un truisme de dire que, pour légitimer quelque nouveauté que ce soit, en particulier dans le domaine des idées, il faut que ce qui est présenté comme nouveau tranche avec ce qui se fait depuis un certain temps. On trouve peu, cependant, cet argumentaire polémiste dans le texte même du Programme de formation de l’école québécoise. Il y a bien le discrédit habituel portant sur « la transmission de connaissances à mémoriser », jugée insuffisante à « la formation de la pensée et [au] développement de compétences[4] » de l’élève, mais le Programme est rédigé de telle façon qu’il comporte très peu de références au type d’instruction qui a prévalu avant lui. En revanche, les promoteurs et les défenseurs du renouveau pédagogique l’ont présenté, dans des textes de facture très diverse, sous l’espèce d’un clivage entre deux types d’éducation si différents qu’ils sont tout simplement opposés. Dans un ouvrage essentiel mais trop peu considéré, au titre fort évocateur (Esprit, es-tu là ?), Anthony Cerqua et Clermont Gauthier retracent l’histoire de la constitution de la réforme, en analysant les textes universitaires et ministériels qui l’ont façonnée et accompagnée, depuis les États généraux de 1996 jusqu’aux ajustements apportés à la fin des années 2000. L’un des arguments retenus pour légitimer la réforme conçue comme renouveau pédagogique consiste dans l’usage de la notion de paradigme : ainsi lit-on dans la revue Virage, organe officiel de promotion de la réforme publié par le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport de 1997 à 2009, que « [l]e changement de paradigme de l’enseignement à [celui de] l’apprentissage est l’un de ces virages que devra effectuer le milieu de l’éducation.[5] » Relevant de l’histoire des sciences de la nature, la notion de paradigme telle qu’utilisée ici renvoie aux rapports concurrentiels qui s’établissent entre deux modèles théoriques dans la prise en compte de problématiques scientifiques ; aussi y a-t-il « révolution scientifique » lorsqu’un paradigme « réussit mieux » qu’un autre à « résoudre quelques problèmes que le groupe de spécialistes est arrivé à considérer comme aigus.[6] » Parler analogiquement de paradigme en éducation, qui n’a pourtant rien de commun avec le domaine des sciences de la nature, est une stratégie argumentative pour opposer deux modèles théoriques, ceux de l’enseignement et de l’apprentissage, afin de discréditer le premier et de légitimer le second. Or, il y a déjà longtemps que les pédagogies dites nouvelles recourent, de façon analogique ou non, au critère de scientificité pour établir leur légitimité et leur pertinence. Dans ses nombreux écrits, dont certains remontent aux années 1930, Jean Piaget n’a de cesse d’opposer deux ensembles de méthodes pédagogiques, les unes qualifiées de traditionnelles et les autres d’actives ; si les premières n’ont d’autres bien-fondés que l’autorité issue du passé et le conformisme institutionnel, les secondes, parmi lesquelles figure en tout premier lieu le constructivisme, « ne saurai[en]t que s’inspirer de l’histoire des sciences[7] », et parmi celles-ci la psychologie moderne de l’enfant. En outre retrouve-t-on, à la fin du XIXe siècle déjà, cette même idée que la psychologie considérée comme science doit fonder la pédagogie et le système d’éducation : « c’est aux progrès de cette science [la psychologie] qu’est suspendu l’avenir de l’éducation. Psychologie et pédagogie sont désormais deux termes inséparables, comme la conséquence et le principe.[8] » Hors de la psychologie, point de salut possible pour quiconque fait œuvre d’éducation ! 

            2. L’enfant comme ego autonome. Thème obligé et capital de toute réflexion pédagogique, l’enfance constitue une matière qui se révèle éminemment plastique dès lors qu’elle est traitée sous l’angle de l’éducation. Si la « découverte de l’enfance[9] » remonte aux XVIe et XVIIe siècles, selon la thèse célèbre de l’historien Philippe Ariès, il revient à Rousseau, avec la parution de l’Émile en 1762, d’avoir élaboré la première « véritable théorie de l’enfance[10] ». Distinguant cinq états ou stades de son développement, Rousseau a le mérite de considérer l’enfant en lui-même, et non comme un petit adulte en devenir, et d’en retracer l’évolution sur les plans physique, affectif (ou psychologique) et rationnel (ou cognitif). Déplorant qu’ « on ne conna[isse] point l’enfance » et qu’on « cherche toujours l’homme dans l’enfant, sans penser à ce qu’il est avant que d’être homme[11] », Rousseau institue l’enfant comme un sujet autonome dont l’éducation est déterminée par les différents besoins qui se manifestent et varient chez lui au fur et à mesure de son développement. À une instruction programmée, verbale, livresque, axée sur la transmission de connaissances et la mémorisation de celles-ci,    Rousseau oppose une éducation basée sur l’expérience, la découverte, le jeu, la nature et l’individualisme moral, dans laquelle on reconnaît assez facilement l’esprit du constructivisme pédagogique : « Qu’il [l’enfant] ne sache rien que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si jamais vous substituez dans son esprit l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus ; il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres.[12] » Du reste, Piaget, qui a été codirecteur de l’Institut Jean-Jean Rousseau à Genève dans les années 1930, a bien vu lui-même dans l’Émile « l’anticipation géniale des méthodes nouvelles d’éducation[13] ». À la manière du précepteur d’Émile, qui n’est nul autre que Jean-Jacques lui-même, l’enseignant du XXIe siècle aurait essentiellement un rôle d’accompagnement de l’élève ; tout en étant « un expert de sa discipline », il est surtout en classe « un expert de l’apprentissage » dont le travail ne consiste pas tant à transmettre des connaissances disciplinaires aux élèves qu’à amener ceux-ci à déterminer et à utiliser celles dont ils ont besoin dans une situation donnée : « L’enseignant aide ainsi ses élèves à devenir conscients de ce qu’ils savent et à l’expliciter clairement, à repérer leurs erreurs et à reconnaître par eux-mêmes ce qui leur fait défaut, de façon à pouvoir réguler avec autonomie leurs propre démarche d’apprentissage.[14] » Bien sûr, il y a une différence majeure entre la situation d’Émile et celle des élèves d’aujourd’hui : le premier a à sa disposition un éducateur tout entier dévoué à sa personne, alors que les seconds sont regroupés en classe sous la houlette d’un enseignant qui doit s’occuper de tous et de chacun. Or l’idée d’un enseignement personnalisé, attentif aux particularités de l’élève, se trouve reconfigurée dans le Programme de l’école québécoise sous les vocables de différenciation et de diversification pédagogiques. Celles-ci consacrent, autant que faire se peut, le principe de l’individualisme éducatif propre au préceptorat : d’une part, la différenciation pédagogique renvoie à la « diversité de parcours qualifiants qui incitent les élèves à personnaliser leur cheminement » scolaire ; d’autre part, la diversification pédagogique « désigne les aménagements organisationnels mis en place pour répondre aux caractéristiques individuelles des élèves.[15] » Au-delà de ces affirmations très générales, qui lient l’apprentissage à une forme d’égotisme éducatif, on cherchera en vain, dans les différents chapitres du Programme, une présentation des moyens concrets permettant d’appliquer ces notions de différenciation et de diversification pédagogiques. Comment fait-on, au juste, dans une classe de 25 à 30 élèves, pour respecter chacun de ceux-ci dans leur individualité ?

            3. Compétences et instrumentalité des connaissances. L’approche par compétences, pierre d’assise du renouveau pédagogique, constitue l’armature conceptuelle qui assure la domination et le triomphe de ce qu’on peut appeler le psychologisme inhérent au constructivisme. Issue du monde du travail, plus précisément du travail en industrie, pensée en termes d’efficacité et de rendement, l’approche par compétences appliquée au monde de l’éducation trouve ses sources dans un mouvement pédagogique né aux États-Unis dans les années 1960 sous le nom de Competency Based Education. Introduite au collégial en 1993, et progressivement au primaire et au secondaire à partir de 1999, cette approche transforme l’éducation, dominée par la notion d’apprentissage, en un vaste chantier de tâches comportementales et cognitives à accomplir. Ainsi lit-on dans le programme ministériel que « les compétences ne s’enseignent pas au sens traditionnel du terme ; c’est l’élève qui les développe.[16] » Plus que toutes autres, les compétences dites transversales consacrent la dimension essentiellement opératoire de l’apprentissage scolaire : comportant un verbe à l’infinitif, comme tout énoncé de compétence, elles consistent, pour le deuxième cycle du secondaire par exemple, à « mettre en œuvre sa pensée créatrice », à « actualiser son potentiel », à « coopérer » ou encore à « communiquer de façon appropriée ». Dans le cas plus précis du cours Éthique et culture religieuse, par exemple, la compétence disciplinaire principale est formulée ainsi : « Réfléchir sur soi, sur ses rapports avec les autres et avec l’environnement dans l’action et dans l’interaction ». Sans qu’il soit nécessaire d’en allonger la liste, on peut reconnaître trois aspects communs à toutes ces compétences : elles circonscrivent des activités scolaires qui ne comportent pas de contenu disciplinaire spécifique ; elles limitent la portée de ces activités à la dimension individuelle et subjective de l’élève ; elles amènent l’élève à se constituer lui-même comme objet principal de réflexion. Si les connaissances ne sont pas purement et simplement oblitérées ou éclipsées, comme certains critiques du renouveau pédagogique ont eu tendance à le dire de façon caricaturale, elles se trouvent néanmoins réduites à n’être que des outils a service des compétences qu’on demande à l’élève d’exercer : « les savoirs utiles à l’exercice d’une compétence sont ceux qui ont été construits par un élève intellectuellement actif, et l’étendue de la compétence dépend directement de la pertinence et de l’ampleur des savoirs qui l’alimentent.[17] » Les connaissances n’ont plus de valeur éducative en soi ; elles n’ont plus qu’une valeur utilitaire dans le cadre pédagogique de l’approche par compétences.

 

Généalogie du renouveau pédagogique 

            Par généalogie, type d’analyse qu’il emprunte partiellement à Nietzsche, Foucault considère que le savoir n’est pas la vérité, c’est-à-dire la simple adéquation entre un discours et une réalité, mais qu’il opère plutôt des jeux de vérité qui légitiment des formes de pouvoir tout autant que ces jeux se trouvent produits eux-mêmes par ces formes. Le savoir n’a rien d’une tour d’ivoire qui s’élèverait paisiblement vers des cieux épurés, pas plus que le pouvoir ne se résume qu’à de simples rapports de force en vue d’exercer une domination. Savoir et pouvoir sont étroitement intriqués ; et cette intrication constitue ce que Foucault appelle un dispositif, c’est-à-dire un « ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philanthropiques, bref : du dit aussi bien que du non-dit.[18] »

            La tâche du généalogiste consistant à prendre en compte les diverses modalités de ce dispositif, on peut répertorier un certain nombre d’instances qui ont joué ou jouent encore un rôle important dans la conception, l’implantation et l’application du renouveau pédagogique : départements universitaires de sciences de l’éducation, ministère de l’Éducation, programmes d’études et curriculums scolaires, organismes de consultation, publications spécialisées, directions d’écoles et de collèges, etc. Je m’en tiendrai ici à un seul exemple.

            Proposé par la Commission Parent, et créé en 1964 à titre d’organisme gouvernemental autonome défini comme « lieu privilégié de réflexion en vue du développement d’une vision globale de l’éducation », le Conseil supérieur de l’éducation (CSÉ) a consacré très peu de ses nombreux avis au renouveau pédagogique depuis son implantation en 1999. Et, fait plus étonnant encore, aucun de ces rares avis ne fait état des problèmes que celui-ci a connus et des critiques qu’il a suscitées jusqu’à maintenant. Publié en mai 2010, l’un de ces avis s’intitule : Regards renouvelés sur la transition entre le secondaire et le collégial. Sa publication précède de quelques mois l’entrée au collégial de la première cohorte d’étudiants de la réforme. Non seulement ne discute-t-il d’aucun problème ni d’aucune critique relative à celle-ci, qui est déjà en cours depuis déjà dix ans, mais l’avis engage l’ensemble des acteurs du réseau collégial, avec le concept d’ « arrimage des savoirs et des pratiques » entre le secondaire et le collégial, à adhérer aux principes du renouveau pédagogique. Ainsi la recommandation n° 4 presse-t-elle les « enseignantes et enseignants des collèges de s’informer des changements introduits par le renouveau pédagogique au secondaire et de forger, au sein des départements et des programmes, des consensus qui établissent la nature des changements à apporter au collégial en rapport avec les savoirs et les pratiques pédagogiques et d’évaluation.[19] » Plutôt que de marquer un temps d’arrêt, favorable à une véritable réflexion qui évalue les bons coups et les ratés de la réforme et en discute sérieusement les fondements et les fins, le CSÉ a pris nettement le parti de demander au réseau collégial de se plier à l’esprit de la réforme et de procéder à des changements qui soient congruents avec celle-ci. Du reste, on cherchera en vain dans la bibliographie et la webographie de cet avis, qui compte sept bonnes pages, une seule entrée qui présente un point de vue appréciatif ou même simplement analytique des présupposés pédagogiques discutables de la réforme et des difficultés que sa mise en application a générées au primaire et au secondaire.

            Le silence du CSÉ tranche par rapport à la multitude de textes d’opinions, d’analyses critiques, de remises en question que cette réforme suscite depuis ses débuts – tant chez des penseurs de l’éducation comme Normand Baillargeon, Gérald Boutin et Clermont Gauthier[20], pour ne donner que ces exemples, que dans la presse écrite. Or ce silence correspond à ce que Foucault appelle une procédure de « raréfaction du discours[21] », c’est-à-dire une forme de contrôle de ce qui est dit et écrit, puis retenu, redistribué, oblitéré ou interdit par diverses instances sociales. Aussi le Conseil se fait-il un agent du couplage savoir-pouvoir qui assure au renouveau pédagogique une légitimité épistémique et institutionnelle problématique, dans la mesure où le silence dans lequel il laisse un certain nombre de discours constitue une forme de partialité, alors qu’il est plus que temps qu’il fasse le point sur cette réforme en tenant compte des critiques dont elle a fait l’objet.

            Mais le couplage savoir-pouvoir n’opère pas seulement dans le champ des institutions. Fait également partie de ce couplage le concept foucaldien de « disciplinarisation » des individus : celle-ci consiste en l’intériorisation de normes sociales qui ont pour fonction d’assujettir des individus à des types de comportements, d’actions, de valeurs, de prises de parole auxquels ils doivent se conformer. Régissant diverses institutions, telles que l’asile, la prison, l’atelier, l’usine, l’hôpital, ces normes opèrent également à l’école, et ce, aussi bien maintenant qu’autrefois.

            Dans les programmes scolaires du renouveau pédagogique, la disciplinarisation des élèves repose notamment sur l’application de théories socioconstructivistes en matière d’apprentissage. Ces théories sont complémentaires de la pédagogie constructiviste issue de Piaget : non seulement l’enfant apprendrait-il en construisant lui-même ses connaissances, selon ses besoins et ses intérêts, mais cette construction serait également redevable des interactions sociales auxquelles il prend part en classe. En bref, toute connaissance serait déterminée à la fois par un sujet conçu comme ego psychologique et un groupe social qui joue le rôle d’une instance de normalisation du contenu, du mode et du rythme des apprentissages scolaires.  

            Plusieurs compétences s’inscrivent dans cette perspective socioconstructiviste. En français, l’élève doit « s’intégrer au milieu scolaire et à la société québécoise »; en « univers social », il doit « consolider l’exercice de sa citoyenneté à l’aide de l’histoire »; en éthique et culture religieuse, il doit « pratiquer le dialogue ». Ces compétences, et bien d’autres encore, induisent un ensemble de normes qui en balisent l’exercice. Aussi le socioconstructivisme inhérent au renouveau pédagogique constitue-t-il une forme particulièrement efficace de disciplinarisation dans un cadre scolaire : comme les élèves acquièrent ces compétences grâce à leurs interactions, et que l’enseignant n’a souvent plus qu’un rôle d’animateur, c’est dire qu’on laisse au groupe le pouvoir de déterminer les contenus d’apprentissage, la valeur et l’accréditation pédagogiques de ceux-ci, ainsi que la prérogative de discriminer les opinions, idées et conduites jugées acceptables ou non. Ainsi court-on le risque d’assujettir les élèves à l’obligation de chercher des consensus, à adopter des idées reçues, voire à se censurer par devoir ou désir de se conformer au groupe.

            De tous les cours que comporte le Programme de formation de l’école québécoise, c’est celui d’éthique et culture religieuse qui a été le plus critiqué et remis en question. L’actuel ministre de l’Éducation a annoncé son remplacement à l’automne 2022 par un nouveau cours portant entre autres sur l’éducation sexuelle, les médias numériques, la citoyenneté et le droit. Bien qu’un tel changement de matières soit appréciable, si ce nouveau cours est conçu selon le modèle pédagogique qui prévaut dans l’ensemble du programme − et absolument rien ne laisse présager le contraire −, le même dispositif de normalisation des apprentissages pourra exercer son emprise sur l’esprit des enfants. Du reste, qu’est-ce au juste qu’une éducation sexuelle transmise dans le cadre d’une pédagogie socioconstructiviste ? En fait, ce n’est pas tant la culture religieuse qui est problématique dans l’actuel programme ; la connaissance des religions, dans leurs dimensions historique, sociale et spirituelle, est sans doute indispensable, en particulier à notre époque. Ce qui pose problème, c’est bien la manière dont la religion est traitée : plutôt que d’être un véritable objet de connaissance, elle participe d’un type de pédagogie qui, sous le nom de compétence, cherche à induire chez les élèves des types de subjectivité qui soient congruents avec l’esprit religieux lui-même.

 

François Rochon enseigne la littérature au Cégep de Saint-Laurent depuis 1988.

 



[1] Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1969, p. 239.

[2] Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, Programme de formation de l’école québécoise. Enseignement secondaire, deuxième cycle, Québec, Gouvernement du Québec, 2007, p. 7-9.

[3] Ibid., p. 17.

[4] Ibid.

[5] Virage Express, vol. 3, n° 6. Cité par Anthony Cerqua et Clermont Gauthier, Esprit, es-tu là ? Une analyse du discours de la réforme de l’éducation au Québec, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010, p. 3.

[6] Thomas Khun, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, « Champs », n° 115, 1983 [1962 et 1970], p. 46.

[7] Jean Piaget, Où va l’éducation, Paris, Gallimard, « Folio essais », n° 104, 1988 [1948 et 1972], p. 25.

[8] G. Compayré, Histoire critique des doctrines de l’éducation en France depuis le seizième siècle, Paris, Hachette, 1883 ; cité dans Clermont Gauthier et Maurice Tardif (dir.), La pédagogie. Théories et pratiques de l’Antiquité à nos jours, 3e édition, Montréal, Gaëtan Morin éditeur, 2012, p. 99. Notons que le recours à la notion de science comme argument pour fonder un type de pédagogie est encore bien courant : dans une lettre intitulée « Une réforme qui n’en est plus une », un groupe de professeurs du département des sciences de l’éducation de l’Université du Québec à Trois-Rivières déplorait que des changements plutôt mineurs apportés à la réforme dénaturent celle-ci et constituent un recul par rapport aux « avancées » de la science en éducation [Le Devoir, 14 avril 2010, A9].

[9] Philippe Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Seuil, « Points Histoire », n° H20, 1975 [1960], p. 53.

[10] Clermont Gauthier et Maurice Tardif (dir), op. cit., p. 85.

[11] Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation, Paris, Flammarion, GF, n° 1428, 2000 [1762], p. 42.

[12] Ibid., p. 239-240.

[13] Jean Piaget, Psychologie et pédagogie, Paris, Gallimard, « Folio essais », n° 91, 1969 [1935], p. 190.

[14] Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, op.cit., p. 19.

[15] Ibid., p. 24.

[16] Ministère de l’Éducation, Programme de formation de l’école québécoise. Enseignement secondaire, premier cycle, Québec, Gouvernement du Québec, 2006, p. 13.

[17] Ibid., p. 9-10.

[18] Michel Foucault, « Le jeu de Michel Foucault », Dits et écrits, tome 3, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1984, p. 299.

[19] Conseil supérieur de l’éducation, Regards renouvelés sur la transition entre le secondaire et le collégial, Québec, Le Conseil, 2010, p. 94.

[20] Normand Baillargeon, qui a longtemps été professeur de sciences de l’éducation à l’UQAM, a publié en 2009 un recueil de textes, parus de 2004 à 2008, sous le titre Contre la réforme. La dérive idéologique du système d’éducation québécois aux Presses de l’Université de Montréal. Gérald Boutin, également professeur de sciences de l’éducation à l’UQAM, a publié en 2000, en collaboration avec Louise Julien, un ouvrage intitulé L’obsession des compétences. Son impact sur l’école et la formation des enseignants aux éditions Nouvelles. Clermont Gauthier, professeur de la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université Laval, a publié en 2005, en collaboration avec Steve Bissonnette et Mario Richard, un ouvrage intitulé Échec scolaire et réforme éducative. Quand les solutions proposées deviennent la source du problème aux Presses de l’Université Laval.

[21] Michel Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 28.

 

 

Crédit photo: Wikipédia (École de rang, à Saint-Fidèle, 1942)


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