Il y aurait tant à dire sur ce qui est maintenant devenu une affaire débordant largement le cadre de l’Université d’Ottawa. Si l’on met de côté le tumulte de certains discours polarisants, la déferlante de haine francophobe suscitée par la défense du principe de liberté d’expression par des professeurs francophones et la fureur déchaînée de certains militants radicaux sur les médias sociaux, quel est le fond de l’affaire ? Quel est le litige qui pousse tout le monde à devoir choisir son camp ? L’interdit de l’usage du mot « nègre » par les Blancs[3]; voilà ce qui est au cœur du scandale. Tentons de mieux saisir cet interdit et ce qui en découle.
Dans une entrevue radiophonique accordée le 21 octobre au journaliste Patrick Lagacé[4], l’humoriste et militant antiraciste Renzel Dashington a tenté d’expliquer le sens de la faute grave dont on accuse la professeure Verushka Lieutenant-Duval. Dans un ton posé, ce dernier a défendu l’idée qu’aucun contexte, aucune circonstance, aucune intention bienveillante ne sauraient justifier qu’une personne blanche use de ce mot, car les Blancs « doivent comprendre qu’ils ne comprendront jamais » la charge de violence symbolique que recèle un tel mot[5]. Ils ne pourront jamais « comprendre » ce qu’une personne noire peut ressentir lorsqu’elle entend ce mot. La blessure que provoque ce mot chez une personne noire est en fait essentiellement « incommunicable » aux personnes blanches[6]. Aussi, ce mot doit-il désormais être réservé à la seule parole noire, les Blancs n’ayant pas le droit de le prononcer[7].
Incommunicable, nous voilà au cœur de l’affaire. Comment comprendre que cette blessure, aussi profonde soit-elle, ne peut être communiquée à autrui ? Tentons deux manières d’éclairer la chose. Émettons l’hypothèse que cela provienne de la violence du traumatisme lui-même que provoque ce mot. Ainsi, à la manière de certaines victimes de graves traumatismes psychologiques – pensons aux Gueules cassées de la Première Guerre mondiale, aux victimes du génocide rwandais, ou même, aux populations soumises par exemple à la tyrannie du terrorisme islamiste de Daech en Syrie, par exemple – les personnes noires seraient incapables de communiquer le sentiment de blessure profonde qu’elles ressentent lorsqu’elles entendent le mot, et ce, peu importe les circonstances ou les contextes. On ne peut douter qu’un tel état soit celui qui puisse affecter certaines personnes victimes de graves chocs émotionnels, voire des groupes entiers d’individus ayant subi les mêmes traumatismes. Mais peut-on vraiment décréter que toutes les personnes ayant pour seule chose en partage, une même couleur de peau, en l’occurrence noire, soient privées de la capacité de communiquer cette douleur associée à l’esclavage ? Comment dès lors expliquer que certaines personnes noires refusent cet interdit, telles que, par exemple, l’écrivain Danny Laferrière[8], la chef du Parti libéral du Québec Dominique Anglade[9], la vice-présidente de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse Myrlande Pierre[10], l’animateur Normand Bratwaithe[11], le chroniqueur et animateur Boucar Diouf[12] l’ex-politicien Makka Koto[13], le professeur de philosophie Amadou Sadjo Barry[14] ou le président du Parti Québécois Dieudonné Ella Oyono[15]. En pointant cette contradiction, il ne s’agit point ici pour moi de minimiser la blessure profonde que peuvent ressentir les personnes noires lorsque ce mot est employé à leur encontre sous la forme d’une insulte. Comme personne blanche, je n’ai évidemment jamais été visé par ce mot et n’ai donc jamais pu ressentir le poids de cette insulte. Mais décréter que le traumatisme qu’il peut engendrer chez certaines personnes justifie son bannissement complet de la langue française, pour les seules personnes blanches au nom du fait qu’elles ne sauraient comprendre, me semble une posture intenable.
Prenons alors le problème à l’envers et formulons une autre hypothèse explicative. Et si cet état d’incommunicabilité trouvait son origine non pas de l’impossibilité de l’émetteur d’exprimer cette douleur, mais dans celle du récepteur de comprendre celle-ci ? Autrement dit, le problème trouverait-il plutôt sa source du côté des destinataires Blancs[16] ? N’est-ce pas justement ce qui se cache derrière l’idée largement répandue dans les mouvements antiracistes du « privilège blanc » ? La situation de dominants dans laquelle se trouvent les personnes de la « communauté blanche » dans la société, par rapport aux membres de la « communauté noire » [17], les empêcherait réellement de pouvoir comprendre la violence que recèle le racisme anti-noir.
Cette hypothèse explicative me semble en fait tout aussi irrecevable que la première. Nous entretenons tous, quelle que soit la couleur de notre peau – les personnes noires n’y faisant pas exception –, des préjugés, des biais, des stéréotypes, dont certains nuisent à une bonne compréhension du monde, parfois à l’expression d’une véritable empathie à l’égard des autres, notamment à l’égard de certains groupes marginalisés. À cela s’ajoutent des relations de pouvoir dans la société qui placent en effet des personnes ou des groupes de personnes dans des positions de domination par rapport à d’autres personnes ou d’autres groupes. Reconnaissons aussi que certains de ces rapports recoupent largement les lignes de partage entre couleurs de la peau. Certains préjugés sont plus tenaces que d’autres. Il est plus difficile de se défaire de certains biais, notamment pour les personnes avantagées par la structure sociale. Mais toutes les personnes blanches, quelles que soient leur bienveillance, leur ouverture à l’autre, leur place dans l’ordre de la société, sont-elles à ce point insensibles, incapables de raison ou d’empathie pour comprendre ? Décréter d’emblée que les Blancs ne pourront jamais comprendre ne nous apparaît pas comme une manière particulièrement efficace pour faire tomber les préjugés ou pour lutter contre les structures de domination ? Du racisme, de l’incompréhension, de l’insensibilité, du manque d’empathie, on trouve tout cela dans la société, chez certaines personnes blanches, de même que chez certaines personnes noires. Tout cela est condamnable. Mais est-ce une raison pour décréter que tous les Blancs sont incapables de compréhension ? Cela me semble une généralisation abusive. Comme le rappelait[18] le sociologue d’origine acadienne Joseph-Yvon Thériault, et pour ne prendre qu’un exemple pour illustrer ce qui pose problème avec une telle généralisation : « Dites à un Acadien dont les ancêtres ont été déportés et dont les parents ont vécu dans l’analphabétisme et la pauvreté et qui était méprisé par les anglophones qu’il fait désormais partie des « dominants », c’est difficile à intégrer dans son histoire. »
Le grand livre de l’histoire de l’humanité est malheureusement rempli de pages sombres remplies de guerres, de déportations, d’exterminations de masse, de pillages, de saccages, de destructions fanatiques, etc. L’aventure humaine est malheureusement traversée d’immenses souffrances individuelles et collectives. Et notre époque n’a assurément pas encore soignée toutes ces blessures. Mais à ma connaissance aucun traumatisme collectif ne s’était jamais jusqu’ici accompagné du sceau de l’incommunicabilité. Le chef d’œuvre Guernica de Picasso parvient à communiquer toute l’horreur vécue par les Basques durant la Guerre civile espagnole. C’est à travers le poème Évangeline de Henry H. Longfellow que l’humanité a pu prendre conscience du cauchemar vécu par les Acadiens lors de leur déportation. Il suffit de plonger dans le document Nuit et Brouillard d’Alain Resnais pour saisir toute l’horreur de l’entreprise concentrationnaire nazie et de cette folie génocidaire.
Contester l’interdit de l’usage du mot « nègre » ne constitue en rien une manière de diminuer l’horreur absolue qu’a pu être l’institution de l’esclavage en Amérique. Pas plus que cela n’est une manière de minimiser la blessure qui peut encore affliger les personnes noires à notre époque lorsque ce mot leur est lancé sous la forme d’une insulte, ni enfin, encore moins, refuser de voir la persistance à notre époque du racisme anti-noir. Mais, il me semble que toute personne blanche – ou toute personne, de quelque origine ethnique ou raciale que ce soit –, bien intentionnée, capable d’empathie et soucieuse de lutter contre toute forme d’injustice, est à même de « comprendre » la blessure engendrée par cette expérience traumatisante, car homo sum ; humani nihil a me alienum puto. C’est même cette expérience qui est au fondement de tout humanisme.
[1] « Je suis un homme et rien de ce qui est humain, ne m’est étranger. » Térence, Héauton timoroumenos (ou « Le Bourreau de soi-même »). Le sens de cette parole a quelque peu été ici détourné, en ce que lorsque Chrémès s’exprime ainsi dans cette pièce de théâtre, il désire seulement exprimer à son interlocuteur que ce qui se passe chez son voisin Ménédème, troublé par une affaire familiale, ne peut le laisser indifférent ou qu’il se soucie de son sort.
[2] Professeur, Collège militaire royal de Saint-Jean et membre du Comité de rédaction de la revue Argument.
[3] J’estime que le contexte du présent débat dans une revue d’idées m’autorise l’emploi nécessaire et « parcimonieux » de ce mot. Par ailleurs, je laisserai volontairement de côté ici la question de la distinction sémantique qui semble exister entre l’anglais et le français pour ce même mot. Forgé par l’expérience historique états-unienne de l’esclavage noir, le mot anglais – aussi bien dans son usage aux États-Unis, qu’au Canada anglais – aurait une charge négative beaucoup plus forte que le mot français. Même si la langue française condamne aujourd’hui l’usage péjoratif ou injurieux de ce mot, elle continue néanmoins d’en permettre son utilisation dans le discours public, dans son sens « neutre », dans certains contextes et sous certaines conditions. Une majorité de militants antiracistes francophones semblent toutefois faire fi de cette différence pourtant importante, appliquant la même condamnation du mot, peu importe la langue. Cette différence sémantique expliquerait probablement aussi pourquoi une majorité de Canadiens-anglais semblent aujourd’hui se ranger derrière une condamnation sans appel de la professeure Verushka Lieutenant-Duval et de tous ceux qui l’ont soutenue, et qu’à l’opposé, les Québécois, toute tendance politique confondue, semblent plutôt majoritairement dénoncer ce qui a, à leurs yeux, toute l’apparence d’un « dérapage important », pour reprendre les mots du premier ministre François Legault.
[4] Entrevue entendue à l’émission « Le Québec maintenant » à la station 98,5 FMl. On retrouve une partie de ces propos dans un billet signé par le même journaliste, « On choisi nos mots », La Presse, 24 octobre 2020 : https://www.lapresse.ca/actualites/2020-10-24/on-choisit-nos-mots.php
[5] Je laisserai volontairement de côté le réquisitoire qui accompagne généralement cet interdit dans le discours des militants antiracistes radicaux : les Blancs qui refusent ce point de vue sont nécessairement racistes et appuient donc nécessairement le racisme « systémique » anti-noir, voire le « suprémacisme blanc ». À une telle position, si radicale, la raison ne peut strictement rien opposer…
[6] Je suppose aussi aux Asiatiques ou aux Autochtones, mais laissons de côté cette question.
[7] Argumentaire repris dans l’éditorial du journal étudiant anglophone de l’Université d’Ottawa The Fulcrum le 12 octobre 2020 au titre on ne peut plus clair, « Don’t say the n-word if you’re not black » : https://thefulcrum.ca/opinions/editorial-dont-say-the-n-word-if-youre-not-black/?fbclid=IwAR1a60EpD0VLxAHxS9W0o0LrrNbjPdcMge3Iz7ES_lQ3uYfmwou5DBGJ-A8
[8] « Le mot “nègre”, il va dans n’importe quelle bouche », Blogue de Steve E. Fortin, Journal de Québec, 18 octobre 2020 : https://www.journaldequebec.com/2020/10/18/le-mot-negre-il-va-dans-nimporte-quelle-bouche.
[9] Point de presse de Mme Dominique Anglade, cheffe de l’opposition officielle, 20 octobre 2020 : http://www.assnat.qc.ca/fr/actualites-salle-presse/conferences-points-presse/ConferencePointPresse-65715.html?appelant=MC.
[10] « La vice-présidente de la CDPDJ préconise une utilisation parcimonieuse », Article de Marco Bélair-Cirino, Le Devoir, 22 octobre 2020 : https://www.ledevoir.com/politique/quebec/588210/mot-commencant-par-n-myrlande-pierre-preconise-une-utilisation-parcimonieuse.
[11] « Université d’Ottawa : Normand Brathwaite choqué », Reportage de Marie-Josée Roy, Journal de Montréal, 20 octobre 2020 : https://www.journaldemontreal.com/2020/10/20/universite-dottawa--normand-brathwaite-choque.
[12] « Histoires de couleurs et de nuances », Chronique de Boucar Diouf, La Presse, 24 octobre 2020 : https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2020-10-24/histoires-de-couleurs-et-de-nuances.php.
[13] « Vous avez-dis “Nègre”? », Journal de Montréal, 26 octobre 2020 : https://www.journaldemontreal.com/2020/10/26/vous-avez-dit-negre.
[14] « Sauver la lutte antiraciste », texte d’opinion, La Presse, 24 octobre 2020 : https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2020-10-24/utilisation-du-mot-commencant-par-n/sauver-la-lutte-antiraciste.php.
[15] « Laissons vivre les mots, n’effaçons pas l’histoire! », Texte de Dieudonné Ella Oyono, Huffington Post Québec, 23 octobre 2020 : https://quebec.huffingtonpost.ca/entry/laissons-vivre-mots-effacons-pas-histoire_qc_5f92fce9c5b63bc74ba63486.
[16] En développant ces deux hypothèses, mon intention n’est nullement de laisser entendre qu’il appartient uniquement aux personnes noires d’expliquer la charge de violence symbolique que recèle ce mot. Cette responsabilité est commune. Elle appartient à tous, aux Blancs compris.
[17] J’emploie ici volontairement les termes de « communauté blanche » et de « communauté noire » pour les strictes fins du développement de la présente hypothèse explicative, et non, en guise de reconnaissance de la validité scientifique de ces catégories qui tiennent davantage du langage militant que de la pensée scientifique.
[18] Reportage d’Émilie Dubreuil, « La controverse à l’Université d’Ottawa, nouveau chapitre des “deux solitudes”? » le 25 octobre 2020, sur le portail d’Ici-Radio-Canada : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1743975/racisme-controverse-universite-ottawa-emilie-dubreuil