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DE LA MALHONNÊTETÉ INTELLECTUELLE (cette forme élative de la mauvaise foi)

Un texte de Jean-Luc Gouin
Thèmes : Philosophie
Numéro : Argument 2020 - Exclusivité Web 2020

Malhonnêteté intellectuelle : « Utilisation déloyale ou pernicieuse d'arguments en vue d'une orientation particulière de la pensée. » (tlfi)  

  

« Je me vois plus fier de m’incliner devant les argu­ments de mon

adver­saire que de la victoire par sa faiblesse je remporte sur lui. »

Michel Eyquem de Montaigne, Essais, III, 8 


Voici d’abord ce que j'entends par malhonnêteté intellectuelle :

 

Viser, le plus souvent sous le couvert de notions réputées nobles (le vrai, le bien, la liberté, l’amour, le beau, le digne, à titre d’exemples), à affaiblir, inva­lider ou discré­diter, sinon terrasser, un adver­saire – au plan discursif – par des procédés et des méthodes qui relèvent en appa­rence de l'outil­lage probe de la pensée et de la réflexion : faits avérés, connais­sance réelle de l’ensemble des éléments du dossier en débat, logicité, démons­tration, écoute effec­tive du vis‑à‑vis (audi alteram partem) et, de manière plus géné­rale, volonté de vérité par distinc­tion de la volonté de domi­nation, voire d’assu­jet­tis­sement. C’est au nom de la raison même chercher sciem­ment – par oppo­sition à l’igno­rance (dans sa moda­lité intran­sitive) ou à l’erreur (commise de bonne foi) – à main­tenir ou promou­voir une thèse (opinion, juge­ment, point de vue…) dont on ne mécon­naît pas soi‑même les insuf­fi­sances et le carac­tère jésui­tique, ou tendan­cieux, voire la faus­seté, sinon l’inanité.

 

Il existe dans ce créneau de la tromperie intellec­tuelle deux types fonciers de « malhonnêtes », nulle­ment exclusifs l'un de l'autre au demeurant. D'abord, celui qui sait ou intui­tionne d'emblée que les assertions de son discours ne font pas le poids face aux arguments ou contre-arguments de l’objecteur, actuel ou potentiel (asthénie des thèses) ; ensuite, celui qui sait ou présume que son argu­men­taire ne sou­tiendra pas la confron­tation face à la puis­sance intel­lec­tive irriguant les posi­tions adverses (modicité intellec­tuelle). Devant cette alter­native l'« honnête homme » retour­nera à ses travaux avec l’espoir, dans certains cas, de revenir à la charge. Le moins honnête ira tout de même de l'avant en espérant que le plus grand nombre, à défaut de tous (si tant est qu’il s’adressât à plus d’une personne), n'y verra que du feu quant aux faiblesses rédhi­bi­toires de sa démarche.

 

 

Premier cas de figure :

Plan des idées (asthénie des thèses) 

 

L'individu cherchera à parvenir à un certain « équilibre », ou dosage, entre la puis­sance appa­rente de son verbe (exposé foison­nant, digres­sions et liens de tous ordres suscep­tibles d'égarer l'inter­locuteur, tech­ni­ques diverses de « séduction » et de « diversion », dont l’éloquence, une maîtrise supé­rieure de la langue, etc.), d’une part, et l'indi­gence du propos en son fond (rare­ment totale, plus souvent diffuse, ou ponc­tuelle), d’autre part. Quelque­fois (tantôt pour un temps, tantôt auprès d'une audience circons­crite ou plus ou moins captive) le doué de la contre­façon mentale parvient par ces ressorts à gagner l'assen­timent de son allocutaire par le biais d'asser­tions qui – quelque fausses, erronées ou chétives qu'elles fussent (voire malheu­reuses, ridicules sinon malsaines ou dange­reuses) – auront été présen­tées avec une superbe telle (fougue, convic­tion, humour, sophis­tique raffinée...) que celle‑ci aura pu en quelque sorte faire office d'intel­li­gence réelle des propo­sitions ou des idées en question. Les opinions du déba­teur auront alors réussi à investir l'esprit de l'audi­teur non tant par le filtre de la raison (la réflexion qui purifie la matière brute de ses scories) qu’à la manière d'un microbe ou d'un virus : à son insu. D'où les consé­quences pas toujours heu­reuses, on le devine, de ce type d'exer­cice (qui n’est somme toute autre chose que de l’esbroufe). En parti­culier auprès d’oreilles moins favo­risées à l’échelle cogni­tive, auprès des foules aussi et/ou, enfin, dans tout contexte spécia­lement émotif.

 

 

Second cas de figure :

Plan de l'argumentation (modicité intellectuelle)

 

« Ainsi la faiblesse de notre intel­ligence et la perversité de

notre volonté se soutien­nent mutuellement. » (A. Schopenhauer)

 

 

Ce cas, plus rare, moins familier, se révèle tout à la fois plus ondoyant et nette­ment plus risqué pour le prota­go­niste. Tout d’abord, il n’est pas dit que l’inap­titude plus ou moins marquée à présenter avec adresse ou brio un « dossier » signi­fiât du coup que celui‑ci ne tient pas la route sous l’angle des faits ou de la soli­dité intrin­sèque des thèses avancées. Reste toute­fois qu’à la lumière de ce handicap – ce vice dans la forme, pour ainsi dire – l’agent qui persiste dans ses inten­tions n’aura d’autre choix que de tabler sur la diversion afin de détourner le regard de l’alter de ses propres lacunes ; c’est-à‑dire, foca­liser l’atten­tion sur les carences – réelles, présu­mées ou inven­tées de toutes pièces – des thèses opposées. Ou diver­gentes. L’ennui c’est que voilà une tâche qui exige, pour s’avouer effi­cace pour la peine, une dexté­rité concep­tuelle dont l’indi­vidu, préci­sément, ne se voit point pourvu outre mesure. D’où l’éven­tua­lité de coups d’épée dans l’eau et de déra­pages divers suscep­tibles de se retourner tôt ou tard contre son auteur, alors piégé dans des manœu­vres pas toujours élégantes. Faute de jouer de finesse au plan de l’argu­men­tation, ne reste plus en effet qu’à miser sur des façons, disons, peu éclai­rées et certaine­ment contre-produc­tives à terme : excès de langage, restric­tion mentale, procès d’inten­tion, une cer­taine rudesse dans le phrasé et dans les pro­cédés rhéto­riques, affir­mations dou­teuses ou hors de propos, voire menson­gères, débor­de­ments de tous ordres, y com­pris, à l’occa­sion, l’attaque ad perso­nam, etc. C’est ici que l’on saisira dans toute son acuité le mot fameux de Friedrich Wilhelm Nietzsche – grand lecteur de Schopenhauer :

 

Celui qui sait défendre sa cause et qui en a cons­cience fait géné­ra­lement preuve d'un esprit conci­liant envers ses adver­saires. Mais croire que l'on a pour soi la bonne cause [à raison ou à tort] et savoir que l'on manque d'habi­leté pour la défendre, cela provo­que une haine féroce et impla­cable envers l'adver­saire de sa propre cause. Que chacun suppute d'après cela où il doit chercher ses pires ennemis. (Aurore, § 416)  

 

* * *

 

De quelque étiquette qu’elle ressortît – le plus souvent nous assis­tons à une pres­tation issue, dans des propor­tions variables, de la combi­naison ‘savante’ des deux « straté­gies » ci‑décrites sommai­rement – la personne de foi mau­vaise n’a cure, ou fort peu, des hautes valeurs dont elle se réclame volontiers, et d’ordi­naire avec force osten­tation. Celles‑ci lui sont toute­fois néces­saires à titre instru­mental dans l’élabo­ration de son plan d’« occu­pation » du terri­toire des idées par ses propres opinions. Opinions qu’elle sait irre­ce­vables en tout ou en partie (et regrou­pées sous le règne de ce que nous appel­lerons, au final, la doxa toxique), sans quoi, c’est entendu, la mauvaise foi s’avère­rait parfai­tement inutile.

 

 

C’est que l’on baigne ici dans le combat verbal à finir, où l’enjeu réside dans le triomphe ou l’échec des opinions. Nonob­stant, puis­que celles‑ci se voient réduites à prétextes, la qualité congé­niale ou l’enver­gure des idées (y compris, en « mode mineur », l’objec­tivité, le droit et l’honnê­teté…) dont ces opinions préten­dent s’ins­pirer. Pour le coup, lesdites notions « nobles » et univer­selles (ou large­ment parta­gées par la commu­nauté d’appar­te­nance) confec­tionnent le costume d’Arle­quin sous lequel le phraseur, alors masqué, avance d’un pas pesant. 

 

 

 

 

Jean-Luc Gouin. Auteur de formation philosophique. Son dernier ouvrage, publié simultanément aux PUL (Québec) et chez Hermann (Paris), en 2018, s’intitule : Hegel. De la Logophonie comme chant du signe

 

 

 

Crédit photo: Piet Mondrian, Composition XIV (1913) sur wikicommons


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