Malhonnêteté intellectuelle : « Utilisation déloyale ou pernicieuse d'arguments en vue d'une orientation particulière de la pensée. » (tlfi)
« Je me vois plus fier de m’incliner devant les arguments de mon
adversaire que de la victoire par sa faiblesse je remporte sur lui. »
Michel Eyquem de Montaigne, Essais, III, 8
Voici d’abord ce que j'entends par malhonnêteté intellectuelle :
Viser, le plus souvent sous le couvert de notions réputées nobles (le vrai, le bien, la liberté, l’amour, le beau, le digne, à titre d’exemples), à affaiblir, invalider ou discréditer, sinon terrasser, un adversaire – au plan discursif – par des procédés et des méthodes qui relèvent en apparence de l'outillage probe de la pensée et de la réflexion : faits avérés, connaissance réelle de l’ensemble des éléments du dossier en débat, logicité, démonstration, écoute effective du vis‑à‑vis (audi alteram partem) et, de manière plus générale, volonté de vérité par distinction de la volonté de domination, voire d’assujettissement. C’est au nom de la raison même chercher sciemment – par opposition à l’ignorance (dans sa modalité intransitive) ou à l’erreur (commise de bonne foi) – à maintenir ou promouvoir une thèse (opinion, jugement, point de vue…) dont on ne méconnaît pas soi‑même les insuffisances et le caractère jésuitique, ou tendancieux, voire la fausseté, sinon l’inanité.
Il existe dans ce créneau de la tromperie intellectuelle deux types fonciers de « malhonnêtes », nullement exclusifs l'un de l'autre au demeurant. D'abord, celui qui sait ou intuitionne d'emblée que les assertions de son discours ne font pas le poids face aux arguments ou contre-arguments de l’objecteur, actuel ou potentiel (asthénie des thèses) ; ensuite, celui qui sait ou présume que son argumentaire ne soutiendra pas la confrontation face à la puissance intellective irriguant les positions adverses (modicité intellectuelle). Devant cette alternative l'« honnête homme » retournera à ses travaux avec l’espoir, dans certains cas, de revenir à la charge. Le moins honnête ira tout de même de l'avant en espérant que le plus grand nombre, à défaut de tous (si tant est qu’il s’adressât à plus d’une personne), n'y verra que du feu quant aux faiblesses rédhibitoires de sa démarche.
• Premier cas de figure :
Plan des idées (asthénie des thèses)
L'individu cherchera à parvenir à un certain « équilibre », ou dosage, entre la puissance apparente de son verbe (exposé foisonnant, digressions et liens de tous ordres susceptibles d'égarer l'interlocuteur, techniques diverses de « séduction » et de « diversion », dont l’éloquence, une maîtrise supérieure de la langue, etc.), d’une part, et l'indigence du propos en son fond (rarement totale, plus souvent diffuse, ou ponctuelle), d’autre part. Quelquefois (tantôt pour un temps, tantôt auprès d'une audience circonscrite ou plus ou moins captive) le doué de la contrefaçon mentale parvient par ces ressorts à gagner l'assentiment de son allocutaire par le biais d'assertions qui – quelque fausses, erronées ou chétives qu'elles fussent (voire malheureuses, ridicules sinon malsaines ou dangereuses) – auront été présentées avec une superbe telle (fougue, conviction, humour, sophistique raffinée...) que celle‑ci aura pu en quelque sorte faire office d'intelligence réelle des propositions ou des idées en question. Les opinions du débateur auront alors réussi à investir l'esprit de l'auditeur non tant par le filtre de la raison (la réflexion qui purifie la matière brute de ses scories) qu’à la manière d'un microbe ou d'un virus : à son insu. D'où les conséquences pas toujours heureuses, on le devine, de ce type d'exercice (qui n’est somme toute autre chose que de l’esbroufe). En particulier auprès d’oreilles moins favorisées à l’échelle cognitive, auprès des foules aussi et/ou, enfin, dans tout contexte spécialement émotif.
• Second cas de figure :
Plan de l'argumentation (modicité intellectuelle)
« Ainsi la faiblesse de notre intelligence et la perversité de
notre volonté se soutiennent mutuellement. » (A. Schopenhauer)
Ce cas, plus rare, moins familier, se révèle tout à la fois plus ondoyant et nettement plus risqué pour le protagoniste. Tout d’abord, il n’est pas dit que l’inaptitude plus ou moins marquée à présenter avec adresse ou brio un « dossier » signifiât du coup que celui‑ci ne tient pas la route sous l’angle des faits ou de la solidité intrinsèque des thèses avancées. Reste toutefois qu’à la lumière de ce handicap – ce vice dans la forme, pour ainsi dire – l’agent qui persiste dans ses intentions n’aura d’autre choix que de tabler sur la diversion afin de détourner le regard de l’alter de ses propres lacunes ; c’est-à‑dire, focaliser l’attention sur les carences – réelles, présumées ou inventées de toutes pièces – des thèses opposées. Ou divergentes. L’ennui c’est que voilà une tâche qui exige, pour s’avouer efficace pour la peine, une dextérité conceptuelle dont l’individu, précisément, ne se voit point pourvu outre mesure. D’où l’éventualité de coups d’épée dans l’eau et de dérapages divers susceptibles de se retourner tôt ou tard contre son auteur, alors piégé dans des manœuvres pas toujours élégantes. Faute de jouer de finesse au plan de l’argumentation, ne reste plus en effet qu’à miser sur des façons, disons, peu éclairées et certainement contre-productives à terme : excès de langage, restriction mentale, procès d’intention, une certaine rudesse dans le phrasé et dans les procédés rhétoriques, affirmations douteuses ou hors de propos, voire mensongères, débordements de tous ordres, y compris, à l’occasion, l’attaque ad personam, etc. C’est ici que l’on saisira dans toute son acuité le mot fameux de Friedrich Wilhelm Nietzsche – grand lecteur de Schopenhauer :
Celui qui sait défendre sa cause et qui en a conscience fait généralement preuve d'un esprit conciliant envers ses adversaires. Mais croire que l'on a pour soi la bonne cause [à raison ou à tort] et savoir que l'on manque d'habileté pour la défendre, cela provoque une haine féroce et implacable envers l'adversaire de sa propre cause. Que chacun suppute d'après cela où il doit chercher ses pires ennemis. (Aurore, § 416)
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De quelque étiquette qu’elle ressortît – le plus souvent nous assistons à une prestation issue, dans des proportions variables, de la combinaison ‘savante’ des deux « stratégies » ci‑décrites sommairement – la personne de foi mauvaise n’a cure, ou fort peu, des hautes valeurs dont elle se réclame volontiers, et d’ordinaire avec force ostentation. Celles‑ci lui sont toutefois nécessaires à titre instrumental dans l’élaboration de son plan d’« occupation » du territoire des idées par ses propres opinions. Opinions qu’elle sait irrecevables en tout ou en partie (et regroupées sous le règne de ce que nous appellerons, au final, la doxa toxique), sans quoi, c’est entendu, la mauvaise foi s’avèrerait parfaitement inutile.
C’est que l’on baigne ici dans le combat verbal à finir, où l’enjeu réside dans le triomphe ou l’échec des opinions. Nonobstant, puisque celles‑ci se voient réduites à prétextes, la qualité congéniale ou l’envergure des idées (y compris, en « mode mineur », l’objectivité, le droit et l’honnêteté…) dont ces opinions prétendent s’inspirer. Pour le coup, lesdites notions « nobles » et universelles (ou largement partagées par la communauté d’appartenance) confectionnent le costume d’Arlequin sous lequel le phraseur, alors masqué, avance d’un pas pesant.
Jean-Luc Gouin. Auteur de formation philosophique. Son dernier ouvrage, publié simultanément aux PUL (Québec) et chez Hermann (Paris), en 2018, s’intitule : Hegel. De la Logophonie comme chant du signe.
Crédit photo: Piet Mondrian, Composition XIV (1913) sur wikicommons