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Réflexion sur l’Etat-nation et le nouvel Empire européen

Un texte de Esther Benfredj
Thèmes : Politique, Nation, Histoire
Numéro : Argument 2020 - Exclusivité Web 2020

Depuis la disparition de l’Empire romain, plusieurs entreprises politiques ont tenté de le rebâtir. Frédéric Barberousse, empereur du Saint-Empire romain germanique, s’est considéré l’héritier de l’Empire des Carolingiens et de l’Empire romain. Les Habsbourg, puis Napoléon, reprirent ensuite à leur compte cette ambition impériale. Avec son funeste IIIe Reich (3e Empire), Adolf Hitler a, lui aussi, voulu faire renaître l’idée d’empire, dans sa version la plus infernale. Puis, Jean Monnet et Robert Schuman ont investi cette mission civilisatrice au lendemain de la guerre lorsqu’ils ont créé la Communauté économique européenne (CEE), le nouvel Empire européen.

 

Si les Pères fondateurs de l’Europe, traumatisés par la monstruosité nazie, ont souhaité éviter la tyrannie d’un peuple sur les autres, l’Empire auquel ils ont donné naissance a progressivement instauré une « tyrannie des technocrates », déformant vraisemblablement leur vision plus idéale.

 

Contrairement à l’Etat dont les frontières n’ont pas ou prou vocation à s’étendre, l’Empire se caractérise principalement par une organisation bureaucratique centralisée, une volonté expansionniste et des peuples encadrés par une armature politique commune. Comme nous le savons, le IIIe Reich a donné naissance à un empire aux vélléités génocidaires et expansionnistes. Et c’est précisément à l’encontre de l’idée impériale (l’expansionnisme) qu’il aurait fallu inscrire la jeune Europe après la guerre, en bâtissant une Europe des nations. La coopération des nations, et non l’intégration de celles-ci au sein d’un empire, aurait été souhaitable. Mais les créateurs de la CEE, puis les technocrates de l’Union Européenne (UE), ont fait le choix de l’intégration.

 

Dans le cadre de la construction de cet Empire européen, il faut rappeler que Monnet et Schuman se sont inspirés du fonctionnalisme, un courant de pensée, né sous l’influence de l’universitaire David Mitrany et réputé pour sa profonde défiance à l’égard des États. Les théoriciens du fonctionnalisme considèrent les Etats incompétents pour répondre aux aspirations populaires. Ils proposent par conséquent d’ériger un système international qui repose sur des institutions destinées à transcender la souveraineté étatique. Le fonctionnalisme présente finalement une conception technocratique de la vie internationale dans laquelle des fonctionnaires internationaux se substituent, ni plus ni moins, aux instances nationales. 

 

Et c’est dans la parfaite continuité du fonctionnalisme que s’inscrivent les Accords de Schengen, en 1985 et 1990, puis le Traité de Maastricht, en 1992. Ce dernier a d’ailleurs fixé les conditions du passage à la monnaie unique et accéléré l’intégration juridique et politique des États membres au sein de l’Empire, que l’on devait désormais appeler Union européenne. Le traité de Maastricht, qui repose sur les grandes instances du triangle institutionnel (la Commission, le Conseil et le Parlement européen), a pour finalité d’amoindrir considérablement, sinon liquider, la souveraineté des Etats. Les parlements et les exécutifs nationaux ne peuvent plus légiférer souverainement.

 

Organisation d’intégration, l’UE dispose en effet de pouvoirs étendus qui atteignent directement les organes décisionnels nationaux comme les populations. Le pouvoir juridique européen primant sur celui des États, la démocratie s’est éloignée des peuples, souvent « frustrés » lorsque des règles s’imposent à eux de « l’extérieur » sur décison de technocrates fréquemment non élus et dont les gabegies sont malheureusement monnaie courante. 

 

On se souvient qu’après le net rejet par les nations française et néerlandaise du traité européen soumis à referendum en 2005, les gouvernements concernés le passèrent en force, faisant fi de la volonté populaire. En 2007, sous l’impulsion du président Nicolas Sarkozy, le Traité de Lisbonne, qui reprenait mot pour mot le traité rejeté, a été ainsi adopté par voie parlementaire. Il est entré en vigueur en 2009. Vox Populi, Vox Dei ?

 

La crise économique et politique que vivent actuellement les États membres de l’UE semble donner raison à Klaus Mann qui avait écrit au lendemain de la guerre dans son autobiographie, Le Tournant : « Les lois immanentes du génie européen interdisent l’uniformisation totale, l’unification du continent. Réduire l’Europe à un même dénominateur (…), c’est la tuer. »

 

Si cette pensée s’appliquait initialement au IIIe Reich, elle semble étonnamment actuelle.

  

En plus de la triste conjoncure économique et sanitaire que nous connaissons, il apparaît évident que, poussée à son paroxysme, l’intégration des Etats dans l’Empire suscite le mécontentement populaire. Doit-on alors s’étonner de l’essor de partis dits « populistes »? L’éclosion de ces mouvements n’est-elle justement pas l’un des fruits de l’amenuisement de la souveraineté des Etats? Car comment peut-on croire que des technocrates, souvent non élus, seraient plus aptes à gouverner que des gouvernements nationaux élus ?

 

L’air du temps étant à la dénationalisation, la souveraineté a mauvaise presse. Mais en quoi celle-ci serait-elle étrangère à la volonté populaire et à la démocratie? Depuis les Traités de Westphalie, en 1648, l’histoire a montré que l’État souverain a été le meilleur instrument d’adaptation des sociétés à leur environnement. Renforcer la souveraineté des Etats est alors un acte primordial si l’on veut que nos démocraties trouvent pleinement leur place sur la scène internationale. Le bien-être, l’avenir et le progrès des peuples, finalités premières à atteindre, en dépendent manifestement.

 

Pour l’heure, l’application de législations plus ou moins identiques aux membres de l’UE conduit inéluctablement à l’impuissance des instances européennes car il devient alors impossible de satisfaire les intérêts de chaque Etat membre. Et la capacité d’agir pour l’intérêt général, tant au niveau national que supra-national, s’en trouve menacée. Voilà de quoi donner raison à Stefan Zweig qui écrivait avec lucidité, dans son édifiante biographie Fouché, que « c’est toujours le croyant pur, l’être religieux et extatique, le réformateur brûlant d’améliorer le monde qui, avec les desseins les plus nobles, donne l’impulsion (…) aux maux que lui-même abomine. »

 

Esther Benfredj est l’auteur de l’essai Ismaël contre Israël (Desclee de Brouwer).

 

Crédit photo: drapeau de l'UE (wikisource)

 

  


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