Augmenter le texte Diminuer le texte

La bataille des cégeps pour gagner l’âme des jeunes Québécois et Québécoises

Un texte de André Burelle
Thèmes : Langue, Éducation, Québec
Numéro : Argument 2020 - Exclusivité Web 2020

J’ai lu avec sympathie l’article de Gabriel Anctil paru dans les pages du Devoir sous le titre Il faut replacer le français au cœur de la vie collégiale montréalaise. Pour pousser plus loin cette réflexion, j’aimerais simplement rappeler à quels obstacles risque de se heurter la réalisation de cet objectif indispensable à la survie à long terme du français dans la région du grand Montréal.

 

Le premier de ces obstacles est d’ordre historique et tient à la culture des deux solitudes qui a présidé à la création des premiers cégeps francophones et anglophones à Montréal. Le second est d’ordre légal et tient au fait que la Loi 101 n’a posé, en 1977, aucune condition d’accès particulière aux institutions postsecondaires, françaises ou anglaises, du Québec.

 

Une culture des deux solitudes

 

Lorsque j’entends aujourd’hui les cégeps francophones se plaindre d’être désertés par les jeunes Québécois au profit d’un Collège Dawson en pleine expansion, je ne peux m’empêcher de penser qu’ils ont eux-mêmes semé les germes de leur malheur. Car dès le départ, ils ont obstinément refusé d’admettre qu’un enseignement de l’anglais digne de ce nom était une nécessité et non pas un luxe pour leurs étudiants, dans un monde où l’anglais devenait de plus en plus la lingua franca des études supérieures, de la recherche et du commerce international.

 

À titre d’exemple, lors de la création du Cégep Bois-de-Boulogne, où j’ai occupé le poste de directeur du secteur des sciences humaines de 1968 à 1974, j’ai dû défendre avec obstination la nécessité d’enseigner un anglais de qualité à nos étudiants de langue française. C’était l’époque où bon nombre de professeurs et d’étudiants nationalistes à tout crin s’opposaient à tout apprentissage de l’anglais dans les cégeps francophones et militaient avec véhémence pour faire de McGill une université française. Afin de réserver une place minimum à l’anglais dans ce contexte hostile, la direction des études de Bois-de-Boulogne dut contraindre les étudiants à choisir entre divers « bouquets de cours complémentaires » où la psychologie, la sociologie et les sciences économiques servaient d’appâts pour sauver du chômage les professeurs d’anglais, comme les professeurs d’histoire, soit dit en passant.

 

Pour faciliter l’apprentissage de l’anglais par immersion et créer un pont culturel entre nos deux solitudes, j’ai suggéré à l’époque d’organiser pour nos étudiants des stages au sein du cégep anglophone Vanier, voisin du collège Bois-de-Boulogne. Une offre de stages équivalents était prévue pour les étudiants de Vanier désireux de vivre une immersion en français à Bois-de-Boulogne. Le syndicalisme débridé des « années 1960-70 » coupa vite les ailes à pareille initiative. On m’informe qu’il y a maintenant deux cours obligatoires d’anglais dans les cégeps francophones et que certains cours de science exigent la capacité de lire des textes en anglais. C’est déjà un progrès, mais l’enseignement reste basique et coupé de la vie. L’ajout de stages en milieu anglophone pourrait éventuellement pallier cette faiblesse et faire découvrir aux étudiants les différences de valeurs et de mentalité entre Québécois francophones et anglophones.

 

Une loi 101 mal comprise

 

Cela dit, il aura fallu l’adoption de la Loi 101 pour que s’installe une paix linguistique durable au Québec. Mais cette loi, qui civilisa la bataille du pot de fer anglophone contre le pot de terre francophone dans les écoles primaires et secondaires du Québec, passa sous silence le cas des cégeps et des universités.

 

Pour expliquer pourquoi la Loi 101 s’en est tenue à l’enseignement primaire et secondaire, il faut comprendre la vraie nature de la Charte de la langue française ainsi que les limites inhérentes à ce type de législation.

 

La vérité, jamais clairement expliquée aux Québécois, c’est que la Loi 101 repose sur un équilibre fragile et politiquement délicat entre les droits linguistiques de la majorité et ceux des minorités anglophone et allophone du Québec. Cette loi suppose, en effet, un renoncement de la part de la majorité francophone du Québec à son droit d’inscrire ses propres enfants à l’école anglaise, aux niveaux primaire et secondaire, pour enlever ce droit aux nouveaux immigrants qui, dans une proportion de 80 %, inscrivaient à l’époque leurs enfants dans les écoles de la minorité anglophone québécoise. Accorder ainsi aux immigrants les mêmes droits scolaires « bridés » que ceux reconnus à la majorité francophone était et demeure une façon raisonnable et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique de les empêcher de gagner les rangs de la minorité historique anglophone du Québec. Et cette règle est d’autant plus juste qu’en vertu de la Loi 101 la minorité anglophone historique du Québec est le seul groupe à jouir du libre choix entre l’école anglaise ou française.

 

La vérité est donc qu’en créant la Loi 101 le Québec a inventé une « morale pour petites nations » qui a fait école ailleurs dans le monde. Pour l’essentiel, cette morale permet aux petites nations enclavées d’imposer par la force de la loi aux immigrants qu’elles accueillent, des contraintes linguistiques et culturelles que les « grandes nations » leur imposent sans états d’âme en s’en remettant aux seules forces aveugles du marché et de la démographie.

 

Ce qui donne mauvaise presse à la Loi 101 dans le reste du Canada, c’est que les autres provinces, majoritairement anglophones, pratiquent sans l’avouer une politique du melting pot à l’américaine. Elles vivent sur un continent où dominent outrageusement la langue et la culture de la « grande nation américaine ». Elles n’ont donc qu’à laisser jouer les forces du marché pour angliciser leurs immigrants et ne comprennent pas qu’en les imitant le Québec signerait la mort du français dans le seul coin d’Amérique où cette langue est encore viable. C’est le professeur Kenneth McRae qui a le mieux décrit ce double standard canadien en matière de politique linguistique : What is hard to get across is that we get symmetry in Canada through unilingualism by law in Quebec and unilingualism by sociology elsewhere in Canada.

 

Reste que la Loi 101 repose comme la nation québécoise sur un référendum de tous les jours. Et si la conscience de la fragilité du français en contexte nord-américain faiblit chez les générations montantes, la Loi 101 périclitera et ne pourra plus contrer la domination écrasante de l’anglais devenue lingua franca des réseaux internet, de la science et du commerce.

 

Cela étant, les cégépiens entrent en moyenne au collège à 17 ans, et franchissent le seuil de l’âge adulte durant la seconde année de leurs études. C’est donc à de nouveaux adultes affranchis qu’il faut expliquer aujourd’hui plus que jamais la vraie nature de cette loi : 1) pour les inciter à en respecter au moins l’esprit dans les choix scolaires qu’ils ont à faire pour leurs études postsecondaires ; et 2) pour leur rappeler les restrictions au libre choix de la langue d’enseignement qu’ils auront à assumer à leur tour, comme parents, quand ils auront à inscrire leurs enfants aux seules écoles primaires et secondaires de langue française, comme le prescrit la Charte de la langue française.

 

Pour une génération gagnée à l’anglais par la pratique immersive des jeux vidéos, la fréquentation quotidienne de sites internet de langue anglaise, et l’offre pléthorique d’émissions américaines diffusées par le câble et les ondes hertziennes dans le grand Montréal, il n’y a rien d’étonnant au fait qu’elle accepte sans sourciller d’être servie en anglais dans les commerces de la métropole. Et rien ne sert de se montrer amer, car chaque génération est de son temps.

 

Pour autant, rien n’interdit au gouvernement Legault de créer la rareté plutôt que la surabondance des places disponibles dans un Cégep comme Dawson, dont 40 % de la clientèle est faite de francophones et d’allophones qui s’anglicisent en douce aux frais de l’État. Rien n’empêche surtout le gouvernement d’obliger les cégeps francophones à faire une place plus crédible dans leur curriculum à l’enseignement d’un anglais de qualité avec, au besoin, des stages d’immersion dans un cégep anglophone. Étendre carrément la Loi 101 au niveau postsecondaire n’enfreindrait pas, à mon avis, les droits de la minorité anglophone du Québec, mais cela demanderait un courage politique rare en ces temps où les droits de la majorité et les exigences du bien commun ont mauvaise presse, même chez les francophones du Québec.

 

Je souhaite en terminant sagesse et courage au gouvernement Legault qui nous promet pour bientôt un renforcement de la Loi 101 dans tous ses domaines d’application. Car se lamenter sans accoucher d’actions collectives courageuses et efficaces n’a plus vraiment sa place dans un Québec anglicisé par imprégnation et qui en prend de plus en plus conscience, même dans les rangs de la génération montante.


Téléchargement PDF

Retour en haut

LISTE D'ENVOI

En kiosque

Vol. 26 no.2
Printemps-Été 2024

Trouver UN TEXTE

» Par auteur
» Par thème
» Par numéro
» Par dossier
Favoris et partager

Articles les plus lus


» trouvez un article